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magazineLGB jamais sans le T : l'histoire des luttes trans en France

Par Tal Madesta le 28/06/2024
Marche Exitrans 2017 à Paris, pour les droits des personnes trans et intersexes.

[Cet article est issu du dossier spécial "Fier-T" du têtu· de l'été, disponible en kiosques ou sur abonnement] Les personnes trans ont longtemps lutté seules ou dans des collectifs de soutien communautaire confidentiels, avant qu’une unité de combat se forme dans le sigle LGBT et donne plus d’ampleur à une revendication commune : celle du droit à l'autodétermination et à la libre disposition de son corps.

Les personnes trans ont été de tous les combats pour les droits LGBTQI+, et souvent en tête. On garde ainsi l’image d’Épinal de Masha P. Johnson lançant la première brique lors des émeutes de Stonewall, à New York, en 1969. Pour autant, l’histoire trans, en France, est d’abord faite de trajectoires individuelles. Peu à peu apparaissent des espaces de soutien communautaire et de rares organisations revendicatrices, mais les débuts sont lents et laborieux.

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Il est difficile de retracer avec exactitude leur présence dans les documents historiques : la notion de transidentité n’existe alors pas telle qu’on la connaît aujourd’hui. “Les catégorisations actuelles ne sont pas opérantes en fonction de l’époque, relève Morgane Vanehuin, archiviste chez Aides. Dans les archives, on parle de transformistes – des hommes qui s’habillent en femmes le soir –, de travestis – des personnes transféminines hormonées qui vivent en tant que femmes –, et de transsexuels [au masculin] – des personnes qui ont eu recours à une chirurgie génitale.” Par ailleurs, complète Lou Bossis, chercheur indépendant sur l’histoire contemporaine des personnes trans, “jusque dans les années 1980, le travestissement et la transsexualité désignaient surtout les femmes trans. En l’absence de termes spécifiques, il a fallu attendre quelques années pour que les hommes trans émergent en tant que catégorie.”

Réseaux d'aide souterrains

La première organisation trans française en tant que telle est née en 1965”, date Lou Bossis. L’Association des malades hormonaux (Amaho) est fondée par Marie-Andrée Schwindenhammer, une ancienne Résistante qui se battait depuis les années 1930 pour que les autorités changent son état civil. Dès les années 1950, elle fréquentait le monde du cabaret parisien et aidait dans leur transition les nombreuses femmes trans qui y travaillaient. Mais sa nouvelle structure est “unique pour l’époque, car c’était à la fois un réseau souterrain d’aide communautaire et un espace de lobbying auprès des administrations publiques”, détaille le chercheur.

Marie-Andrée Schwindenhammer met au point une stratégie : la transidentité serait causée par un déséquilibre hormonal, donc on peut obtenir des droits en tant que malade. Ce positionnement pathologisant interloque aujourd’hui, mais à l’époque, “il y avait peu de moyens de gagner des combats, rappelle Maxime Foerster, auteur de Elle ou lui et professeur en études de genre à la Saint Mary’s University au Canada. C’était une forme de compromis pour être reconnues dans la société. Marie-Andrée Schwindenhammer a ainsi obtenu de la préfecture de Paris que les cartes de membre des femmes de l’Amaho puissent servir de substituts de cartes d’identité en cas de contrôle par la police.”

Dans l’après-Mai-68 et sous l’impulsion de féministes lesbiennes naît en 1972 le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar). En son sein, une petite dizaine de “personnes travesties” forment vite les Gazolines, qui aiment défiler au son de : “Prolétaires de tous les pays, caressez-vous !” “Ce collectif, c’est un mythe complet, ce n’était rien d’autre que quelques folles qui déambulaient dans la rue en faisant n’importe quoi, s’amuse Hélène Hazéra, 72 ans, l'une de ses membres, figure centrale des luttes trans en France. On ne portait pas de projet politique, on voulait juste se faire remarquer et crier après tout le monde.”

À ces happenings s’opposent les partisans d’une stratégie de la respectabilité, portée entre autres par l’Association médicale française pour l’aide aux transsexuels (Amefat), créée en 1981 par Marie-Ange Grenier. “Selon elle, il n’y avait pas beaucoup de vrais 'transsexuels', et donc pas d’intérêt à faciliter la législation les concernant, au risque d’une mauvaise publicité qui les mettrait en danger”, détaille Lou Bossis.

Dans l'ombre de la lutte contre le sida

Le VIH va tout changer. “Entre les conditions précaires de vie et le sida, le taux de mortalité des personnes trans était très élevé”, observe Lou Bossis. Mais “une forme de déni, en tout cas de rejet qui ne dit pas son nom, a amené les personnes trans à s’effacer quand les associations contre le VIH/sida dominaient les espaces de lutte dans les années 1980 et 1990”, note Christophe Broqua, anthropologue et chercheur au CNRS.

Aux débuts d’Act Up-Paris, la prise en charge des personnes trans oscille entre “accueil inconditionnel” et “gêne”, reconnaît Didier Lestrade, cofondateur de l’association en 1989 (et de têtu· en 1995) : “Lorsque la première personne trans a débarqué en réunion, il y a eu un moment de flottement, de malaise, très représentatif de la situation de l’époque. On ne rejetait personne, et le groupe était très divers, mais on n’a pas été à la hauteur.”

