genreComment le "gender" est devenu l'ennemi n°1 du Vatican et de la Manif pour tous

Par Ambre Philouze-Rousseau le 03/11/2017
La croisade "anti-genre" Sara Garbagnoli Massimo Prearo

Avec La croisade "anti-genre", Sara Garbagnoli et Massimo Prearo retracent l'histoire des mobilisations de la Manif pour tous & cie, mettent en lumière le rôle crucial du Vatican et pointent du doigt les responsabilités politiques et médiatiques.

« Ces mobilisations et ces discours ont une histoire et il faut la connaître pour pouvoir mieux agir ». Les mots de la chercheuse Sara Garbagnoli résument parfaitement le sentiment que procure la lecture de La croisade "anti-genre" - du Vatican aux manifs pour tous, un ouvrage co-écrit avec Massimo Prearo aux éditions Textuel. Pour mieux comprendre la mobilisation « anti-genre » et les manifestations d'opposition au mariage pour tou·te·s, à la PMA ou à la lutte contre les stéréotypes de genre qu'elle charrie avec elle, cet ouvrage propose en effet de retracer son histoire, qui prend racine au Vatican.
La croisade "anti-genre" Sara Garbagnoli Massimo Prearo

« Un besoin de textes, de discours »

Sara Garbagnoli et Massimo Prearo sont deux chercheur·se·s italien·ne·s qui s’intéressent aux mouvements féministes et LGBTQI et aux mobilisations sexuelles depuis plusieurs années. Sara Garbagnoli est doctorante à l'Université Paris 3 et co-autrice de Non si nasce donna sur le féminisme matérialiste (Alegre 2013), Massimo Prearo est chercheur contractuel à l'Université de Vérone et auteur de Le Moment politique de l'homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France (PUL, 2014). Tous deux ont un parcours relativement similaire. Face à la quasi-inexistence des études de genre en Italie, ils se sont formés en France. De quoi nourrir un regard croisé sur les mouvements « anti-genre » dans les deux pays frontaliers.
En 2013, lorsque la controverse sur la dite « théorie du genre » explose dans l'espace public italien, quelques mois seulement après les manifestations françaises, ils prennent conscience de la similarité des situations. « On s'est retrouvés face au succès de ces discours, de ces mobilisations. En Italie, on assistait à une espèce de réplication des questions qui se posaient déjà en France : Est-ce-que la théorie du genre existe ?”, Êtes-vous pour ou contre ? », se souvient Sara Garbagnoli.
Les deux chercheur·se·s s'accordent alors sur la nécessité d'écrire sur le sujet. Massimo Prearo parle d'un « besoin de textes, de discours, pour comprendre qui étaient ces gens, ce qu'ils·elles étaient en train de faire, de quoi ils·elles parlaient. » Sur le terrain, le chercheur avait notamment noté, dès 2013 en Italie, la tendance chez les militants LGBTQI à ne pas prendre au sérieux cette mobilisation. « Du fait de notre non-connaissance de l'enracinement historique du mouvement, il y a eu une minimisation de ces mobilisations. Comme si c'était le fait de quelques fanatiques, de vieux bigots ridicules qui parlent d'une théorie qui n'existe pas, un peu comme les fake news », se remémore-t-il. De ce fait, « la contre-mobilisation et l'organisation d'un contre-discours se sont mis en place tardivement et avec une certaine lenteur », énonce le chercheur. Pour contribuer à l’articulation d'une réponse efficace face à cette « croisade anti-genre », les deux chercheur·se·s se sont lancé·es dans un travail qui nous éclaire sur les tenants et les aboutissants des mobilisations qui ont émergé avec la fumeuse « théorie du genre ».

