histoirePourquoi parler de "dépénalisation de l'homosexualité" en 1982

Par Thomas Vampouille le 13/02/2024
Michel Chomarat, victime de la pénalisation de l'homosexualité.

Depuis la mort de Robert Badinter, on célèbre notamment la mémoire de sa participation à la loi du 4 août 1982 qui a achevé la dépénalisation de l'homosexualité en France. Ce que d'aucuns contestent, affirmant que "l'homosexualité a été dépénalisée en 1791". Alors, que dit l'histoire, et d'où vient ce quiproquo ?

Robert Badinter, c'est entendu, fut l'homme de l'abolition de la peine de mort en France. Trois mois après ce haut fait rattaché sans conteste à son nom, le ministre de la Justice de François Mitterrand défendit devant l'Assemblée une autre grande loi : celle qui, le 4 août 1982, abolit dans le droit français la dernière disposition homophobe, héritée du régime de Vichy. Pourtant, depuis la mort de Robert Badinter, on voit refleurir une lecture de l'histoire contestant la portée de cette loi et faisant remonter la dépénalisation de l'homosexualité en France à l'abolition du crime de sodomie en 1791.

C'est à se demander pourquoi en 1981 un candidat à la présidentielle, François Mitterrand, interrogé publiquement par l'association Choisir de Gisèle Halimi (la future députée rapporteure de la proposition de loi de 1982), annonçait : "L'homosexualité doit cesser d’être un délit." Mais la commu a de la mémoire. "L'homosexualité était un délit. Nous, homosexuels qui étions opprimés, emprisonnés et on ne vivait que vraiment cachés, avec la peur au ventre en permanence”, a ainsi rappelé Bernard Bousset (81 ans), considéré comme le dernier condamné pour homosexualité en France, en rendant hommage au défunt garde des Sceaux sur franceinfoMichel Chomarat (75 ans, en illustration de l'article), condamné en 1978 après une descente de police dans une boîte de nuit, a salué sur France 3 un homme qui "s'est battu pour la dépénalisation de l'homosexualité car il n'avait pas peur d'être à contre-courant”.

Homosexualité et sodomie

Pour comprendre l'imbroglio, il faut d'abord revenir sur 1791. Cette année-là, en effet, sort le Code pénal accouché de la Révolution, lequel ne reprend plus l'ancien "crime de sodomie". Ce qui fait dire à nos collègues de Libé, pas plus tard qu'en 2022 lorsque nous commémorions les 40 ans de la dépénalisation de l'homosexualité : "Parler de « dépénalisation » semble être un abus de langage car le crime de sodomie a été aboli dans le Code pénal de 1791." Ainsi soit-il : la sodomie est permise, vive les homos et pour l'éternité !

Mais enfin, l'homosexualité ne peut-elle être pénalisée autrement que par la prohibition de la pénétration anale ? Vladimir Poutine vous dirait : fastoche, moi je n'ai interdit que "la propagande LGBT" puis "le mouvement LGBT"… Eh bien, figurez-vous qu'en France aussi, le lobby réac a des idées. Ainsi, que fit le régime de Philippe Pétain le 6 août 1942 ? Il introduisit dans le Code pénal l'article 331 alinéa 2 (celui qui fut aboli le 4 août 1982), qui, s'il n'interdit pas l'homosexualité – ni même la sodomie –, établit simplement un âge de majorité sexuelle supérieur pour les relations homos.

"Les mêmes actes, les mêmes rapports étant parfaitement licites entre mineurs ou adultes et mineurs de plus de 15 ans, de sexe différent, c'est donc bien l'homosexualité qui est interdite en France avant 18 ans sous peine d'emprisonnement", observe le 20 décembre 1981 Robert Badinter face à l'Assemblée nationale, résumant la situation en ces termes : "En réalité, la disposition de l'article 331, alinéa 2, héritée de Vichy, n'est que l'ultime survivance, dans notre droit, de la très ancienne mise hors-la-loi de l'homosexualité, qui a disparu après la Révolution."

La loi, et l'esprit de la chasse aux homos

Si l'homosexualité n'était interdite qu'entre 15 et 18 ans, rétorquent toujours d'aucuns, c'est donc bien qu'elle n'était pas pénalisée en tant que telle. C'était l'argument d'un certain François Fillon quand, au cours de la campagne présidentielle de 2016, celui-ci s'est vu reprocher d'avoir voté contre la dépénalisation de l'homosexualité en 1982 (il était déjà député) : "D'abord ce n'est pas vrai, ce n'est pas la dépénalisation de l'homosexualité, c'est la modification de l'âge pour justement la pénalisation de l'homosexualité chez les mineurs. C'était descendu à 15 ans donc ce n'est pas la dépénalisation de l'homosexualité." Na !