J’étais entourée de personnes qui étaient en train de crever, se souvient Lalla Kowska-Régnier, 52 ans, militante d’Act Up de la première heure avant sa transition. À cette période, même si le désir était là, ça m’aurait paru presque insultant de parler de transitionner.” Pour sortir de cette impasse, les personnes trans commencent à s’autonomiser : le Groupe de prévention et d’action pour la santé et le travail des transsexuel(le)s (plus tard rebaptisé Prévention action santé travail pour les transgenres, Pastt) est créé en 1992, l’Association du syndrome de Benjamin (ASB, en référence à Harry Benjamin, premier médecin à avoir prescrit des hormones aux personnes trans en 1949) en 1994, le Centre d’aide, de recherche et d’information sur la transsexualité et l’identité de genre (Caritig) en 1995…

Lorsqu’elle cocrée le Pastt, Camille Cabral est interne à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, et reçoit des travailleuses du sexe trans : “Elle voyait de plus en plus de filles arriver avec beaucoup de symptômes du sida. C’était l’hécatombe”, se souvient Shanna Manuguerra, coordinatrice au sein de l’association. “Le Pastt devait naviguer dans ce paradoxe, entre le ministère de l’Intérieur qui réprimait le travail du sexe via des interventions policières au bois de Boulogne, et le ministère de la Santé qui finançait des actions de prévention en santé sexuelle”, relève Otto Briant-Terlet, socio-historien sur les luttes trans dans le domaine de la santé.

De la Gay Pride à l'Inter-LGBT

Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’une commission trans est créée dans Act Up-Paris sous l’impulsion d’Hélène Hazéra. “J’ai été alertée par les premiers chiffres publiés aux États-Unis sur la surexposition des personnes trans au sida, se souvient-elle. La communauté trans avait été oubliée de toutes les politiques de prévention. Je voulais qu’on prenne notre destin en main. Enfin on a commencé à parler des interactions entre antirétroviraux et traitement hormonal féminisant.”

De son côté, l’ASB travaille sur les questions de l’accès aux soins de transition de genre et du changement de sexe à l’état civil. “Il s’agissait de créer un nouvel espace communautaire pour faire du lobbying et avoir accès à des chirurgies de qualité, des traitements hormonaux, et ne plus avoir affaire à des médecins maltraitants”, détaille son cofondateur, Tom Reucher. Sans aucune subvention, l’ASB peut se prévaloir de quelques victoires, notamment en 1999, avec la prise en charge par la Sécurité sociale des chirurgies génitales effectuées à l’étranger. Mais le combat prenait des airs de tonneau des Danaïdes, souligne l’ancienne coprésidente, Natacha Taurisson : “On voulait raconter ce qu’était vraiment la condition trans, les discriminations qu’on subissait au travail, dans la famille, dans le logement, mais aussi sur le droit au séjour. Il y avait tellement de choses à faire, c’était épuisant.”

En 1997, l’ASB lance la première ExisTrans (renommée ExisTransInter en 2020), marche annuelle pour les droits des personnes trans. “À la Gay Pride, les revendications trans étaient peu mises en avant, se souvient Tom Reucher. On était la cinquième roue du carrosse.” La première édition parisienne ne réunit qu’une soixantaine de personnes, il faut attendre quelques années avant que les associations gays et lesbiennes n'y défilent. Au cours des années 2000, Natacha Taurisson intègre la direction de la Lesbian & Gay Pride Île-de-France, et participe à sa transformation en Inter-LGBT : “À partir de là on a commencé à mener des combats ensemble, de front.”

Combats communs et luttes trans

Dans un même geste, la visibilité trans grandit et les alliances LGBTQI+ se resserrent, autant dans les revendications portées que dans les méthodes d’action. En 2002, quelques membres de l’ASB lancent le Groupe activiste trans (GAT), qui s’inspire des zaps d’Act Up. Le groupe tient aussi une des premières émissions de radio dédiées aux enjeux trans, “Bistouri Oui Oui”, une fois par mois sur Radio libertaire de 2003 à 2006. De nouvelles formes de mobilisation plus offensives répondent à un contexte politique. “Cela s’explique en partie par les fins de non-­recevoir qu’adresse régulièrement le ministère de Santé aux revendications pour modifier les protocoles hospitaliers, lesquels ont très largement affecté la vie des personnes trans”, analyse Otto Briant-Terlet.

Aujourd’hui, les associations comme Espace santé trans, OUTrans, Acceptess-T et quelques dizaines d’autres opèrent au niveau régional ou national. Quelque 3.000 personnes ont défilé pour l’édition 2023 de l’ExisTransInter. Si quelques droits ont été conquis, l’agenda militant reste inchangé : accès au soin, changement d’état civil, lutte contre les discriminations, reconnaissance du travail du sexe, droit d’asile. Tom Reucher, 62 ans aujourd’hui, dresse avec émotion le bilan du chemin parcouru : “On a ouvert la voie, comme nos prédécesseurs l’ont fait avant nous.”

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Crédit photo : Olivier Donnars / NurPhoto via AFP

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