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histoireLe 4 avril 1981, la marche triomphale des homosexuels et des lesbiennes

Par Denis Quinqueton le 04/04/2021
homosexuels

Il y a 40 ans jour pour jour, 10.000 personnes LGBT+ défilent à Paris pour demander l'abrogation du délit d’homosexualité en France. Denis Quinqueton, co-directeur de l'Observatoire LGBT+ de la fondation Jean Jaurès, nous fait revivre cette date importante de nos luttes à travers une revue de presse éclairante sur la perception de l'homosexualité à l'époque.

C’est la dernière marche avant l’abrogation du délit d’homosexualité en France. Une décennie militante, entamée en mars 1971 en chipant un micro à Ménie Grégoire, va se conclure avec la promulgation, le 4 août 1982, de la loi abrogeant l’alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal, introduit par la loi du 6 août 1942. Ce n’est pas à proprement parler la première marche homosexuelle et lesbienne, puisque la première Gay Pride a eu lieu à Paris le 25 juin 1977. Mais au lieu des quelques centaines de participants osant braver l’opprobre sociale de l’époque, ils seront 10.000 à se mobiliser ce 4 avril 1981, en pleine campagne présidentielle. Pour peser dans un débat où personne ne les avait invité.

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En janvier 1982, avec un peu d’avance, Homophonie, le mensuel du CUARH, le comité d’urgence anti-répression homosexuelle, titrera : "L’homosexualité n’est plus un délit, grâce à nos luttes". Viendra ensuite le temps d’une pandémie, celle du sida. "Embouteillages monstres à redouter, samedi en fin d’après-midi, en raison de la 'marche nationale des droits et libertés des homosexuels et des lesbiennes' organisée à partir de 15 heures au départ de la Mutualité", s’effraye France-Soir dans son édition du samedi 4 avril 1981. Ces quelques lignes préoccupées seront les seules consacrées par le quotidien à l’événement.

"Un petit anneau passé dans l’oreille"

Le Figaro restera muet dans son édition du samedi, redoutant peut-être que quelques lectrices ou lecteurs se saisissent de l’information et viennent grossir les rangs de cette manifestation historique. C’est dans une brève quasi sociologique de douze lignes que le journal phare de la droite française en rendra compte le lundi suivant. On prend soin de rassurer le lecteur effarouché par le nombre de manifestants en notant "vraisemblablement" la présence de "sympathisants des homosexuels et lesbiennes". Ouf ! Elles et ils ne sont pas 100.00, quand même !

Puis vient la description, d’une précision quasi médicale : "On pouvait reconnaître toute la diversité de l’homosexualité : jeunes gens 'bon chic, bon genre' se tenant par la main, loubards vêtus de cuir avec un petit anneau passé dans l’oreille, travestis, femmes se prenant par le cou, vieux homosexuels élégants, 'folles' grimés, punks, jeunes gens aux cheveux ras et blousons d’aviateur…" Jésus-Marie-Joseph ! La conclusion se veut rassérénante : "Aucun incident n’a été signalé".

Libération ne paraît plus depuis le 21 février 1981. Ce n’est que le 11 mai, avec un numéro zéro, puis le 13 mai, que le journal étrennera sa manchette au losange rouge. Le Matin de Paris et Le Monde annonceront l’événement, chacun à leur manière.

"Le vote des homosexuels"

Le bandeau au dessus de la manchette du Matin du samedi 4 avril annonce en rouge et en gras "le vote des homosexuels. Page 13". À la page en question, on trouve une longue interview de Pierre Bérégovoy, alors secrétaire national du Parti socialiste, chargé des relations extérieures du candidat François Mitterrand. Le Matin publie en fait de larges extraits de l’interview donnée au mensuel Gai Pied par celui qui deviendra un mois et demi plus tard secrétaire général de la présidence de la République. À propos de l’abrogation de l’article 331-2 du code pénal, il souligne que "les socialistes ont suffisamment affirmé, réaffirmé, proclamé le droit à la différence, leur attachement aux libertés, pour que la solution du problème que vous évoquez rencontre un large accord parmi nous".

Le secrétaire national du PS dresse ensuite un bilan du septennat de Valéry Giscard d’Estaing : "Nous avons évolué vers une forme de monarchie où le président de la République se saisissait d’un rien et tranchait tout. Les réseaux par lesquels circule la vie démocratique se sont défaits. Ainsi du Parlement, devenu chambre d’enregistrement des désirs et caprices exprimés à l’Élysée. Tout aussi grave, la mainmise du pouvoir sur les grands médias obscurcit les débats et a bien souvent interdit que se posent les questions qui préoccupent l’opinion."

