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éducationLGBTphobies, sexisme, harcèlement : la lutte commence à l'école

Par Nicolas Scheffer le 08/10/2024
L'école de demain nous appartient.

[Article à retrouver dans le dossier spécial éducation du magazine têtu· de l'automne] L’école n’a pas à être fatalement une mauvaise expérience. Pour s’attaquer au harcèlement, au sexisme, aux LGBTphobies, des méthodes pédagogiques font leurs preuves, posant les bases d’une société apaisée.

Illustration : Marie Mohanna pour têtu·

En janvier 2023, le suicide dans les Vosges de Lucas, 13 ans, qui subissait un harcèlement homophobe au collège, a sensibilisé la France sur ce que vivent toujours les jeunes LGBTQI+ à l’école – têtu· alerte sur ce sujet depuis 1999. “Par rapport aux élèves hétérosexuels, les élèves gays et lesbiennes ont quatre fois plus de risques de faire une tentative de suicide, et c’est onze fois plus pour les jeunes transgenres”, reconnaissait alors le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye, conscient de l’ampleur du problème et qui nous déclarait : “Une école accueillante pour les élèves LGBT+ l’est pour tout le monde.” Mieux qu’une “simple” intégration, l’Éducation nationale devrait s’inspirer de nos vécus pour créer un environnement non seulement inclusif pour chaque élève, mais aussi et surtout pour former une génération ouverte à l’altérité.

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Pour l’heure, l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont légèrement abordées en cours de sciences et vie de la terre (SVT) où, depuis 2010, les élèves apprennent que “si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée”. Le Code de l’éducation prévoit en outre trois séances annuelles d’éducation à la sexualité de l’école primaire jusqu’à la terminale. Problème, comme nous le dénoncions dans notre numéro de l’hiver 2021 : ces séances sont rarement organisées. Et le constat ne date pas d’hier : dans un rapport pour le Haut Conseil à l’égalité (HCE) en 2016, 25% des établissements scolaires déclaraient n’en avoir réalisé aucune, les autres les mettant en place principalement au CM1/CM2, en quatrième, en troisième et en seconde. Par ailleurs, notait le HCE, “les thématiques les plus abordées sont la biologie/reproduction, l’IVG/contraception, le VIH/sida et la notion de 'respect', notamment entre les sexes. À l’inverse, les questions de violences sexistes et sexuelles ou d’orientation sexuelle sont les moins abordées”.

À la suite du suicide de Lucas, Pap Ndiaye commande un nouveau rapport d’inspection pour dresser un état des lieux de l’éducation à la sexualité. Le document est tenu confidentiel par le ministère mais selon nos sources, ses résultats sont sensiblement les mêmes qu’en 2016. “Lorsqu’elles sont organisées, les séances ne concernent pas tous les niveaux et sont principalement orientées vers les questions de santé sexuelle. Certains établissements réalisent des séances de bonne qualité, quand d’autres ont besoin d’être mieux accompagnés”, confirme une source rue de Grenelle.

Ce nouveau rapport doit permettre d’établir enfin un vrai programme en la matière, qui n’est jusqu’à aujourd’hui composé que de lignes directrices très générales. “L’école a toute légitimité à parler de sexualité avec les enfants, en transmettant un certain nombre de savoirs par exemple sur la santé sexuelle, mais surtout en permettant aux élèves d’aiguiser leur réflexion y compris dans sa dimension sensible”, fait valoir Frank Burbage, inspecteur général et professeur de philosophie qui copilote le groupe d’élaboration de ce nouveau programme. De fait, en l’absence d’une éducation, et les parents se montrant souvent démunis pour répondre à leurs questions, les jeunes se tournent vers les réseaux sociaux et le porno, des sources peu fiables voire préjudiciables. “Il est possible d’aborder les notions de corps avec les jeunes enfants, affirme l'inspecteur général. Le tout est de les traiter avec progressivité et interdisciplinarité.”