Une soi-disant mobilisation spontanée

Fin 2012 et début 2013, lorsque les rues de Paris sont bariolées de drapeaux roses et bleus et que résonnent des slogans aussi saugrenus que « Y'a pas d'ovaires dans les testicules », la mobilisation contre le mariage pour tou·te·s semble spontanée. La France catholique se réveillerait impulsivement, heurtée par la « destruction du mariage » et de « la civilisation » qui approche. À travers toute la France, les familles catholiques se lèveraient de leur propre chef pour faire front contre ce « changement civilisationnel ».
C'est en tout cas ce que les promoteurs de cette mobilisation ont tenté de nous faire croire. Pour Massimo Prearo, cette mobilisation s'est en fait construite « sur un terreau, invisible à nos yeux - car ce sont des espaces que nous n'habitons pas - cultivé depuis les années 2000 par le Vatican et ses acteurs ». «  Il fallait que le message qui passe dans les médias soit le suivant : la majorité silencieuse se réveilleraient de manière spontanée », poursuit le chercheur. Or, il met en lumière une conjoncture entre deux temporalités : le fait que ces questions soient à l'ordre du jour de l'agenda politique et qu'elles le soient à un moment où le discours autour du genre a eu le temps d'imprégner le monde catholique. Massimo Prearo, tout en prenant des pincettes avec les analyses à posteriori, avance l'observation suivante : « On pourrait presque dire que la mobilisation était préparée pour que, au moment où, en France ou en Italie, le débat arrive au Parlement ou dans les médias, la rue se mette en mouvement. »
Selon le chercheur, « il y avait un ensemble d'associations et de discours prêts contre la théorie du genre. C'était un discours qui circulait dans les espaces catholiques depuis le milieu des années 2000. Il y avait déjà des rencontres, des conférences qui reprenaient le vocabulaire, le lexique et le répertoire préparé par le Vatican, les inventions discursives comme la théorie du genre. » Ainsi, cette invention est devenue l'objet contre lequel il était nécessaire de se mobiliser. Massimo Prearo se lance même dans une gymnastique intellectuelle pour se mettre à la place des promoteurs de cette mobilisation : « Avant c'était l'avortement, maintenant ça marche un peu moins, ça fatigue un peu les médias, la théorie du genre ça marche très bien, ce sera donc notre nouvelle cause. »
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La construction d'un ennemi : le « gender »

En effet, lorsque Sara commence à s’intéresser particulièrement au genre, à étudier qui utilisait ce concept et comment, à partir de 2007, elle fait un constat : « L'un des acteurs qui parlaient le plus de genre, c'était, paradoxalement, le Vatican ».
Pour analyser ce phénomène, il faut remonter au milieu des années 90 et à deux événements politiques majeurs organisés par les Nations Unies. Le premier au Caire, en 1994 avec la « Conférence internationale sur la population » ; le second à Pékin, en 1995, intitulé « Conférence mondiale sur les femmes ». Lors de ces deux conférences, la notion de genre est utilisée pour analyser les différences entre les hommes et les femmes. Ces différences sont alors regardées comme des formes d'infériorisation et de discrimination dont l'origine serait sociale, historique et politique. Elles n'auraient donc rien de naturel. « Face à cette hérésie, celle de dire que l'ordre sexuel n'est pas naturel mais historique et politique, le Vatican a réagi », affirme Sara Garbagnoli.
Pour s'opposer à toute forme de «  dénaturalisation » de l'ordre sexuel porté par les revendications, les luttes et les analyses féministes et LGBTQI, « les experts du Vatican construisent un ennemi, diabolisent les positions adverses et mettent cet ennemi sous l'étiquette de la théorie du genre, poursuit la chercheuse. Le mot genre fonctionne alors comme une métonymie, un mot fourre-tout pour dire quelque chose d'autre. C’est une étiquette qui se réfère tantôt à des théories du genre – il y en a, bien sûr, il suffit de penser au travail de Christine Delphy, de Judith Butler ou de Joan W. Scott –, à un champ d’études dans son entier – les études de genre et de sexualité –, mais aussi à des revendications politiques portées par les mouvements féministes ou LGBTQI ou aux politiques de lutte contre les discriminations et les inégalités. »
Cette « théorie du genre », montée de toute pièce et constituée en ennemi unique, permet ainsi de fédérer un front de mobilisation qui unit différents acteurs conservateurs, des catholiques aux groupes néofascistes. Il faut d’ailleurs rappeler que cette « croisade » a une origine et une ambition transnationale, et prend des formes différentes en fonction des différents contextes nationaux.
L'un des exemples les plus récents est le « Bus de la liberté » de la plateforme Citizen Go qui circule en Italie, en Allemagne, en France et aux États-Unis et se targue de défendre les enfants face à l'enseignement de « la théorie du genre » dans les écoles, avec des slogans homophobes et transphobes. En France, autour de ce bus, des soutiens venus de la droite conservatrice, d'Emile Duport, du collectif anti-avortement des Survivants, à l'ancien candidat FN aux législatives, Thierry Devige, en passant par François Régis Salefran, photographe de la Manif pour tous.
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Ce dispositif discursif autour du genre est un « tour de passe-passe notionnel », peut-on lire dans leur ouvrage. Élaboré par les instances de pouvoir du Vatican, il contient deux parties : une première d'euphémisation du discours misogyne et LGBTphobe traditionnel, et une seconde de diabolisation du discours adverse. Selon Sara Garbagnoli, il rend ainsi « moins reconnaissables et, donc, plus audibles des propos injurieux et des discours haineux que l'on ne pouvait plus proférer dans les mêmes termes qu’avant en raison, précisément, des conquêtes arrachées par les mouvements féministes et LGBTQI.»
Le Vatican distingue alors « les bons homosexuel·e·s qui sont chastes et discrets et qu'on doit accueillir avec respect et compréhension, des mauvais homosexuels qui vivent leur homosexualité comme une identité politique », peut-on lire dans La croisade "anti-genre".
Les deux chercheurs évoquent ce que les sociolinguistes appellent un « discours sous contrainte » : « Comme ils ne peuvent plus affirmer exactement la même chose, avec les même mots, ils le font avec d'autres références, d'autres discours. D’où l’apparition d’expressions telles que l’écologie humaine” qui n’indique ni plus ni moins que la supériorité de l’hétérosexualité... »

