Invité de la matinale de franceinfo, le député de la Somme François Ruffin, qui se prépare manifestement pour prendre la succession de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle de 2027, a appelé à ne pas fracturer la société en ouvrant le dossier de l'autodétermination de genre. Un argument habituellement utilisé par les conservateurs.
Celle-là, on ne l'avait pas vue venir. Invité ce jeudi 1er juin sur franceinfo, le député de la Somme François Ruffin, élu avec le soutien de la France insoumise (LFI), a été interrogé sur le bilan de Podemos, le parti espagnol de la gauche radicale, qui vient d'essuyer un revers électoral. "Certains électeurs ont considéré que Podemos, qui gouverne avec les socialistes, a mis en place des lois trop clivantes comme celle qui permet de changer librement de genre à 16 ans sans l'accord des parents en France. Est-ce que vous feriez la même chose en France ?", demande Marc Fauvelle. La réponse de l'élu n'est pas celle qu'on aurait pu attendre de la part d'un allié de la lutte pour les droits LGBTQI+…
À lire aussi : "Loi transgenre" votée en Espagne : une avancée historique, et un exemple à suivre
"Pour moi, le cœur du sujet c'est le travail, le partage de la richesse, la démocratie...", commence déjà François Ruffin, avant d'être relancé par le journaliste : "C'est pas les lois de société ?" Réponse manifestement embarrassée : "On a une société qui est profondément fracturée en France. (...) Dans ce climat de tension, d'épuisement des esprits, qu'est-ce qu'il faut ? Il faut de l'apaisement, de la stabilité, reconstruire des ponts et réparer les fractures. Dans ce cadre-là, on ne devra pas faire tout ce qui nous passe par la tête". Marc Fauvelle insiste : "Pas de GPA, de loi sur le genre ?". François Ruffin rappelle alors qu'il est défavorable à la GPA – une position déjà connue de la gauche radicale – et ajoute, sur la question initiale : "Ce n'est pas ça qu'on doit placer au cœur de notre projet. Il faut avancer avec précaution, avec sagesse".
Mesures sociétales : "Le cœur du sujet c’est le travail, le partage des richesses. Il faut de l’apaisement, dans ce cadre-là il ne faudra pas faire tout ce qui nous passe par la tête. Personnellement je ne suis pas pour la GPA", déclare François Ruffin, député LFI de la Somme pic.twitter.com/UtHRchm3j4
— franceinfo (@franceinfo) June 1, 2023
Faisant valoir que la société "avance avec des limites sur la reconnaissance de l'homosexualité", François Ruffin appelle ensuite la Nupes (groupe de l'Assemblée qui réunit les élus insoumis, communistes, écologistes et socialistes) à assouplir son discours sur les sujets de société : "La gauche doit rassurer, on doit parler à tout le pays, pas seulement parler à sa 'fanbase'. (…) Il y a des gens qui ne voteront pas pour vous mais ils ne sont pas obligés de vous considérer comme des adversaires nés, voilà. (…) À ceux-là, on n'impose pas une humiliation, on ne les méprise pas, on parle avec eux".
L'argument éculé de l'apaisement
Chez têtu·, on doit avouer qu'à l'heure du café matinal, on a manqué le recracher tant cet argumentaire fait écho à d'autres que nous connaissons par coeur… Sur ce dernier point d'une possible humiliation de la France conservatrice, un certain Emmanuel Macron avait déjà déclaré, en 2017 dans une interview à L'Obs : "C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut parler".
Il y a dix ans justement, lors du débat à l'Assemblée nationale sur le mariage pour tous, voici ce que déclarait le député-maire de Neuilly, Jean-Christophe Fromentin (UMP, devenu Les Républicains) : "Il n’était pas opportun de lancer aujourd’hui dans notre pays un débat qui divise les Français alors qu’il y a d’autres sujets stratégiques, d’avenir, pour la France (...) Vraiment, ce n’est pas le moment de créer un clivage aussi important et de jeter des centaines de milliers, voire des millions de personnes dans la rue". Et son camarade Hervé Mariton de relancer : "Vous avez fait le choix de fracturer le pays là où il fallait chercher les voies du vivre ensemble"...
