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Queer coded"Le Cercle des poètes (gays) disparus", allégorie sur le coming out

Par Marion Olité le 07/06/2023
"Le cercle des poètes disparus", allégorie gay

Nombre d'ados gays l'ont perçu, plus ou moins consciemment, en découvrant le fameux Cercle des poètes disparus : le film sorti en 1989, avec Robin Williams et Ethan Hawke, n'est pas qu'une incitation au Carpe diem mais aussi à l'affirmation de soi, notamment face au père et au système hétéropatriarcal des années 50.

"Lorsque vous lisez, ne considérez pas seulement ce que pense l'auteur, considérez aussi ce que vous pensez." Ce conseil de John Keating à ses élèves condense à lui seul pourquoi Le Cercle des poètes disparus est une oeuvre qui invite à une lecture queer. Sorti en 1989, le film du réalisateur australien Peter Weir (à qui l'ont doit aussi The Truman Show) suit le quotidien, à la fin des années 50, d’un groupe d’adolescents à la prestigieuse académie de Welton, destinée à former l’élite masculine américaine de demain.

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Dans la première scène, professeurs, parents et élèves sont réunis dans une église. Les garçons défilent en rang d’oignons avec la devise de l’académie sur leurs drapeaux : "Tradition, honneur, discipline, excellence". Tout un programme ! Un nouvel élève timide, Todd Anderson (Ethan Hawke) fait la connaissance de Neil Perry (Robert Sean Leonard), son colocataire, tandis que le directeur présente à l’assemblée John Keating, le nouveau professeur de lettres. Interprété par Robin Williams, ce dernier développe une méthode d’enseignement peu orthodoxe : il demande à ses élèves de déchirer une introduction pompeuse à la poésie ou monte sur son bureau pour illustrer l’expérience des différences de perspective. Keating encourage ses élèves à penser par eux-mêmes, à défier le conformisme et à saisir l’instant présent (le fameux "Carpe diem", ou "cueille le jour présent" en latin)). Bientôt, un groupe d’adolescents, dont Neil et Todd, découvre que le prof, ancien élève de Welton, avait fondé un mystérieux "cercle des poètes disparus". Ce groupe d’esprits libres se réunissait en secret pour déclamer des poèmes et deviser sur l’art et la beauté. Ils décident alors de le reformer.  

Le message du Cercle des poètes disparus (Dead Poets Society en VO) est universel, mais cette ode à la non-conformité résonne en particulier avec les problématiques queers. Ce récit de passage à l’âge adulte peut ainsi être lu comme une métaphore de l’impossible coming out, à une époque d’une rigidité absolue des rôles genrés. Or, Todd, Neil et leurs amis sont à la recherche de leur identité profonde. Et quand cette identité déplaît à vos parents, et défie la norme obligatoire de l'hétéropatriarcat, l’affirmer devient un combat douloureux. 

Neil Perry, personnage codifié gay

Le personnage de Neil Perry, codifié gay, symbolise toute cette lutte contre la société mais aussi contre soi-même. On parle d’une époque où l’homosexualité était bien plus refoulée qu'assumée. Sensible et exalté, Neil plie sous le poids des attentes paternelles. Son père a décidé qu’il intègrerait Harvard pour devenir médecin. Au contact du professeur Keating et de ses méthodes d’apprentissage qui reposent sur l’expression corporelle et la performance, Neil s’épanouit et développe une passion pour le théâtre. En cachette de son père, il obtient le rôle du lutin Puck dans la pièce Le Songe d'une nuit d'été, qui se passe en bonne partie au sein d’une forêt féérique. Des fées, du théâtre, de la poésie, aucun intérêt pour la gente féminine… Les indices s’accumulent pour faire de Neil un personnage gay, sur le point d’effectuer son coming out. 

Évidemment, tous les hommes gays ne sont pas des amateurs de poésie et de théâtre, mais historiquement, ces moyens d’expression artistique parlent à la communauté. Le théâtre, une pratique dont il devrait avoir honte selon son père, symbolise alors l’homosexualité de Neil. Après son spectacle, le jeune homme est plus épanoui que jamais. Il a trouvé sa tribu et a pu exprimer son identité profonde. Mais à la fin de la représentation, il est ramené de force chez lui. Furieux, son père a décidé de l’envoyer dans une école militaire pendant dix ans : il est évident qu’il souhaite ainsi viriliser son fils, pour le faire entrer de force dans les codes binaires strictes des années 50, l'époque du retour des hommes dans les foyers après la Seconde Guerre mondiale. C’est ce modèle de masculinité traditionnelle dont nous avons hérité.   

