La mythique histoire d’amour entre Achille, héros de la guerre de Troie, et son compagnon d'armes, Patrocle, dépeinte dans l'Iliade d'Homère, a traversé les siècles, après de nombreuses réinterprétations. On vous en dit plus sur cette romance gay antique.
Leur relation a été analysée par des générations d’universitaires à des époques très différentes, et fait encore l’objet d’une fascination de nos jours, en témoigne le succès du hashtag #Patrochilles (contraction des deux prénoms) sur Instagram ou Twitter auprès des jeunes générations, ou la production de fanfictions et illustrations gays.
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Le guerrier invincible Achille et son plus cher ami, Patrocle, sont des personnages de la mythologie grecque au cœur de L'Iliade d’Homère. Cette épopée fondatrice de la littérature grecque antique retrace la fin de la guerre de Troie, qui aurait eu lieu entre -1344 et -1150 av. J-C. Parents lointains, Achille et Patrocle, qui ont grandi ensemble, combattent du côté des Achéens, menés par le roi Agamemnon, depuis près de dix ans. L’affaire prend une tournure personnelle quand Patrocle est tué par le prince troyen Hector. Sa mort déclenche alors la mythique colère d’Achille. Fou de douleur et prêt à tout pour venger Patrocle, Achille terrasse le prince meurtrier avant de traîner son corps derrière son char. Peu de temps après, le héros perd lui aussi la vie, atteint au talon par une flèche de Pâris, frère d’Hector, guidée par Apollon. Ses cendres sont alors réunies avec celles de Patrocle, comme ce dernier le lui avait demandé avant de mourir. “Achille, que mes ossements ne soient point séparés des tiens, mais qu'ils soient unis comme nous l'avons été dans tes demeures.”
Toute la fin de L'Iliade est consacrée au deuil impossible d’Achille, qui se coupe une mèche de cheveux pour rester lié à Patrocle dans la mort : “C'est au héros Patrocle que j'offre ma chevelure pour qu'il l'emporte.” Achille, qui gémit et se lamente autour du corps de son compagnon, ne trouve plus le sommeil : “Mais à quoi songe mon esprit ? Il gît auprès des nefs, mort, non pleuré, non enseveli, Patrocle, que je n'oublierai jamais tant que je vivrai, et que mes genoux remueront ! Même quand les morts oublieraient chez Hadès, moi je me souviendrai de mon cher compagnon.”
Achille, Patrocle, une même tente jusque dans la mort
Le texte de L’Illiade fourmille de preuves du lien profond qui unit Achille et Patrocle : les deux hommes partagent la même tente (même si chacun a une femme à ses côtés), Patrocle parle d’Achille comme de “son compagnon bien-aimé”,sans parler que les deux hommes prévoient de se retrouver jusque dans la mort ! Si “L’Iliade” ne fait pas mention explicitement de relations sexuelles entre les deux hommes, le texte laisse toutefois la porte ouverte aux interprétations.
Une porte où vont s’engouffrer de nombreux universitaires, et ce à différentes époques. Au IVe et Ve siècle av. J-C (soit plus de 400 ans après la composition de L’Illiade), les œuvres des Athéniens Eschyle, Platon, Pindare et Eschine décrivent Achille et Patrocle comme des amants. Durant l'Antiquité grecque, les hommes libres ont, seuls, la possibilité de jouir des deux sexes. L'attraction envers une "belle" personne, quelle que soit son genre, ainsi que le concept de pénétrant (l’homme adulte, libre, celui qui détient le pouvoir) et de pénétré (l’adolescent, l’esclave, la femme) sont alors seuls pris en compte. Ainsi, dans Les Chants cypriens, une autre épopée du Cycle troyen, Achille est frappé par la beauté de Troilus, un des princes de la ville.
Si l’époque de Platon est celle de la pédérastie – qui voyait un citoyen adulte (l’éraste) transmettre son savoir à un adolescent (l’éromène) avec qui il pouvait avoir des relations sexuelles –, Achille et Patrocle ne correspondent pas complètement à ce modèle (ils ont quasiment le même âge). Les interprétations des différents auteurs de cette période de l’Antiquité grecque n’ont toutefois aucun mal à imaginer que ces deux personnages aient pu être amants. A contrario, les chrétiens du Moyen-Âge effacent toute représentation homoérotique entre les deux guerriers et se concentrent sur leur lien d’amitié… platonique. La période de la Renaissance voit ensuite le sous-texte homosexuel refaire surface : dans la pièce de théâtre Troilus et Cressida de William Shakespeare (1609), Achille et Patrocle sont d'ailleurs considérés comme des amants.