Lutter contre les préjugés et le harcèlement

Ainsi le programme proposé, présenté en mars, suit trois axes : “Se connaître, vivre et grandir avec son corps”, “rencontrer les autres et construire des relations, s’y épanouir” et “trouver sa place dans la société, y être libre et responsable”. Jusqu’en CE2, le projet de programme n’aborde pas la sexualité mais simplement la “vie affective et relationnelle”. Il est question de connaître les parties du corps, et des premières notions d’intimité, de consentement, en apprenant par exemple à reconnaître le plaisir du déplaisir et les différentes émotions. En CE2, on débat sur ce qui fait famille ; en CM2 on apprend à résister à des pressions sociales, ce que sont un préjugé et une discrimination ; en cinquième, les notions de sexe et de genre, les différences entre préférence et orientation sexuelles ; en quatrième, ce qu’est la pornographie et l’égalité dans la sexualité ; en troisième, les différentes formes de discriminations, par exemple LGBTphobes, et les évolutions historiques et juridiques à travers notamment la dépénalisation de l’homosexualité. Les lycéens doivent s’interroger en seconde sur les logiques qui mènent au harcèlement, en première sur la notion d’excès et en classe de terminale sur la revendication à être soi-même en prenant comme exemple une marche des Fiertés. “Nous voulions montrer une dimension positive de la sexualité, pas seulement tournée vers le risque, et sans prescrire des modèles de vie”, explique Frank Burbage.

Mais ce programme tarde à voir le jour : le Conseil supérieur des programmes a rendu mi-décembre le texte de 65 pages, mais le ministère de l’Éducation nationale a repoussé l’échéance, puis sont advenues les élections législatives anticipées, offrant une nouvelle occasion de procrastiner. Les députés du Nouveau Front populaire sont volontaires pour le mettre en œuvre, après avoir critiqué les lenteurs en ce sens du gouvernement macroniste. “Ce programme a fait l’objet d’un travail colossal. Si vous voulez l’enterrer, il faut nous le dire clairement !” critiquait déjà en février Fatiha Keloua Hachi, députée socialiste de Seine-Saint-Denis et membre du Conseil supérieur des programmes, à l’adresse d’Amélie Oudea-Castera lors de son très bref passage au ministère de l’Éducation. Réélue en juillet, elle est devenue présidente de la commission des Affaires culturelles et de l’éducation.

"C’est très compliqué de parler d’orientation sexuelle ou d’identité de genre aux élèves, cela nous apporte systématiquement des problèmes avec les parents."

Si le camp présidentiel est si peu pressé, c’est que depuis l’épisode des ABCD de l’égalité en 2014, le sujet de la sexualité à l’école est plus miné que jamais. “C’est très compliqué de parler d’orientation sexuelle ou d’identité de genre aux élèves, cela nous apporte systématiquement des problèmes avec les parents, qui sont nombreux à retirer leur enfant de l’établissement les jours où l’on fait ces séances d’éducation à la sexualité. Alors, pour avoir la paix, on accepte que les plus réfractaires ne soient pas présents”, témoigne un professeur de français dans un lycée breton.

En 2022, Marine Le Pen déclarait à l’hebdomadaire Famille chrétienne : “Je considère que la sexualité n’a rien à faire à l’école. Que les associations qui interviennent dans les écoles soient LGBT ou non, peu importe, elles n’ont rien à faire là. Je veux qu’on laisse les enfants tranquilles.” Sur les réseaux sociaux, des collectifs de parents nourris de ce discours politique mettent la pression sur les profs, s’indignant publiquement du moindre livre à disposition des enfants faisant référence à l’homoparentalité, ou de la moindre intervention en milieu scolaire (IMS) des associations LGBTQI+ (pourtant soumises à l’agrément du ministère). On retrouve aujourd’hui dans ces combats d’arrière-garde des vétérans comme Farida Belghoul, qui avait déjà combattu les ABCD de l’égalité à coups de mensonges délirants et s’élève désormais contre le nouveau programme qu’elle juge “pédocriminel”. “Des adultes appellent des enfants à avoir des gestes sexuels en classe”, a-t-elle assuré en août sur la chaîne YouTube d’un militant d’extrême droite antivax, encourageant les parents à quitter la France.