Comment se fait-il que la défense chichiteuse de François Fillon s'entende aujourd'hui jusqu'au sein de la communauté LGBT+ ? C'est qu'entretemps, un article du service Checknews de Libération l'a validée, trouvant même des spécialistes pour l'appuyer. "En 1982, c'est la fin de cette discrimination dans l'âge de « majorité sexuelle » entre relations entre personnes de sexe opposé (15 ans) et de même sexe (21 ans jusqu'en 1974, 18 ans depuis 1974, car la majorité civile avait été abaissée sous Valéry Giscard d'Estaing) qui a été supprimée. Donc il ne s'agit toujours pas au sens strict, en 1982, de « dépénalisation » de l'homosexualité, mais de mettre au même âge la « majorité sexuelle » pour tout le monde", soutient Régis Revenin, chercheur en histoire du genre et des homosexualités. Conforté par Thierry Pastorello, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France et auteur du livre Sodome à Paris : "En 1982 on retire l'alinéa de l'article 331 de l'ancien Code pénal qui doublait la peine en cas de détournement de mineur au titre de délit contre nature mais ceci n'était valable que dans ce cas précis. L'homosexualité en soi n'était pas condamnable."

"Au sens strict", "en soi"… C'est oublier que les effets d'une bonne loi homophobe dépassent toujours le motif prétendu dans sa rédaction, comme l'histoire s'échine à nous le rappeler. C'est encore Robert Badinter qui en parle le mieux, dans le long entretien qu'il avait accordé à têtu· fin 2021. "Le vieux délit d'homosexualité ressuscité par le régime de Vichy", relevait celui qui en avait défendu des victimes, "était utilisé non pas tant pour poursuivre les homosexuels directement, 150 poursuites par an [dans les années 1980, ndlr], qu'à d'autres fins". D'abord, rappelait-il, ce délit permettait à des bandes crapuleuses de piéger des hommes gays pour les soumettre à un chantage. L'autre conséquence de cette loi, soulignait l'ancien garde des Sceaux, "c'était le fait d’hétéros qui pratiquaient en bandes la chasse à l'homo, et en particulier la police française". À son tour, celle-ci pouvait allègrement piéger des homos sur des lieux de drague ou pratiquer des descentes dans des lieux clandestins, arrêtant les clients sans nécessairement se préoccuper de l'âge de leurs partenaires.

Des milliers de victimes

Au titre de la loi du 6 août 1942, sur la base des archives de la police et de la justice, le socio-historien Régis Schlagdenhauffen évalue à 10.000 le nombre d'hommes "qui ont été inquiétés, arrêtés, condamnés à raison de leur orientation sexuelle" – le chercheur appelle d'ailleurs les victimes encore vivantes qui ne se seraient pas manifestées à venir témoigner. Portée par têtu· et signée par de nombreuses personnalités, la pétition appelant la France à reconnaître les victimes de sa répression anti-gay signalait : "Aux milliers de condamnés il faut ajouter ceux, innombrables, qui ont connu les effets de la répression, les raids dans les lieux de rencontres, le « panier à salade » de la police où les homosexuels étaient embarqués comme des criminels." Ce sont toutes ces victimes qu'une proposition de loi du sénateur socialiste Hussein Bourgi, qui sera discutée début mars à l'Assemblée, entend reconnaître, voire indemniser quand c'est encore possible.

Ces leçons de l'histoire pourraient nous être utiles : les lois LGBTphobes reviennent rarement sous la même forme, mais avec le même but à coup sûr. Et que ce soit pour sodomie ou par l'âge de la majorité, une pénalisation en apparence partielle de l'homosexualité justifie une persécution totale des homos. Un phénomène assez universel, d'ailleurs : quand la Russie de Vladimir Poutine adopte des lois interdisant la "propagande LGBT", puis "le mouvement LGBT", le régime ne dit pas non plus qu'il pénalise l'homosexualité. Pas plus que les États américains qui interdisent d'en parler à l'école. La réalité, c'est la persécution inchangée des homos, comme ce fut le cas en France de 1942 à 1982.

C'est en sachant tout cela, d'expérience, que les militant·es LGBTQI+ de l'époque ont agi pour la dépénalisation pure et simple de l'homosexualité. Une première victoire avait été obtenue en décembre 1980, avec la suppression de l'outrage public à la pudeur aggravé en cas d'homosexualité, permis par l'amendement Mirguet de 1960 qui classait l'homosexualité parmi les "fléaux sociaux". La seconde est obtenue à l'Assemblée nationale par Robert Badinter (ministre socialiste), Raymond Forni (député socialiste du Territoire de Belfort) et Gisèle Halimi (députée de l'Isère apparentée socialiste) par la loi du 4 août 1982. À la tribune de l'Assemblée nationale, sa rapporteure avait alors pointé : "C'est une loi du régime de Vichy, no 744 du 6 août 1942, qui a réintroduit le délit d'homosexualité dans la législation pénale française." C'est une loi du gouvernement Mauroy qui l'en a retiré, il y a seulement quarante ans.

Crédit photo : Michel Chomarat par Olivier Chassignole / AFP