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LGBTphobieEn Pologne, la communauté LGBT entre résistance et résignation

Par Justine Salvestroni le 04/09/2020
En Pologne, la communauté LGBT entre résistance et résignation

La droite dure, au pouvoir en Pologne depuis 2015, impulse une haine des personnes LGBT+. Les récents évènements ont réveillé le militantisme d'une partie de la communauté. Mais pour certains, il est difficile de voir la lumière au bout du tunnel de l'homophobie d'Etat..

Les histoires d’amour, les râteaux, les regrets, les ruptures, les questions gênantes et les expériences désagréables, tous ces impératifs de l’adolescence ont presque disparu des appels reçus par la permanence téléphonique de l’association Lambda, à Varsovie, la capitale polonaise. “Aujourd’hui, je réponds surtout à des appels de détresse provenant de jeunes qui sont rejetés, isolés, et qui se sentent complètement désarmés, voire pensent au suicide”, raconte Jan Topczewski.

Plusieurs fois par semaine, ce doctorant de 27 ans tient bénévolement la permanence pour aider comme il peut la communauté LGBT+ à faire face aux attaques répétées des hommes d’État et d’Église. “Il y a encore un an, les gens étaient écœurés par la situation, mais aujourd’hui ils se sont habitués à l’homophobie, explique-t-il. Il y a toujours une haine intense, mais c’est devenu la nouvelle norme.” Électoralement chargée – européennes en mai 2019, législatives en octobre et présidentielles en juin –, l’année écoulée a permis à l’homophobie ordinaire de se répandre en Pologne.

L'homophobie, sujet politiquement porteur

Après les réfugiés et avant les magistrats, “l’idéologie LGBT” est devenue la cible des partis ultraconservateurs, en particulier de Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015. Chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles : fin juin, Margo, une militante LGBT+, avait été arrêtée pour avoir dégradé une fourgonnette anti-avortement. Sa mise en détention provisoire a provoqué une vague de protestation dans tous le pays. Quelques jours après, on apprenait que le gouvernement allait soutenir financièrement une commune déclarée "zone sans LGBT", après la perte de ses subventions européennes - en réprimande.

 

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Le PiS, pour la première fois, a conduit des recherches, fait des sondages et a compris que l’homophobie était un sujet porteur politiquement, analyse Justyna Nakielska, 29 ans, de l’association Campagne contre l’homophobie (KPH). Ils ont joué sur les valeurs de la nation et de la famille pour faire peur aux gens. L’opposition n’était pas prête et n’a pas su réagir.” Sur la télévision publique, très proche du pouvoir, tournent en boucle les mêmes accusations et associations douteuses, notamment autour de la pédophilie. “Ils l’ont tellement martelé que, maintenant, même si le sujet est beaucoup moins visible, la connexion entre pédophilie et communauté LGBT+ se fait immédiatement dans l’esprit des gens, détaille-t-elle. Il n’y a plus besoin de leur dire qui menace leur famille, ils le savent déjà.”

Zones sans LGBT

Pour aider les Polonais à se protéger du “danger”, pendant l’été 2019 le magazine d’extrême droite Gazeta Polska a distribué à ses lecteurs des autocollants “zone sans idéologie LGBT” à coller sur leur boîte aux lettres ou sur leur voiture. L’initiative a déclenché un scandale national et international, mais l’idée a continué à se développer. Suivant ce principe, quelque 80 villes et régions du pays se sont déclarées anti-LGBT. Marquées en rouge par des associations sur “l’atlas de la haine”, elles occupent maintenant un tiers du territoire, principalement le Sud-Est, la partie la plus conservatrice du pays.