En novembre 2023, une intersyndicale de professeurs alertait dans un courrier à Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation, sur le mode opératoire de ces collectifs : “Une personnalité d’extrême droite dénonce sur les réseaux sociaux tel cours ou telle activité, s’ensuit une campagne de harcèlement en ligne, allant parfois jusqu’à la publication du nom et de l’adresse d’enseignant·es visées et parfois, d’un rassemblement devant l’établissement. Face à la gravité des menaces, certains de nos collègues ont même dû bénéficier d’une protection policière.”

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À quand une vraie éducation à la sexualité ?

La gauche, de son côté, a toujours soutenu le principe d’une éducation à la sexualité. En novembre 2023, ses députés, dont Fatiha Keloua Hachi, cosignaient largement une proposition de résolution de leur collègue Mathilde Panot (La France insoumise) visant à “garantir une véritable éducation à la sexualité effective et obligatoire”. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est pourtant bien la droite qui avait voulu que ces séances démarrent dès l’école primaire : en 2001, lors du vote d’une loi prolongeant le délai légal de recours à une interruption volontaire de grossesse, ses députés y voyaient un moyen de limiter par la prévention le nombre d’avortements. Entretemps, la droite s’est donnée corps et âme aux militants réactionnaires de La Manif pour tous (LMPT) et n’a pas évolué depuis les ABCD de l'égalité. En janvier, le député Les Républicains Alexandre Portier, membre du Conseil supérieur des programmes, en était toujours à critiquer l'ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem dans une tribune pour Valeurs actuelles, pointant “tous les délires éducatifs qu’elle a initiés, tous les errements dans lesquels s’est perdue notre école depuis, à la limite de la maltraitance”.

Pour trouver le salut en matière éducative, les boussoles pédagogiques pointent vers le nord de l’Europe. Le gouvernement démissionnaire a annoncé cette rentrée la généralisation en maternelle et en primaire des cours hebdomadaires d’empathie, comme le Danemark en a mis en place depuis 1993. De 6 à 16 ans, les petits Danois sont invités à reconnaître et à partager leurs émotions, à analyser via des saynètes des situations sociales (par exemple de conflit), ou à débattre ensemble de la vie de la classe. Lors de cette heure, le professeur est moins perçu comme un transmetteur de savoir que comme le médiateur d’un groupe et l’animateur d’un échange où la parole s’ouvre.

Que ce soit au Danemark ou en Finlande, où ils existent également, la mise en place de ces cours participe à la lutte contre le harcèlement. Ils permettent aux élèves d’interroger leurs propres limites, de développer leur capacité à travailler en groupe ainsi qu’à prendre en compte les autres enfants dans leurs interactions. Mais c’est toute une approche de l’éducation qu’ils engagent. “Ces techniques sont prometteuses mais ne peuvent pas suffire si, le reste du temps, l’école encourage la compétition et l’individualisme, analyse Julia Torlet, présidente de SOS homophobie et professeure de littérature en lycée. Développer l’empathie des élèves suppose de revoir totalement notre manière de concevoir la classe en faisant primer le travail collectif sur la réussite individuelle.”

