Dans la droite ligne des sorties anti-LGBT d'Éric Zemmour, une tribune publiée par L'Express prétend dénoncer une "emprise de l'idéologie transgenre sur le corps des enfants". Un texte dopé aux contre-vérités d'une propagande réactionnaire qui, décidément, reprend du poil de la bête…
"Nous ne pouvons plus nous taire". Ainsi débute gravement, publiée sur le site de L'Express ce lundi 20 septembre, une tribune dans laquelle, annonce son chapeau, "une cinquantaine de psys, médecins et intellectuels dénoncent une 'emprise idéologique sur le corps des enfants' faite au nom de l'émancipation de 'l'enfant-transgenre'". Bigre… Forcément, chez têtu·, on a l'a lue. Et au départ, on doit bien vous l'avouer, on a cru à une blague tant le texte, pourtant placé sous le glorieux patronage d'un "observatoire des discours idéologiques sur l'enfant et l'adolescent", se vautre dans un gloubi-boulga idéologique qui le place, lui-même, au sommet d'un total bingo zemmourien qui aurait pu être drôle s'il n'avait pas été aussi grave.
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"Nous ne pouvons plus nous taire", nous disent donc les signataires emmenés par Élisabeth Badinter, Xavier Emmanuelli et Catherine Dolto, "sur ce qui [leur] apparaît comme une grave dérive commise au nom de l'émancipation de l''enfant-transgenre'". Nous ne sommes qu'à la première ligne et déjà, n'importe quel parent la lisant se trouve en alerte orange, qui vire au rouge deux lignes plus bas quand le texte explicite la menace pesant sur notre chère progéniture : "Un traitement médical à vie voire chirurgical (ablation des seins ou des testicules) sur des corps d'enfants ou d'adolescents". Là, on se pince. On se pince, et on grince sérieusement, car si les mutilations sexuelles imposées à des mineurs – puisque c'est la muleta agitée ici – sont un sujet sérieux, ce sont bien… les associations LGBTQI+ qui les combattent ! Ainsi, le Collectif Intersexes et Allié.e.s réclame, en vain jusqu'à présent, que la France interdise justement la mutilation des enfants intersexes, c'est-à-dire qui présentent des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas aux définitions traditionnelles des corps masculin ou féminin. Or, ce sont ces enfants qui subissent encore, et sans leur consentement éclairé puisqu'ils sont trop jeunes pour le donner, des opérations chirurgicales irréversibles destinées à les "normaliser". En revanche, aucun mineur transgenre n'a accès en France, ni dans les autres pays évoqués par le texte, à des opérations chirurgicales de réassignation sexuelle, réservées aux adultes qui la souhaitent (à toutes fins utiles, rappelons que toutes les personnes transgenres n'y ont pas recours, loin s'en faut), et ne l'obtiennent d'ailleurs qu'au terme d'un parcours médical rendu difficile par un corps médical souvent mal formé sur la question.