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“Je viens de l’une de ces villes, Debica, et je suis mort de honte, avoue Filip Sliwa, jeune publicitaire installé à Varsovie. Mes parents y vivent, et je me sens mal pour eux, qui en ont honte aussi.” Si les résolutions signées par les maires ou les présidents de région n’ont pas d’impact légal, elles envoient un signal fort : l’homophobie est non seulement autorisée, mais encouragée. “Aujourd’hui, je me sens moins en sécurité dans ma petite ville de 45000 habitants que dans la capitale, regrette Filip Sliwa. En 2019, Debica a rejoint la liste des villes « anti-LGBT », puis il y a eu la gay pride de Bialystok. J’en ai pleuré, mais en même temps ça m’a changé. S’accepter tel que l’on est n’est pas suffisant, il faut aussi en être fier ! En Pologne, les Marches ne sont pas des célébrations, mais des revendications. Le pire, c’est que lorsque mon frère m’a demandé d’être le parrain de son fils, le prêtre que j’ai rencontré m’a refusé ce droit parce que je suis gay. Je suis allé en voir un autre et j’ai dû lui mentir pour que l’Église cesse de me rejeter !”

Varsovie, îlot de liberté

Avec ses amis, le publicitaire aborde souvent la question d’un avenir à l’étranger, au cas où la situation ne s’améliorerait pas. “Le pays entier me fait peur; il y a dix ans, il y avait déjà des homophobes, se souvient-il. Mais aujourd’hui, ils se sentent autorisés à l’être. Heureusement, au sein des grandes villes, je ne constate pas vraiment d’impacts provoqués par la rhétorique du PiS dans la vie quotidienne. À Varsovie, il n’y a pas de bars où je ne me sens pas le bienvenu !” La capitale polonaise est une bulle, où les voisins ne font pas de commentaires, où “la vie est la même qu’à Paris ou à Berlin”, raconte Filip Sliwa. Le maire libéral, Rafal Trzaskowski, a mis en place une charte LGBT+ pour faire de Varsovie une “ville ouverte et tolérante”, un “refuge” pour la communauté.

Là-bas, il est possible de découvrir les œuvres de Karol Radziszewski, un artiste polonais ouvertement homosexuel, au prestigieux Centre d’art contemporain du château Ujazdowski. En 2005, chez un ami parti en vacances, il organisait la toute première exposition ouvertement queer de Pologne. “À l’époque, le PiS gouvernait déjà, mais les gens sont quand même massivement descendus dans la rue pour la gay pride, et ce malgré son interdiction. La même année, j’ai créé le magazine LGBT+ DIK Fagazine, raconte l’artiste. Tout cela revient aujourd’hui, mais sous une forme différente : plus la pression politique est forte, plus la communauté est active. C’est cyclique.”

Manipulation médiatique

Dans l’exposition “Le pouvoir des secrets”, programmée jusqu’à la fin de mars, les princesses et les poupées de Karol Radziszewski croisent les portraits de personnalités historiques ou culturelles polonaises, gays ou transgenres. Des exemplaires de DIK Fagazine (en anglais) et, surtout, l’intégralité des documents du Queer Archive Institute (QAI) – photographies de nus, de fêtes, VHS de pornos des années 1970 et 1980, brochures, objets du quotidien, patiemment collectés par l’artiste – témoignent de la vie de la communauté LGBT+ en Europe centrale et en Europe de l’Est. La preuve par l’art et par l’exemple que l’homosexualité n’est ni tombée du ciel sur la Pologne ni une malédiction importée de la décadente Europe de l’Ouest. “C’est l’un des premiers pays à avoir décriminalisé l’homosexualité, en 1932, rappelle Karol Radziszewski. J’utilise les faits historiques pour contrer la rhétorique homophobe, pour répondre à la manipulation.”

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L’artiste, qui vient de fêter ses 40 ans, est optimiste : “Internet aide beaucoup. C’est la principale différence par rapport à l’époque de ma jeunesse : je croyais être le seul mec gay de la planète.” Pourtant, l’exposition lui a valu d’être poursuivi par une équipe de la télévision publique, très proche du gouvernement, jusque dans les toilettes d’un restaurant. “C’est du harcèlement”, résume-t-il. La télévision n’a pas épargné non plus la KPH. Juste avant les élections législatives, une journaliste s’est fait passer pour une militante et a filmé, avec une caméra cachée dans ses lunettes, les réunions de l’association. Sans se soucier de savoir si elle pouvait du même coup outer des participants, en prime time, sur une chaîne nationale.