L'Illiade, un poème sur l'amour d'Achille pour Patrocle
Durant la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, qui définit l’homosexualité (le terme apparaît en 1907 dans le dictionnaire Larousse), les artistes et intellectuels de l’époque se passionnent pour la mythologie grecque. Admirés pour leurs corps et leurs exploits guerriers, ces héros lointains, comme Damon et Pythias ou encore Oreste et Pylade, expriment aussi leurs tendres sentiments les uns envers les autres. L’amour qui unit Achille et Patrocle apparaît alors comme le modèle parfait d’une homosexualité positive. “Ce sont John Symonds puis Edward Carpenter, deux universitaires anglais, qui ont principalement théorisé à partir des années 1870 les relations entre hommes, au regard notamment d’Achille et Patrocle, et ancré par leurs écrits les deux héros dans une histoire de l’homosexualité. Pour Symonds, L’Illiade est un poème sur l’amour d’Achille pour Patrocle”, analyse Cyril Gendry, professeur agrégé de lettres classiques.
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Des autrices de l’époque, comme Colette ou Marguerite Yourcenar, font également référence au couple mythologique en tant qu’amants. De son côté, George Sand réagit vivement à ces théories homosexuelles dans “Histoire de ma vie” (1855) : "J’avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages !" L’autrice se fait ici le reflet d’une société généralement homophobe, en dehors d’un petit cercle d’universitaires et d’artistes gays ou sympathisants. Une centaine d’années plus tard, les interprétations varient à nouveau. En 1995, le réalisateur gay Barry Purves crée le superbe court-métrage anglais, Achilles, qui raconte en animation stop-motion l’histoire du guerrier avec une perspective gay. Nommé aux Baftas, il contient des scènes érotiques qui rendent compte de la sensualité de la période de l’Antiquité.
"Troie" et le conservatisme d'Hollywood
Quelques années plus tard, Hollywood impose une tout autre vision. En 2004, le péplum Troie, réalisé par Wolfgang Petersen, rend le guerrier blond hétérosexuel et viril, selon les codes de notre époque. La promotion du film s’axe sur le combat entre Hector (Eric Bana) et Achille (Brad Pitt) et l’histoire d’amour entre Hélène et Pâris. Patrocle (Garrett Hedlund) tient une place secondaire, tandis que l’histoire d’amour entre Achille et la captive Briseis (Rose Byrne) – personnage présent dans L’Iliade – est mise en avant. La puissance de frappe de l’industrie cinématographique hollywoodienne fait que, malgré la production d'œuvres contredisant cette interprétation, cette vision hétérosexuelle – véritable contre-sens historique au vu du fonctionnement de la société de la Grèce Antique - a influencé le grand public. Ce qui n’a pas empêché les fans LGBTQ+ de concocter leurs propres hommages avec des montages gays des rares scènes que partagent Brad Pitt et Garrett Hedlund.
En 2011, l’écrivaine anglaise Madeline Miller publie le roman “Le chant d’Achille”, qui devient un succès international. Elle adopte une perspective homosexuelle, et explique : “Il s’agissait d’une histoire d’amour au cœur de l’Iliade : l’amour d’Achille pour Patrocle. Mais lorsqu’on mentionne les deux personnages, on les qualifie généralement d’amis, de camarades de combat – dans le film Troie, on les présente même comme des cousins ! Alors que, dès l’Antiquité, beaucoup déjà considéraient qu’il s’agissait d’une relation amoureuse, ce qui était alors très commun entre deux hommes. Cela m’a beaucoup frustrée car je pense qu’il est difficile de comprendre l’Iliade sans prendre en compte le puissant amour d’Achille pour Patrocle, de quelque nature qu’il soit.”
Dans le sillage de Me Too et de la résurgence des luttes LGBTQI+, les références à la relation entre Achille et Patrocle de cette dernière décennie tiennent généralement compte de sa charge homosexuelle. La série anglaise “Troie : La Chute d'une cité” (2018) les présente d'ailleurs comme un couple queer. Dans une scène de l’épisode 4, Achille (David Gyasi) et Patrocle (Lemogang Tsipa) se battent sur la plage, puis finissent par s’embrasser, avant de rejoindre Briséis qui les observait de loin, et d’entamer des relations sexuelles à trois. Sorti en 2020, le jeu vidéo Hades contient quant à lui une quête secondaire dans laquelle il faut réconcilier le couple mythologique, et leur rappeler leur amour passé pour qu’ils vivent heureux dans les Enfers. Près de 3000 ans après leur apparition dans L’Illiade, l’amour d’Achille et de Patrocle continue de nourrir nos imaginaires queer.
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