Plusieurs fois durant le film, Neil tente de s’affirmer auprès de son géniteur, mais il est écrasé par l’autorité patriarcale répressive. Au professeur Keating, il confie son sentiment : "Je suis piégé". Lors de sa dernière confrontation avec son père, cette fois Neil s’énerve et tente de s'affirmer. "C’est encore cette histoire de théâtre ? Oublie-ça", intime M. Perry. L’adolescent réplique : "Je dois te dire ce que je ressens !". Son père lui demande alors, d'un ton hostile : "Quoi, tu ressens quoi ?". Après une longue pause et un regard qui en dit long sur les méthodes de silenciation auxquelles Neil se heurte depuis son enfance, il abdique et répond, les larmes aux yeux : "Rien". Mr. Perry se comporte comme un père terrifié par la différence de son fils. On comprend que dans cette scène poignante se joue autre chose que la passion de Neil pour le théâtre. M. Perry ne détruit pas seulement les rêves de gloire de son fils pour assouvir les siens par procuration, il détruit au passage son identité. Désespéré, Neil met fin à ses jours quelques heures plus tard, dans le bureau de son père, avec le pistolet de celui-ci. Cette issue tragique illustre les dangers de l’intolérance et des injonctions à s'intégrer à tout prix dans une société hétéronormative. Or si le risque de suicide chez les jeunes LGBTQI+ est sensiblement plus important que dans le reste de la population, l’une des premières raisons en est l’homophobie familiale. C’est bien celle de son père qui a tué Neil. 

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Neil (Robert Sean Leonard) et Todd (Ethan Hawke)

Le cercle des poètes gays disparus

À l’annonce de la mort de son ami, Todd vomit, pleure et court dans la neige, désespéré. Il n’aurait pas réagi autrement si cette disparition avait été celle de son amant. Les autres amis de Neil, qui le connaissent depuis plus longtemps que Todd, essuient quelques larmes mais ne réagissent pas de façon aussi intense. Garçon introverti et angoissé, également pressurisé par ses parents, Todd représente un autre volet de l’homosexualité refoulée. Il admire le charisme et l’assurance de Neil, qui ne rentre dans le placard que face à son père. Todd, lui, a du mal à s’exprimer en toutes circonstances. "Je ne suis pas comme toi !", lance-t-il à Neil lors d’une conversation sur le fait qu’il n’arrive pas à prendre la parole en public. On peut déceler chez Todd une forme d’homophobie intériorisée. Dans la même scène, les deux adolescents se taquinent et sautent sur leur lit en se courant après : "Je suis poursuivi par Walt Whitman !", s'écrie Neil, en référence au grand poète américain du 19e siècle dont les penchants homosexuels, qu’il tentait de réprimer, s’exprimaient dans ses écrits. Le film multiplie d'ailleurs les références à Whitman, notamment au fameux poème "O Captain ! My Captain !", qui donne son surnom au professeur Keating. 

À travers sa relation avec Neil, mais aussi grâce à l’enseignant bienveillant, Todd sort peu à peu de sa coquille. Dans une très belle scène, son professeur encourage le jeune homme à dépasser sa peur de prendre la parole en classe. L’adolescent finit par improviser un poème qui dévoile son talent. En 1999, dans la série Dawson, le personnage de Jack McPhee réalisera lui aussi son homosexualité en écrivant pour la première fois un poème que son prof de lettres antipathique et cruel, M. Peterson – antithèse de Keating – l’oblige à lire devant tout le monde. Cette scène fait écho à celle du Cercle des poètes disparus. On ne peut cacher ses véritables sentiments dans la pratique poétique, qui consiste justement à exposer son âme et révéler la vérité. 

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Le professeur Keating, qui passe son temps à siffler du Tchaïkovsky, compositeur russe dont le pays a longtemps caché l'homosexualité, et à citer Whitman à tout bout de champ, représente in fine un mentor gay face à ces bébés queers. Il forme lui-même un lien amical particulier avec un autre professeur. À une époque où vivre son homosexualité au grand jour était inenvisageable, ces liens homosociaux – déclamer de la poésie ensemble, se courir après pour se toucher – sont un moyen de se rapprocher physiquement ou affectivement de l’objet de son désir.  

Désigné par M. Perry et l’université comme celui qui a "corrompu" les esprits des adolescents qui lui sont confiés, et indirectement conduit au suicide de Neil, Keating est viré sans ménagement de l’université. Blâmer l’anti-conformiste est beaucoup plus simple que regarder en face sa propre responsabilité. Dans une société patriarcale, la faute ne retombera jamais sur le patriarche oppressif. Malgré son dénouement tragique, le film s’achève sur une note d’espoir. Alors que Keating quitte la classe, Todd monte sur son bureau, bientôt suivi d’une grande partie de ses camarades, pour lancer un dernier adieu : "O Captain! My Captain!". Le Cercle des poètes disparus est une ode à la liberté de penser et de vivre selon ses propres désirs. Et cette leçon, on a bon espoir que Todd l’ait emportée avec lui dans sa vie d’adulte. 

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Crédits photos : Warner Bros