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magazineÉducation : depuis l'abandon des ABCD de l'égalité, un si grand sommeil…

Par Nicolas Scheffer le 08/10/2024
L'abandon des ABCD de l'égalité, 10 ans de perdus.

[Article à retrouver dans le dossier spécial éducation du magazine têtu· de l'automne] Comment espérer lutter efficacement contre les LGBTphobies à l’école alors qu’il y a dix ans le gouvernement – socialiste – a abandonné les simples ABCD de l’égalité face à une poignée de conservateurs bruyants…

Illustration : Marie Mohanna pour têtu·

En juin 2014, Benoît Hamon jette l’éponge : fini les ABCD de l’égalité. Le ministre de l’Éducation nationale, nommé deux mois plus tôt, lâche ce programme qui concentrait depuis des mois les polémiques. C’est à son arrivée dans le premier gouvernement de la présidence de François Hollande, en 2012, que Najat Vallaud-Belkacem, profitant que son ministère des Droits des femmes est pour la première fois de plein exercice depuis 1988, lance ce dispositif qui “vise à transmettre dès le plus jeune âge une culture de l’égalité et du respect entre les filles et les garçons en agissant sur les pratiques des acteurs de l’éducation et sur les préjugés des élèves”. Qu’est-ce qui pouvait mal se passer ?

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“On a totalement sous-estimé la réaction des parents… Quand on nous a rapporté que des SMS circulaient affirmant que les profs allaient apprendre la masturbation aux enfants, on a pensé à une blague. On croyait sincèrement qu’aucun parent ne tomberait dans le panneau”, se souvient aujourd’hui une conseillère du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Vincent Peillon, qui copilota les ABCD avant de passer la main à Benoît Hamon. Mais à la Toussaint 2013, quand une expérimentation du dispositif est lancée dans dix académies, avec des modules pédagogiques distribués aux volontaires expliquant par exemple comment organiser une séance de sensibilisation des élèves de la maternelle jusqu’en CM2, les réactionnaires sont mobilisés comme jamais. La Manif pour tous (LMPT), qui vient de subir une défaite cuisante avec l’adoption du mariage pour tous, refuse de déposer les armes et annonce d’ailleurs l’“an II” du mouvement. Alors ses partisans se déchaînent contre une “théorie du genre”, leur interprétation délirante des études sur le genre qui, selon eux, nient les différences entre les sexes.

Et la réponse gouvernementale n’est pas à la hauteur. “Vincent Peillon a eu des maladresses de communication, notamment en disant que le ministère n’adhérait pas à cette prétendue théorie”, pointe son ancienne conseillère. Cette reculade, qui valide au passage leur fantasme, galvanise LMPT, et les attaques se multiplient contre Najat Vallaud-Belkacem.

La manif pour tous les homophobes

Les conservateurs catholiques trouvent une alliée en Farida Belghoul, une ancienne militante de la Marche des beurs passée à l’extrême droite version Alain Soral et Dieudonné. Elle dénonçait déjà la “propagande LGBT”, désormais elle prétend que les ABCD de l’égalité visent à “apprendre l’homosexualité” et même la masturbation aux enfants, et appelle à une “Journée de retrait à l’école”. L’épiphénomène est soutenu par les ultras de LMPT et trouve une audience dans la communauté musulmane. “Le choix est simple, soit on accepte la 'théorie du genre' (ils vont enseigner à nos enfants qu’ils ne naissent pas fille ou garçon mais qu’ils choisissent de le devenir !!! sans parler de l’éducation sexuelle prévue en maternelle à la rentrée 2014 avec démonstration…) soit on défend l’avenir de nos enfants”, lit-on dans les SMS envoyés aux parents. Les troupes d’opposants sont relativement faibles, mais très bruyantes : “La Journée de retrait a touché quelques milliers de classes sur les 48.000 qui existent en France”, admet l’ancienne conseillère de Vincent Peillon. Farida Belghoul ne néglige aucune outrance, jusqu’à être condamnée définitivement en 2017 à 8.000 euros d’amende et 15.000 euros de dommages et intérêts pour avoir accusé une enseignante de maternelle d’avoir déshabillé un petit garçon en classe et demandé à une petite fille de lui toucher les parties génitales.

Face à ce délire, les chefs d’établissement et les syndicats de parents d’élèves sont démunis. “La polémique a d’autant mieux fonctionné que les parents avaient reçu peu d’informations de la part de l’institution. (…) Il est toujours plus délicat d’avoir à se justifier a posteriori que d’avoir à expliquer par avance”, pointe un rapport d’évaluation du dispositif, commandé par le ministère de l’Éducation et rendu public en juin 2014. “Les questions de certains parents étaient tellement lunaires que c’était difficile de rassurer, notamment pour les chefs d’établissement qui ne voulaient pas s’opposer frontalement à eux”, rapporte la maîtresse de conférences Muriel Salle, à l’époque formatrice du dispositif.

L’expérimentation pèche aussi par la qualité des ressources destinées aux enseignants : le site internet est difficilement praticable, certaines conférences ont été mal filmées et sont inaudibles… “On s’est sentis totalement lâchés par le ministère qui a cédé devant une contestation finalement très faible. Les profs ont eu le sentiment que l’institution ne les protégeait pas face à des parents endoctrinés”, regrette Murielle Salle.

ABCD en France, Evras en Belgique

Surtout, le lobby réac, dopé par cette victoire symbolique, a fait de l’école son nouveau champ de bataille, relançant la guerre scolaire dès que sont abordés l’identité de genre ou l’orientation sexuelle. Un livre présente des couples homoparentaux ? Scandale. Des drag queens font une lecture de contes ? Scandale. Et l’exemple français a fait des émules : en Belgique, un programme similaire d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (dit “Evras”) porté par le gouvernement de la Wallonie a suscité en 2023 une alliance d’intégristes catholiques et musulmans contre “un guide satanique utile aux pédophiles”.

“Cet épisode a renforcé la défiance dans l’institution, avec des parents qui ont eu le sentiment que l’Éducation nationale les dépossédait d’une prérogative qui devait leur revenir exclusivement, notamment dans la culture musulmane, celle de traiter des questions de sexualité”, analyse le sénateur socialiste Hussein Bourgi, président du Collectif contre les LGBTphobies à l’époque des ABCD de l’égalité. Le dispositif a peut-être réussi à installer dans le débat public les stéréotypes de genre, mais son abandon a barré la route à toute politique ambitieuse en matière d’éducation à la sexualité ou liée aux orientations sexuelles. “Il faut être profondément dévoué pour aborder les sujets LGBTQI+ en cours. Il y a systématiquement des remarques de la part de parents, par exemple lorsqu’on indique l’homosexualité d’un auteur”, regrette Julia Torlet, présidente de SOS Homophobie et professeure de littérature au lycée.

“On me dit qu’on a abandonné les ABCD, mais après l’expérimentation nous avons mis en place une formation des profs, que ce soit dans la formation initiale ou continue”, se justifie aujourd’hui Benoît Hamon. “On a épousseté les ressources en retirant ce qui pouvait poser problème, et la plateforme existe”, se félicite l’ancienne conseillère de Vincent Peillon. Mais cette lutte ne repose que sur la bonne volonté des enseignants et non sur une politique nationale.

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