Un discours relayé médiatiquement et politiquement

Cependant, malgré la force d’un tel discours, les mobilisations « anti-genre » françaises n'auraient pas eu les mêmes succès politiques si d'autres acteurs ne leur avaient pas ouvert la porte. Sara Garbagnoli l'explique avec précision : « Pour que le dispositif existant marche, il fallait des conditions politiques propices, comme une certaine lâcheté et une certaine frilosité politique ». La référence est limpide, le gouvernement socialiste de l'époque et le Président de la République, François Hollande, sont directement pointés du doigt.
Mais ils ne sont pas les seuls, la complaisance des médias est elle aussi sur la sellette. Politiques et journalistes, « à la place d'interroger ces étiquettes, ces pseudo-concepts, les ont relayés », lâche-t-elle avant de poursuivre : « En les relayant, ils·elles les ont légitimé. Au point que toute la controverse a été bâtie et construite sur les catégories telles que le Vatican et ses acteurs les ont fabriquées et pensées. » Le constat de la chercheuse est sans appel : « On ne cesse de se demander si la théorie du genre existe ou pas, si on est pour ou contre, au lieu de poser les vraies questions politiques : comment lutter contre les discriminations systématiques et systémiques qui pèsent sur les épaules des femmes et des personnes LGBTQI. »

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Un discours qui s'est enraciné durablement

Presque cinq années après les débats français sur le mariage, le traitement médiatique et politique de ces questions lui donne désespérément raison. Côté médiatique, il suffit de jeter un œil au compte Twitter de la Manif pour tous pour se rendre compte de la débâcle. Plus besoin de communiqués de presse, il leur suffit de relayer des articles déjà existants qui reprennent leur vocable. Sara Garbagnoli le dénonce en notant particulièrement la dernière Une de Charlie Hebdo sur la PMA : « On pourrait presque dire que ce sont désormais les médias qui font leurs communiqués de presse. Il suffit de voir l'utilisation du terme PMA sans père pour s'en rendre compte ».

Côté politique, la dernière campagne présidentielle en est un autre exemple criant. Si Emmanuel Macron a regretté « l'humiliation » de la Manif pour tousJean-Luc Mélenchon a quant à lui appelé à la « prudence » sur les questions éthiques et Benoît Hamon a qualifié la mobilisation anti-mariage de « mouvement social hétérogène ».  « C'est funeste du point du vue politique, s'emportent les deux chercheur·e·s qui poussent leur raisonnement un peu plus loin. Cela leur permet, non seulement de se présenter comme des interlocuteurs légitimes, mais aussi de se présenter comme les vraies victimes de l’hétérophobie, comme les vrais représentants du peuple bafoué par les lobbys, comme les vrais résistants contre le conformisme gay Et de conclure, d'une seule voix et avec un sens affûté de la formule : « Quand ils disent que la théorie du genre détruira le monde, nous répondons que nous luttons effectivement pour la fin de leur monde, ce monde sexiste, homophobe et transphobe. »
 

La croisade « anti-genre »
Du Vatican aux manifs pour tous
Sara Garbagnoli, Massimo Prearo
Paris, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2017, 128 pages.

 
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Couverture : Manif pour tous à Paris le 2 février 2014 - crédit photo Peter Potrowl