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Mis en jambe par cette première vérité sacrifiée sur l'autel de leur propagande, nos signataires ont ensuite les mains parfaitement libres pour brosser leur tableau noir d'une société éminemment dangereuse pour nos enfants. Rendez-vous compte, au paragraphe suivant : "Le gouvernement écossais a émis, depuis le 12 août, de nouvelles directives d'inclusion LGBT". Et le texte de menacer dans la foulée : "Ce qui se passe chez nos voisins pourrait très vite arriver en France"… Là, c'est doublement vrai : il s'agit d'un document intitulé "Soutenir les élèves transgenres dans les écoles", et notre ministère de l'Éducation en a promis une version française (accouchée dans la douleur). Sauf que dans la bouche de la tribune, cela donne : "Des enfants dès l'âge de l'entrée en primaire auront la possibilité de changer de nom d'usage et de sexe à l'école sans le consentement de leurs parents". En réalité, ledit document de 70 pages vise simplement à améliorer l'accueil scolaire des jeunes trans : prévention du harcèlement transphobe, mise en place de toilettes/vestiaires de genre neutre, emploi du prénom et des pronoms de genre souhaités par les élèves… Bref, de l'inclusion et de la liberté en actes.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Mais il faut dire que la liberté n'est pas du goût des signataires, qui vont jusqu'à sérieusement poser cette question : "En quoi ces droits à l'autodétermination seraient-ils un progrès épanouissant ?" Avant d'ajouter : "Comment en sommes-nous arrivés là ?". En effet, à nous de poser la question : comment en sommes-nous arrivés là, comment une philosophe éprise des Lumières et de féminisme, comment le cofondateur de Médecins sans frontières et fondateur du SAMU social de la ville de Paris, ont pu en arriver à poser avec la fille de Françoise Dolto, dans le journal cofondé par Françoise Giroud, la question de savoir si des droits à l'autodétermination seraient un progrès épanouissant ? Bienvenue en Absurdie…
La réponse sourd tout au long du texte qui, prétendant lutter contre des "discours mensongers relevant de l'idéologie", contre "la diffusion protéiforme de croyances", contre "une mystification contemporaine qu'il faut dénoncer vigoureusement car elle relève de l'embrigadement idéologique", tombe à pieds joints dans l'argumentation éculée des milieux réactionnaires et catholiques, les mêmes qu'on a vu défiler en 2013 contre le mariage pour tous, qui avant cela s'étaient opposés au Pacs, à la dépénalisation de l'homosexualité… Leur cible, toujours la même, "certaines associations LGBTQI+" dont le "dogmatisme" soumettrait "à la loi du silence" toute voix contraire. Leur argument, toujours le même, une biologie élevée au rang de sacré : "Des discours banalisés prétendent qu'on pourrait se passer du réel biologique, de la différence sexuelle entre hommes et femmes au profit de singularités choisies fondées sur les seuls 'ressentis'". Et la tribune de dénoncer – dans un kamoulox qui ne recule aucune outrance, allant jusqu'à invoquer Claude du Club des Cinq – un "rapt de l'enfance", "un des plus grands scandales sanitaire et éthique". N'en jetez plus, à ce niveau-là, on aurait presque envie de sauter dans un avion pour se réfugier dans la Hongrie de Viktor Orban…
Il s'agit bien d'une guerre idéologique
Alors, on pourrait continuer à débunker point par point les mensonges truffant cette tribune, nous l'avons déjà fait, et d'autres médias avec nous. Mais la vérité, justement, c'est qu'ils s'en fichent bien, de la vérité des faits. Et nous les rejoignons sur un point : il s'agit là en effet d'une guerre idéologique. Ce qui est mené ici, dans cette tribune comme dans le Figaro d'Eugénie Bastié, dans le Marianne de Natacha Polony, dans Valeurs actuelles, par les sorties répétées d'Éric Zemmour et La Manif pour tous, Civitas ou l'ancien pape Benoît XVI, c'est l'éternelle guerre des réac' contre toute revendication d'une liberté allant au-delà d'"un papa, une maman".
Or, la première "emprise" que subissent les enfants, et toutes les personnes LGBTQI+ le savent bien pour l'avoir chacune et chacun vécu dans leur chair, c'est celle de cette société qu'ils défendent et qui prétend nous corseter dans leur clichés indépassables : la dualité hommes/femmes, la binarité des corps et l'hétérosexualité comme norme. La "déstabilisation mentale" et, trop souvent, la "rupture avec la famille" que pointe encore cette tribune, elles viennent de nos difficultés à vivre en tant que gays, bi, lesbiennes, trans, non-binaires, intersexes dans cette société qu'ils défendent. Le "discours antisocial et accusateur", il nous est asséné par ces gens-là, à longueur de tribunes et de journaux. Dans cette guerre idéologique et face à cette propagande néo-réactionnaire, à nous de garder la tête haute en affirmant sans faillir notre idéal : oui, l'autodétermination est un épanouissement ! Et donc oui, nous défendons une liberté individuelle totale à vivre en accord avec soi-même. Enfin, non, mille fois non, nous ne nous tairons pas dans la séquence électorale qui s'ouvre, décidément, sous de bien mauvais auspices.
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