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témoignages"On a vu des patients revenir de la mort" : des soignants racontent l'épidémie de sida

Par Anne-Laure Mignon le 01/12/2020
Troisième guérison de VIH/sida après une greffe de moelle

Le 1er décembre, c’est la journée mondiale de lutte contre le VIH/sida. L’occasion de faire un bond dans le passé et de donner la parole aux soignants, internes, médecins et chercheurs qui exerçaient aux prémices de l'épidémie, dans les années 1980/90. Ils racontent.

À la question “Est-ce que vous vous souvenez de la première fois où vous avez entendu parler du sida ?”, Bruno Spire, directeur de recherche à l'INSERM et ancien président de l'association AIDES, et Brigitte Autran, infectiologue praticienne à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et professeure des universités, répondent en choeur : “Comment oublier”…

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La première fois pour Bruno, c’est en 1982. Médecin de formation, il débute alors à l’Institut Pasteur en tant que jeune chercheur. Intégré à l’équipe des virologues Luc Montagnier, Jean-Claude Chermann et Françoise Barré-Sinoussi (prix Nobel de médecine en 2008), il fait partie des scientifiques présents lorsque le médecin Willy Rozenbaum leur envoie la première biopsie ganglionnaire d'un patient qui souffre d’une atteinte sévère des ganglions lymphatiques. Le ganglion est alors disséqué et minutieusement examiné. De là, le virus est isolé, observé, identifié et enfin nommé : LAV, pour "lympho-adénopathy associated virus" – en 1986, il sera rebaptisé "virus de l'immunodéficience humaine" (VIH).

Le sida et la peur

Brigitte Autran, elle, rencontre le virus pour la première fois en 1981, à l’hôpital Bichat-Claude-Bernard, où elle est alors interne dans le service d’infectiologie. C’est d’ailleurs la première interne à être confrontée à un malade du sida. “Je m’en souviens comme si c’était hier", raconte-t-elle. C’est un collègue qui l’en informe : son service vient d’accueillir un homme dont les caractéristiques ressemblent aux cinq cas qui défraient la chronique aux États-Unis. “À ce moment-là, on est complètement dans le flou. On ne sait même pas que c’est un virus. On est simplement face à un patient qui souffre d’un abcès cérébral et qui est extrêmement maigre”. Il s'agira du premier Français mort du sida.

Un premier patient, avant la vague. Très vite, ce ne sont plus quelques malades isolés qui se présentent dans les services d'infectiologie du monde entier, mais des centaines de cas. Si bien que dans les hôpitaux, on aménage des chambres et on ouvre des lits spéciaux pour les accueillir. “Jusqu’en 1983, on en savait tellement peu sur ce qui était en train de se produire qu’on a débuté l'isolement en chambre seule des patients sida, retrace Brigitte Autran. On prenait également beaucoup de précautions, masques, gants et combinaisons, avant de les aborder.” Malgré ces mesures, certains membres du personnel soignant restaient paralysés par la peur d’être contaminé. Encore une fois, à cette époque, on ignore tout du sujet. 

Tout, à l'exception des symptômes. Identiques pour la plupart : des affections cérébrales, pulmonaires, des leucémies, des infections buccales graves, un amaigrissement, et surtout un affaiblissement de leur système immunitaire. Tous semblent également avoir les mêmes histoires, les mêmes profils. En première ligne : la communauté homosexuelle. Externe à la Pitié-Salpêtrière au milieu des années 80, Etienne se remémore : “C’était du jamais vu. Ce n’était pas du tout les mêmes patients que dans les autres services. Ceux-là étaient extrêmement jeunes. Pour la plupart, il s’agissait de danseurs, d’étudiants en mode ou d’écrivains. C’était vraiment l’élite parisienne artistique.” Fleurissent alors les spectres de la “peste gay” et du châtiment divin. Les malades sont stigmatisés. Sauf que rapidement, le sida atteint d’autres populations, les hémophiles et les toxicomanes. Certaines mères transmettent également le virus à leurs bébés. En 1983 le couperet tombe : les voies de transmission sont le sang et le sexe. Tous les continents sont atteints. Le mot “épidémie” est prononcé, le décompte des décès lancé.

