tribuneMariage pour tous : la violence d’une conquête

Par Denis Quinqueton le 23/04/2023
mariage pour tous

Avec 10 ans de recul, quelles cicatrices ont laissé à la société française ces mois de l’hiver 2012 et du printemps 2013 ?

Par Arnaud Alessandrin, Flora Bolter et Denis Quinqueton*

Le 29 janvier 2013, ouvrant les débats parlementaires sur l’extension du mariage aux couples de même genre, Christiane Taubira évoque l’immense attente que représente cette réforme pour la société française par ces mots du poète Léon-Gontran Damas : "L'acte que nous allons accomplir est 'beau comme une rose dont la tour Eiffel assiégée à l'aube voit s'épanouir enfin les pétales'. Il est 'grand comme un besoin de changer d'air'. Il est 'fort comme le cri aigu d'un accent dans la nuit longue'." 

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La marche vers l’égalité l’a emporté sur les cris d’orfraie

Une beauté révolutionnaire et convulsive, donc, entachée d’assiègement, d’étouffement et de cri. Voilà comment traduire la dualité des débats et polémiques qui entraient alors dans l’arène parlementaire. Ils avaient déjà mis dans la rue pléthore de Français·es uni·es dans leur rejet d’une société où le sacrement républicain des couples, le socle patrimonial théorique de l’engendrement, ne serait plus le privilège de l’hétérosexualité. 

La marche inexorable vers l’égalité, longuement revendiquée, attendue, nécessaire, l’a emporté sur les cris d’orfraie et les propos apocalyptiques que masquaient mal les slogans en rose et bleu d’un mouvement d’arrière-garde. Mais dans la joie d’une victoire politique et sociale, la mobilisation haineuse, annoncée en germe lors du débat sur le Pacs 14 ans plus tôt, s’est révélée bien plus âpre.

Un si long tunnel…

La société française, en principe largement acquise à l’égalité des droits et au respect, a redécouvert la vigueur et l’ampleur de la détestation de l’Autre qu’elle pouvait également recéler. Si bien que le souvenir de cette conquête n’est pas que celui de la liesse : c’est aussi, pour les personnes LGBTI+, celui d’un long tunnel. Un tunnel dont les parois sont couvertes de l’expression décomplexée des LGBTIphobies dans tous les domaines de la vie. Un tunnel dont le parcours fut rythmé par d’étranges reculs ou équivoques, jusqu’au plus haut niveau de l’État, sur la PMA ou la fumeuse "liberté de conscience des maires". Un tunnel, enfin, miné par des conflits familiaux ou amicaux qui ont souvent laissé des traces durables sur les vies. Le "mariage pour tous" fut une victoire pour l’égalité, mais traversée par l’annonce d’un combat pas à pas et suivie d’un arrière-goût de reflux conservateur.

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Avec 10 ans de recul, quelles cicatrices ont laissé à la société française ces mois de l’hiver 2012 et du printemps 2013 ? Elles se révèlent à travers l’enquête menée sur un large échantillon de personnes LGBTI+ en France, de tous âges, enrichie par les témoignages de ce combat, de ses prémisses, qu’ont bien voulu nous donner des acteurs du monde universitaire, associatif et politique. Voilà de quoi est fait ce Mariage pour tous, sous-titré "la violence d’une conquête", coédité par les éditions du Bord de l’Eau et la Fondation Jean-Jaurès.  

Le doux-amer d’une histoire à vif

Ne prenons qu’un exemple : celui des expériences vécues par les minorités de genre et de sexualité durant cette période. Au regard des souvenirs qu’elle a laissés dans la mémoire des personnes interrogées, se dessine un moment largement marqué par des injures, des coups, des menaces, du cyberharcèlement. 

"Ce dont je me rappelle le plus c’est de l’explosion de l’homophobie", nous dit une personne interrogée. Une autre n’aurait "jamais pensé qu’il puisse y avoir des gens avec autant de haine contre nous". Une autre encore : "Je me souviens des photos de ce garçons tuméfié après avoir été agressé. On pensait que ça n’arrivait qu’aux autres et une fois, dans la rue, avec mon copain, nous nous sommes fait agresser auss". La ventilation des réponses témoigne d’un sentiment marqué de stigmatisation.

Tableau – Durant les débats autour du mariage pour tous, avez-vous… (1)

Moyenne Femmes Hommes Personnes trans/queer Personnes cisgenres
Subi des injures 30% 26% 30% 43% 27%
Subi des coups, des blessures 5% 1% 11% 20% 5%
Subi des menaces, du cyber harcèlement 13% 11% 17% 13% 13%
Subi des discriminations 22% 18% 24% 37% 18%
Perdu confiance en vous 35% 30% 39% 33% 36%
Evité de sortir ou été plus prudent·e lorsque vous sortiez 34% 28% 41% 38% 33%
Eu le sentiment d’avoir été sali·e 75% 72% 81% 75% 75%
(1) 28 personnes n’ont pas répondu à cette question. Plusieurs réponses étaient possibles. N = 618. 

Ces instantanés d’une société en évolution – les récents revirements en témoignent – sont notre contribution à notre histoire culturelle et sociale. Nous n’avons pas cherché à figer un récit autour de figures tutélaires ou d’images d’Épinal, mais à souligner cette ambivalence qui dure, ce doux-amer d’une histoire à vif. 

Dans une société que le repli haineux gangrène mais qui porte toujours une aspiration intacte à faire fleurir l’égalité, rappelons-nous les mots de Jean Giraudoux, dans La guerre de Troie n’aura pas lieu : "Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, mais que l'air pourtant se respire, que tout est perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent dans un coin du jour qui se lève ? – Cela porte un très beau nom (…) : cela s'appelle 'l'aurore'."

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*Auteur·es de Mariage pour tous : la violence d’une conquête, Bord de l’eau, 2023

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Crédit photo : Wikimedia Commons / Olivier Hoffschir