Dans le documentaire Une histoire trans, 60 ans de combats pour exister, programmé sur Histoire TV ce vendredi 17 mai à 20h50, le réalisateur Pascal Petit retrace les étapes qui ont conduit les personnes trans de l’invisibilité aux batailles pour leurs droits, tout en faisant entendre les souffrances et humiliations endurées.
"L’ancien G.I. devient une beauté blonde." En ce matin de décembre 1952, le retour de Christine Jorgensen aux États-Unis fait la une du New York Daily News. Le titre est racoleur, mais traduit l’effervescence que suscite l’événement. Au Danemark, l’ex-militaire est devenue la première femme trans à avoir survécu à une opération de réassignation, et à en parler publiquement. Suscitant l’espoir ou la curiosité (pas toujours bienveillante), Christine incarne le premier visage mondialement médiatisé dans l’histoire de la transidentité. Mais d’autres l’ont illustrée avant elle, fût-ce clandestinement.
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Avec Une histoire trans, 60 ans de combats pour exister, programmé à 20h50 sur Histoire TV ce vendredi 17 mai à l'occasion de la Journée mondiale contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie, le réalisateur Pascal Petit, déjà auteur de Mon enfant est homo ou Sida, des années sombres aux premières victoires, rebrousse chemin jusqu’à la Rome antique. Au IIIe siècle, le jeune empereur Héliogabale – assassiné en 222 à l’âge de 18 ans – s’habille en femme et semble envisager une castration. Le chevalier d’Éon, diplomate et espion de Louis XV, maintient, jusqu’à la mort, l’ambiguïté sur son identité. Plus près de nous, la peintre danoise Lili Elbe succombe à une infection après une greffe d’utérus en 1931. Lorsque l’endocrinologue Harry Benjamin formule le mot "transsexualisme" en 1953 pour définir le "sentiment d’appartenir au sexe opposé et le désir corrélatif d’une transformation corporelle", il décrit une réalité multiséculaire, mais que la majorité des personnes intéressées n’ont pu vivre qu’en se cachant.
État civil et psychiatrie
Tandis que Christine Jorgensen fait parler d’elle outre-Atlantique, d’autres pionnières émergent, en France, dans le cocon libérateur du cabaret. Coccinelle, vedette du cabaret Madame Arthur, en est la figure de proue. Même si les hommes qui l’entourent s’assument travestis et ne comprennent pas forcément qu’on veuille modifier son corps, l’artiste part à Casablanca pour une vaginoplastie en 1958, puis engage, avec succès, une procédure de changement d’état civil, épaulée par l’avocat Robert Badinter. Plus surprenant encore : Jacqueline-Charlotte Dufresnoy accède au baptême et se marie à l’église sous les flashs des photographes en 1962. Mais les noces en robe blanche auront un goût amer. Après le tollé provoqué par son rapide divorce, les pouvoirs publics décident de bloquer les changements d’état civil pour plusieurs décennies, entravant l’accès les personnes trans à l’emploi, à la santé, au logement, etc.
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Bambi, qui a débuté en 1953 à 18 ans chez Madame Arthur, témoigne du parcours d’obstacles. Comme elle n’entend pas vieillir sur scène, Marie-Pierre Pruvot passe le bac à 33 ans, décroche un Capes et enseignera les lettres jusqu’à la retraite, sans souffler un mot de son passé : "J’ai toujours eu peur qu’on me reconnaisse. Si on avait su, je n’aurais pas pu rester." Précarisées, rejetées par leurs familles, certaines n’ont d’autre issue que de vendre leur corps. En 1992, un visage deviendra le symbole intemporel de leur détresse : celui de Simone, prostituée du bois de Boulogne dont 8 millions de téléspectateurs de TF1 suivent, à 22h30, le déchirant témoignage recueilli par Mireille Dumas.