Vient ensuite le temps des engagements, en réponse à une question commençant par – hypothèse encore hésitante à un mois et demi du vote – "Si François Mitterrand est élu président de la République…". Dans un vocabulaire d’époque, Pierre Bérégovoy indique que "la discrimination et la répression à l’égard des homosexuels sont des atteintes intolérables à une liberté fondamentale : le droit de disposer de soi. Il est urgent que la France, démocratie historique, réapprenne les vertus de la tolérance."

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"Une sorte de racisme anti-homosexuel"

Après avoir noté qu’il y a "une sorte de racisme anti-homosexuel", le futur maire de Nevers termine son propos par des mots que certain·es devraient utilement relire aujourd’hui : "Un homme de gauche doit se garder des amalgames. Le racisme latent s’épanouit en période de crise. Et la cité malade pousse hors des murs les boucs émissaires chargés de tous les maux… C’est pourquoi, en période de crise, le racisme doit être doublement combattu. Qui prête la main à son expression est doublement coupable."

Sur la page d’en face, le journaliste Jean-Yves Huchet est parti à la rencontre des militant·es du CUARH pour évoquer la "longue marche des homosexuels". Il commence par l’histoire de Catherine Lanérès, éducatrice spécialisée qui s’est vu refuser un poste à cause de son homosexualité. Elle est la compagne de Françoise Renaud, alors présidente du CUARH. L’interview a lieu dans un bistrot et alors que Catherine "prend doucement la main" de sa compagne "et lui pique très naturellement quelques petits baisers dans le cou" ; le journaliste note, rieur, qu’"à la table d’à coté, les joueurs de 421 en lancent leurs dés à côté de la piste".

Il livre ensuite une sorte de pot-pourri des discriminations à l’encontre des lesbiennes et des homosexuels : "Il y en a des multitudes, des petites histoires comme celle-ci. Des logements refusés à des couples masculins, sous des prétextes divers – 'Qui va faire le ménage ?' –, des licenciements d’homosexuels sous un prétexte futile, aux regards lourds de mépris des hétérosexuels et aux discriminations législatives, la vie est loin d’être toujours facile pour les homosexuels."

Un peu plus loin dans l’article, on croise un des futurs pères du Pacs qui évoque le chantier de la lutte contre les discriminations homophobes, à commencer par l’abrogation de l’article 331-2 du Code pénal : “Ce serait un acquis essentiel que cette loi soit modifiée, estime Jan-Paul Pouliquen. Mais il ne faut pas rêver : les mentalités ne changeraient pas pour autant. Il y a d’autres choses à faire. Par exemple, faire reconsidérer par l’Organisation mondiale de la santé sa classification de l’homosexualité comme un 'trouble mental'."

"La liberté honteuse"

Le Monde, qui paraît le samedi après-midi au moment même où les manifestants foulent le pavé parisien, publie une tribune d’un autre militant actif du CUARH, Hervé Liffran, qui s’interroge, faussement naïf : "Est-il raisonnable d’envisager un candidat déclarer à la télévision : 'Je demanderai au Parlement, dès mon élection, la suppression de la législation homophobe datant de Vichy ; je lui demanderai la création d’une commission parlementaire d’enquête sur le fichage des homosexuels, ainsi que l’extension des lois anti-racistes à l’orientation sexuelle? '" Un seul prendra position, entre les deux tours, lors de la conférence de presse organisée par le mouvement féministe de Gisèle Halimi, Choisir, et il faudra quelques années pour combler le programme du militant, à l’exception de la commission d’enquête sur le fichage qui ne sera jamais constituée.

Déplorant la frilosité des responsables politiques à s’engager clairement aux cotés des homosexuels – la tribune est titrée "La liberté honteuse" –, Hervé Liffran conclut : "Chat échaudé craint l’eau froide, dit-on. Homosexuels et lesbiennes savent d’expérience qu’ils ne peuvent compter d’abord que sur leurs propres forces, sur leurs propres luttes, afin de gagner leurs droits, leurs libertés. Mais pour ce faire, l’appui de tous est indispensable, car si ce qui se passe dans le lit du voisin ne nous regarde pas, le droit à sa liberté ne peut être ignoré."