Coming out impossible

Jan Topczewski a fini par ne plus du tout regarder les infos : “Avec la permanence téléphonique, ça fait trop à gérer émotionnellement. Je dois me protéger pour pouvoir continuer.” Filip Sliwa, lui, préfère en rire, même jaune. Tous deux ont conscience d’être relativement à l’abri : ils ont attendu l’âge adulte pour faire leur coming out et quitter leur ville de naissance. Mais ce n’est pas toujours possible : “Il y a la peur de blesser sa famille, mais aussi de les laisser subir les conséquences à notre place, de briser leur vie sociale. C’est arrivé à l’un de mes amis ; il a dû faire déménager sa mère de son village à Varsovie”, se désole Jan Topczewski.

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Postée sur un compte Instagram de témoignages anonymes, une histoire a ému Justyna Nakielska : “Un homme marié et père de famille raconte avoir jeté des pierres sur les manifestants à Bialystok, alors qu’il est gay, conscient qu’il ne pourra jamais faire son coming out.” On observe un changement de stratégie, devenue plus insidieuse, raconte la militante de la KPH. Par exemple, la protection de la famille ne vise pas ouvertement les personnes LGBT+, mais elle les exclut de fait en définissant cette dernière comme l’union d’un homme et d’une femme.” Et les conséquences de ces discours de haine sont imperceptibles, faute de données : “En Pologne, la définition des crimes de haine ne prend pas en compte l’orientation sexuelle.”

“Thérapies de conversion"

Pour ceux qui ne sont pas hétérosexuels, la Pologne est une loterie familiale et géographique. Filip Sliwa a de la chance : “Mes parents sont tristes et en colère à cause de cette zone anti-LGBT. Ça nous a rapprochés.” Mais ça l’a éloigné du reste de sa famille avec laquelle il n’ose plus aborder le sujet. Jan Topczewski entend des histoires de gamins emmenés de force chez le psy, voire en “thérapie” de conversion, toujours pas interdites en Pologne. “Avec la KPH, nous avons fait une proposition de loi, mais elle n’a jamais été votée au Parlement”, déplore Justyna Nakielska. Mais quand l'Eglise encourage à en ouvrir de nouvelles, ça laisse peu d'espoir sur leur interdiction...

Pour la communauté LGBT+, il y a eu très peu d’avancées ces dernières années, même quand les libéraux étaient au pouvoir. Andrzej Duda, réélu en juillet, a promis pendant les cinq premières années de son mandat souhaiter une union civile pour les couples homosexuelle. Une promesse de Gascon pour les électeurs modérés, qu'il n'a évidemment pas tenue. Pire, il ne s'est même pas donné la peine de faire semblant lors de sa seconde campagne. Pour lui, "l'idéologie LGBT" est une menace pour le pays. Le 10 juin dernier, il a donc signé "charte pour la famille" pour "défendre l'institution du mariage comme union d'un homme et d'une femme" et "protéger les enfants" en "interdisant la diffusion de l'idéologie LGBT dans les institutions publiques".

Les LGBT+ polonais tentent donc de s'adapter. Oliwia Jandzo, professeure de français, vit à Cracovie avec son épouse argentine – un cas rare en Pologne. “Je peux prendre rendez-vous chez le dentiste en disant que c’est pour ma femme sans que cela pose de problème, explique-t-elle. En revanche, nous sommes dans une situation très étrange : elle est considérée comme un membre de ma famille, ce qui lui donne le droit de rester, mais pas de travailler! Une situation que ne connaissent pas les couples hétéros. Les Polonais ferment les yeux sans pour autant accepter la situation.” À 39 ans, elle est devenue insensible aux critiques ou aux insultes, mais “c’est une utopie de penser que ça va changer ! Même si on avait eu nouveau gouvernement, l’Église, elle, ne changera pas.”