Dès les années 1950, les personnes trans souffrent, de surcroît, de tomber sous le joug de la psychiatrie. À l’époque, deux approches se heurtent sur la réponse à leur apporter. La première, dans la lignée du sexologue allemand Magnus Hirschfeld, estime qu’elles se sentiront mieux si l’on modifie ce qui les dérange dans leur corps. La seconde, qui préconise de traiter l’âme, va durablement prendre le pouvoir. Pour les "aider" à revenir dans le droit chemin, des familles poussent leurs proches à consulter. Certains sont soumis aux neuroleptiques, d’autres aux cures de sakel (des comas insuliniques), aux électrochocs ou même aux lobotomies. "Aujourd’hui, on considère à juste titre que l’arrivée des psychiatres dans cette question pathologise, légitime les exclusions et les discriminations", analyse le sociologue des transidentités Arnaud Alessandrin.
Solidarités trans et associations
Face à l’adversité, des solidarités s’organisent. En 1965, l’infirmière Marie-Andrée Schwindenhammer crée l’Association des malades hormonaux (Amaho). Malgré une appellation qui ne fait pas l’unanimité, la première association française destinée aux personnes trans est née et s’emploie, entre autres, à leur fournir des papiers ressemblant à des cartes d’identité officielles, tolérées par la préfecture. Au fil du temps, ces dernières remettent en cause leur psychiatrisation et se voient proposer un compromis : elles pourront accéder à des modifications corporelles, à condition d’en passer par une évaluation psychologique. Dès la fin des années 1970, des équipes spécialisées se mettent en place et accèdent aux requêtes… qu’elles n’ont pas réussi à décourager.
Entre opprobre et longueur du protocole, les contraintes des années 1980-1990 sont si fortes que beaucoup jugent préférable de différer leur transition. L’architecte-urbaniste Olivia Chaumont, 73 ans, n’a franchi le cap qu’à 57 : "Je ne sais pas chanter, je ne sais faire que des immeubles, j’ai donc plutôt choisi de mettre un couvercle et de faire ce que la société attendait de quelqu’un comme moi." Pour en finir avec le sort des générations sacrifiées, d’autres associations vont donner de la voix, comme le Pastt (Prévention action santé travail pour les transgenres) qui voit le jour en 1992, ou l’Association du syndrome de benjamin (ASB) deux ans plus tard. Elles interpellent les instances hospitalières et se mobilisent sur le changement d’état civil, toujours interdit depuis "l’affaire" Coccinelle. En 1992, la France est condamnée par la Cour européenne des droits humains pour cette position.
La loi et le regard
Autre étape notable : en 2010, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot supprime, par décret, la transidentité de la liste des affections psychiatriques. Une brèche importante mais, dans les faits, les personnes trans doivent toujours apporter la preuve irréversible et médicale d’une transformation physique pour prétendre à un changement de sexe à l’état civil. Il faut attendre 2016 pour que celle-ci soit démédicalisée et, depuis, tout n’est pas réglé.
Marie Cau dit, ainsi, son dépit d’avoir dû se présenter "devant six juges et magistrats en robe noire". L’obligation de passer devant un tribunal est vécue comme une humiliation. Son parcours représente, pourtant, un espoir. Car, en 2020, à Tilloy-lez-Marchiennes (Haut-de-France), 500 habitants, Marie est devenue la première mairesse transgenre. Mais la poignée de rôles-modèles mise en avant dans ce récit est comme l’arbre qui cache la forêt.
La fin du film oblige à un constat : les avancées significatives sont récentes, ont été laborieuses, et si la loi a évolué, une forme d’incompréhension persiste – avec cette sempiternelle rengaine, "mais c’est ton choix, c’est toi qui l’a voulu". Pascal Petit ne cherche d’ailleurs pas à masquer les difficultés qu’a pu éprouver la communauté trans à s’intégrer dans le mouvement LGBT, dont le T n’a rejoint les trois premières lettres de l’acronyme que dix ans après sa création. Nourri de nombreux témoignages et archives, ce regard dans le rétro nous donne d’assister à un début de reconnaissance des personnes trans, certes parvenues à se faire entendre, mais toujours sommées de se justifier pour se faire comprendre.
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