L'hétérosexualité ne doit plus être la norme

L’école est le lieu idéal pour lutter contre les stéréotypes et l’inégalité entre les orientations sexuelles, sans quoi elle participe largement à les renforcer. “On part du principe de l’hétérosexualité des élèves et on installe l’hétérosexualité comme la norme, le reste est dans une marge qu’il faut tolérer, observe Elise Devieilhe, sociologue dont la thèse porte sur le modèle suédois d’éducation à la sexualité. À l’inverse, une pédagogie queer, dite aussi critique des normes, permet de prendre en compte les différentes identités et de comprendre les logiques qui sont à l’œuvre. Il s’agit d’identifier les situations où se produisent des normes, et de donner des petits indices que tout est questionnable.” Dans cette pédagogie, mise en œuvre depuis les années 2000 en Suède, le professeur est donc invité à décentrer son regard et à adapter son discours en prenant en compte que tout le monde ne se situe pas dans cette norme. Par exemple, pour parler de contraception, il peut souligner qu’elle n’est utile que lors de rapports hétérosexuels.

De cette manière, les cours suivant la pédagogie critique des normes ne traitent pas les minorités sociales comme un chapitre à part, mais s’efforcent d’inclure des représentations de personnes LGBTQI+, de personnes en situation de handicap ou racisées, dans chacune des disciplines. “Lorsque j’enseigne la littérature, je choisis régulièrement un auteur queer, expose ainsi Julia Torlet. De cette manière, je peux expliquer dans quelle mesure son orientation sexuelle n’est pas une information anodine mais permet de situer l’œuvre et d'apporter d’autres clefs de compréhension.” De même, les professeurs d’histoire peuvent choisir de traiter la pandémie de sida, la pénalisation de l’homosexualité dans le monde peut être abordée en enseignement moral et civique, etc.

"Il ne s’agit plus d’accepter l’autre malgré sa différence, mais de comprendre les perceptions avec lesquelles il doit vivre."

Parmi les exemples pratiques, il peut être intéressant d’organiser avec les enfants un jeu sur les “étiquettes invisibles” : chacun écrit des adjectifs qu’il pense se voir attribués lorsqu’on le croise dans la rue. On remarque alors que ceux qui décrivent la norme sociale (“homme”, “hétéro”, “blanc”, etc.) sont moins utilisés que ceux désignant des caractéristiques minoritaires (“femme”, “noir”, “gay”, etc.). Ce qui aide les élèves à prendre conscience des inégalités, et à se mettre à la place de leurs camarades pour comprendre leurs vécus. “Cette pédagogie remet en cause le système de tolérance pour trouver une autre manière de faire groupe, détaille Élise Devieilhe. Il ne s’agit plus d’accepter l’autre malgré sa différence, mais de comprendre les perceptions avec lesquelles il doit vivre pour former une autre dynamique de relation.”

L’objectif d’une école inculquant la bienveillance aux élèves paraît bien loin des réalités quotidiennes dans les établissements, voire inatteignable face à une administration lourde à faire évoluer. Mais plus encore qu’un ministère qui enverrait des directives à l’échelle nationale, c'est à l’échelle locale qu’il est possible d’agir : “On sous-estime souvent la capacité des chefs d’établissement à impulser une pédagogie, à encourager des ateliers, note Benoît Gobin, proviseur de collège à Paris après avoir été directeur adjoint du cabinet du recteur de cette académie. Mais ce sont eux les accélérateurs de projets qui, bien souvent, rendent très enthousiastes les équipes pédagogiques.”

“Tous ces dispositifs ne peuvent fonctionner sur le long terme qu’avec des classes aux effectifs corrects, pointe Muriel Salle, maîtresse de conférences et formatrice d’enseignants à l’époque des ABCD de l’égalité. Un enseignant ne peut pas conduire de telles séances sur 35 élèves en regardant toujours sa montre pour ne pas prendre trop de temps sur les autres matières.” Concernant la question des moyens, la France est à la traîne : en Europe, nous sommes le pays qui compte le plus d’élèves par classe. Selon la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l'Éducation, on comptait en moyenne 25,6 collégiens par classe en 2022 contre 22,8 au sein de l’Union européenne. Pour améliorer cette situation, il faudrait encore que le métier d’enseignant soit attractif…

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