On pourrait continuer pendant longtemps, tant cet argument a été repris ad nauseam par la droite réactionnaire pendant les éprouvants débats sur la loi Taubira. C'est d'ailleurs au nom de cette même idée que la PMA pour toutes a été retardée de dix ans après avoir été promise par François Hollande. "Je voulais marquer un temps d’apaisement", se repentait l'ancien président socialiste dans un entretien avec têtu· en 2021.
Ce raisonnement, qui flatte un certain "bon sens" conservateur, a d'ailleurs été repris par Marine Le Pen qui, dans son programme pour la présidentielle en 2022, prônait un "moratoire pendant trois ans" sur les sujets de société. "J'ai neuf millions de pauvres dont je dois m'occuper, j'ai 5,6 millions de chômeurs dont je dois m'occuper (...) La PMA sans père, ça concerne combien de personnes ? Quelques centaines", développait la candidate d'extrême droite alors même que les centres de PMA étaient déjà débordés par les demandes.
Jamais le bon moment pour les LGBT
On l'aura compris, "les problèmes plus importants de la France" ont toujours servi d'excuse aux conservateurs – ou aux dégonflés – pour justifier de ne pas ouvrir les dossiers dits "de société". Pour ces élus, les réformes permettant de faire avancer les droits des personnes LGBTQI+, ce sera pour quand on aura réglé le chômage, la guerre en Ukraine, les retraites, le réchauffement climatique, la crise des hôpitaux, les problèmes de l'école, de la justice, de la police, du logement, la réforme des institutions... Bref, ce n'est jamais le bon moment. C'est oublier ce que rappelait par exemple la députée socialiste Corinne Narassiguin lors des débats sur le mariage : "À chaque fois que des droits nouveaux sont accordés à une catégorie de la population, c’est la société tout entière qui s’en trouve renforcée".
La position de François Ruffin aujourd'hui est d'autant plus une régression que, lors de la séquence électorale de 2022, tous les programmes de gauche sauf celui du Force ouvrière promettaient la simplification du changement d'état civil pour les personnes trans. Et Jean-Luc Mélenchon s'était lui-même prononcé dans son interview à têtu·, au nom d'un "humanisme radical", pour une approche résolument progressiste des questions de genre : "Je pense qu'on est à un moment de l'histoire où il s'agit de construire un regard qui soit une ouverture radicale sur la liberté humaine d'auto-construction. Ces jeunes gens me semble être en train d'essayer rien de moins qu'une nouvelle condition humaine, non genrée ! Ce qui est inédit dans l'histoire de l'humanité ! Alors si on ne les regarde pas avec bienveillance et intérêt, on passera à côté d'un fait majeur dans la civilisation humaine". Un conseil que le leader de la France insoumise serait bien inspiré de rappeler à celui qui se place, de plus en plus, comme son possible successeur pour 2027.
Mise à jour le 2 juin à 16 heures - Ce vendredi 2 juin, François Ruffin a exprimé sur Twitter des regrets à propos de son passage dans la matinale de franceinfo. "Du Pacs au mariage pour tous, la société française a progressé sur les droits des personnes LGBT+. Elle est mûre pour le faire encore, pour combler les manques, j’en suis convaincu. Sur ce sujet, comme sur pas mal d’autres, en toute humilité, je dois progresser. En commençant, […] par des rencontres avec les premiers concernés, les premières concernées", écrit le député de la Somme. Il ajoute : "Les gens de notre pays aspirent à une vie digne et apaisée. Avec un travail, des loisirs accessibles, un logement décent, dans une planète vivable. Cet idéal n'exclut personne, sinon, il n'en est plus un."
Salut tout le monde,
Hier matin, dès ma sortie du plateau de France info, j'ai dit à mes collabs : « Ma réponse sur le genre, ça va pas. J’aurais dû rappeler des évidences. »— François Ruffin (@Francois_Ruffin) June 2, 2023
À lire aussi : Aux transphobes qui s'acharnent : oui, l'autodétermination est un épanouissement !
Crédit photo : capture d'écran franceinfo