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Le prix 1981 de l’homophobie

Dans le numéro du lundi soir du quotidien de la rue des Italiens – là était sa rédaction et son imprimerie à l’époque – c’est Christian Colombani qui rend compte de l’événement : "Dix mille homosexuels ont manifesté dans Paris". "Leur marche pour 'les droits et libertés homosexuels' devait se terminer sans embûche par des prises de parole sur le parvis glissant de Beaubourg. 'Anti-arabes, anti-sémites, anti-homosexuels même racisme' avaient-ils lancé aux porte-voix. 'Ils nous menacent, ils nous ramassent, ils nous tabassent, dissolution des brigades anti-homo' avaient-ils écrit sur une pancarte. Et sur une autre, ils avaient affirmé : 'Aucune loi ne passera sur nos corps'. Dans un coeur, un grand Américain en pèlerinage avait dessiné 'San-Francisco' tout en fleurs." En avril 1981, ça faisait déjà deux ans et demi que Harvey Milk, militant homosexuel et élu de la ville californienne, avait été assassiné.

Une brève revient sur la soirée organisée le soir de la marche : "Au cours du gala qui avait lieu le soir à la Mutualité, à Paris, plusieurs milliers de personnes ont fait un triomphe à Juliette Gréco venue les soutenir, puis les homosexuels ont décerné le prix 1981 de l’homophobie au 'groupe de contrôle des homosexuels de la préfecture de police de Paris'." Le Matin de Paris rendra compte lui aussi de la marche dans son édition du lundi 6 avril. L’article, toujours de Jean-Yves Huchet, est illustré d’une photo prise au moment où la marche passait devant l’église Saint-Paul, aux confins des 11e et 4e arrondissements. La légende, pince-sans-rire, mentionne "de jeunes communiants" effectivement sur la photo qui "regardent défiler la manifestation en faveur de la liberté de l’homosexualité".

Le Quotidien de Paris et Le Journal du Dimanche consacreront aussi un article à la marche nationale du CUARH et, bien sûr le Gai Pied. La une du numéro du mois de mai, paraissant quelques jours avant le second tour de l’élection, est dédiée à "La marche triomphale" : "L’objectif du CUARH a été atteint : 10.000 homosexuel(le)s ont défilé dans les rues de Paris. Le plus grand rassemblement gai en France", proclame le mensuel. Le numéro publie également l’intégrale de l’interview de Pierre Bérégovoy, reprise en partie par Le Matin de Paris le 4 avril, et de nombreuses photos de la marche inédite. L’une d’elles montrant la tête de la manifestation est surmontée d’un titre : "Notre préférence fera la différence".

Le 4 avril 1981, « la marche triomphale » des homosexuels et des lesbiennes !

Sous le titre "L’événement éludé", Franck Arnal déplore le désintérêt des médias généralistes : "À la radio, seul Europe 1 en avait parlé et FIP fut bien obligé de dire qu’il allait y avoir des embouteillages place Maubert à 15h. 10.000 pédés et lesbiennes, c’est un événement compréhensible par le journaliste le plus niais. Il faut croire que non. La télévision, à son habitude, a contourné l’information, une minute sur Antenne 2 et trente seconde sur TF1 avec les commentaires les moins informatifs possibles."

L’affaire du message de François Mitterrand

En bas de page, un autre article revient sur la fête organisée au Palace pour l’anniversaire de Gai Pied, fondé en 1979 : "Après le Festival de films 'Amours masculines', prolongé d’une semaine en raison de son succès, le Gai Pied fêtait le 13 avril ses deux ans d’existence au Théâtre Le Palace à Paris. Musique, spectacle, tombola, feu d’artifice se sont succédés au cours de cette nuit rose dont l’un des événements fut la déclaration de François Mitterrand lue par Yves Navarre en présence de Jean-Paul Aron et Fabrice Emaer : 'Par ces quelques mots je tiens à vous dire que je m’associe tant à la ferveur manifeste et nécessaire de votre marche nationale, quand vous défilez, qu’à votre fête de ce soir. La cause doit aller avec la fête. Et je demande à Yves Navarre d’être le messager de l’estime et de l’attention que je porte au mode de vie que vous souhaitez et qui doit, obstacles levés de lois à abolir et de lois à créer, être rendu possible. Amicalement, François Mitterrand'."

La rédaction de Gai Pied indique ensuite que "le comité directeur du PS se refuse à confirmer cette authentique déclaration auprès des agences de presse. Il ne nous a pas encore expliqué pourquoi. Après tous ces beaux événements d’avril, voilà bien le point limite d’un parti politique français aujourd’hui, qui nous rappelle malgré lui la nécessité de notre affirmation autonome." La suite de l’histoire l’a montré, avec la lutte contre le sida, la lutte pour le Pacs puis pour le mariage pour tous, Hervé Liffran et le Gai Pied avaient raison : sans notre mobilisation et notre organisation, rien n’est possible. Avec, les ennuis commencent !

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>> [Vidéo] C'est quoi Stonewall ?

https://www.youtube.com/watch?v=W4yh4pbl50U&feature=emb_title