Début de la prévention

En France, 32 morts en 1983, 75 en 1984, puis 214 en 1985, 607 en 1986… “C’est le début des années noires”, décrit Bruno Spire. L’acte de naissance de la plus "grande catastrophe sanitaire que l'humanité ait connue", selon l'expression de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Les patients sont de plus en plus nombreux et les hôpitaux tentent tant bien que mal de faire face à la crise. “Les malades étaient désespérés. Ils venaient faire la queue devant l’Institut Pasteur pour que l’on réponde à leurs questions sur le virus. Ils nous suppliaient de leur donner les médicaments sur lesquels on travaillait alors qu’ils n’étaient même pas testés, retrace encore Bruno Spire. Nous étions leur seul espoir”. 

En 1984, les premières associations de patients voient le jour. Un nouvel espoir naît pour les patients, mais aussi pour les soignants. Le sociologue Daniel Defert prend l’initiative de fonder AIDES, à la suite du décès de son compagnon Michel Foucault, une des premières personnalités à mourir du sida en France. Il y voit "un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation". En 1987, la ministre de la Santé Michèle Barzach autorise la diffusion de publicité pour les préservatifs, alors seul moyen de prévention contre le sida, et instaure la vente libre de seringues pour limiter la contamination des toxicomanes. Et pour cause, à l’époque, plus de 50% des héroïnomanes étaient séropositifs. C’est également à ce moment-là que les premiers tests de dépistage sont mis au point.

L'AZT et l'espoir

L’AZT, le premier antirétroviral, arrive sur le marché. “Il fallait leur administrer le médicament toutes les 4 heures”, se souvient Sophie, externe à la Pitié-Salpêtrière à la fin des années 80. “Pour cela, on les réveillait au milieu de la nuit.” En vain : l’efficacité du médicament n’est pas suffisante. Sans compter ses effets secondaires. “On arrivait à leur faire gagner au mieux six à douze mois de vie”, d’après les souvenirs du médecin. Les “infections opportunistes” se succèdent. Le sida garde le dessus. Les patients savent qu’ils sont condamnés. “Je me souviens d’un malade qui avait offert un CD à un de nos chefs de service. L’Opéra La forza del destino (en français ‘la force du destin’) de Verdi… Je crois qu’il est mort une semaine plus tard”, témoigne Étienne. En 1996, le bilan est lourd. Le sida a déjà tué plus de 30.000 personnes en France. “J’ai assisté aux funérailles de volontaires, de connaissances, d’amis”, se rappelle le directeur de recherche à l'Inserm. 

Les associations, les chercheurs, les sociologues, les médecins se rassemblent. Du jamais-vu dans l’histoire de la médecine. La bataille continue. Jusqu’en 1996, avec l’arrivée des bithérapies puis des trithérapies, qui consistent à associer deux puis trois molécules afin de renforcer la puissance du traitement. La communauté scientifique retient son souffle. Ça y est, la charge virale, c’est-à-dire la quantité de virus dans le sang, baisse. Elle devient même indétectable. Le sida abdique contre 20 à 30 comprimés par jour. La gestion des effets secondaires est difficile mais les résultats sont là. “C’était dingue. On a vu des patients revenir de la mort, souffle Bruno Spire. Des gens qui n’arrivaient même plus à se déplacer tellement ils étaient faibles ou qui pesaient à peine 40 kilos”. Étienne complète : “Avant ça, on n’avait jamais vu une seule personne s’en sortir”. Ça y est, le sida n’est plus une maladie mortelle. Plus de vingt ans après, c'est même officiel : un patient séropositif sous traitement ne peut plus transmettre le VIH. Une sacrée victoire pour les médecins, et pour les morts du sida.

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