film"Bienvenue en Tchétchénie" : un Bafta pour le film sur la purge anti-gay en Russie

Par Florian Ques le 08/06/2021
bienvenue en tchétchénie

Disponible sur le site Arte.tv, le long-métrage Bienvenue en Tchétchénie est une immersion glaçante dans le quotidien d'un réseau d'activistes venant en aide aux personnes LGBTQI+ de cette région tant redoutée de Russie. Il a remporté un prix aux Bafta 2021.

Couronné de critiques dithyrambiques depuis sa projection au festival Sundance l'an passé, Bienvenue en Tchétchénie : The Gay Purge – qui a remporté dimanche 6 juin un prix à la cérémonie des Bafta 2021 (l'équivalent britannique des César) est enfin disponible en France sur le site Arte.tv. Derrière ce titre faussement accueillant, le documentaire braque ses caméras sur les persécutions de masse dont sont victimes les personnes homosexuelles sur le sol tchétchène (sud-ouest de la fédération de Russie).

Une plongée bouleversante à échelle humaine dans la vie d'un groupe de réfugié·e·s, mais aussi des vaillant·e·s activistes russes qui les aident à s'exfiltrer hors d'un pays qui les exterminent. On y voit notamment Maxim Lapunov (ou Maxime Lapounov en version francisée), qui fut la première victime de cette purge à parler à visage découvert. TÊTU a pu discuter de ce film immanquable avec son réalisateur, l'Amricain David France.

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Quel a été le déclic qui vous a poussé à travailler sur Bienvenue en Tchétchénie ?

David France : Je me rappelle avoir entendu parler de ce qui se passait là-bas en avril 2019. Un reporter d'un journal indépendant à Moscou a sorti l'histoire en citant bon nombre de survivants. Ça a suscité de la colère chez des leaders politiques à travers le monde. Chez certains, pas tous. Mon pays [les États-Unis, ndlr] a été silencieux pendant un moment au tout début. Mais je m'y suis pas vraiment intéressé avant un article du New Yorker focalisé sur le travail des activistes qui aidaient ces gens à s'échapper de leur pays. Ça m'a rappelé ce qui est arrivé en Europe sous le régime nazi. J'ai été choqué de réaliser que ce genre de bravoure était encore nécessaire aujourd'hui. C'est pour ça que j'ai commencé à travailler sur le film : pour exposer les risques que ces activistes prennent au quotidien.

Comment êtes-vous entré en contact avec les activistes tchétchènes ? 

J'ai contacté Masha Gessen qui a écrit l'article du New Yorker. C'est un·e journaliste exilé·e réputé·e que je connais depuis près de vingt ans car on évolue dans le même milieu. Je l'ai appelé·e pour lui parler du projet et iel a trouvé que c'était une bonne idée. On s'est réunis lors d'un appel via Zoom avec les activistes pour en discuter davantage. Ils étaient très partants mais n'étaient pas convaincus qu'on puisse mettre tout en place de façon sécurisée, surtout dans les refuges. J'ai alors voyagé jusqu'à Moscou peu de temps après.

Avez-vous fait face à des difficultés ou des limites durant le tournage du documentaire ?

Je ne me suis jamais fixé de limite. Il y a bien eu des moments où les activistes nous disaient d'arrêter de filmer quand on faisait face à des situations dangereuses. Mais tout ce qu'on faisait était très, très risqué de toute manière. Pour ce qui est de la sécurité de mon équipe et moi-même, on travaillait étroitement avec deux entreprises britanniques qui nous conseillaient. On en avait une troisième, aux États-Unis, qui nous conseillait également afin que les images que nous enregistrions ne puisse pas être accessibles par n'importe qui.

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Pendant combien de temps avez-vous travaillé sur ce projet ?

L'article de Masha est sorti en juillet 2017 et je commençais à filmer en août, donc c'était très rapide. Je suis parti à Moscou pour le week-end et suis finalement resté pendant un mois à filmer ce qui était en train de se dérouler. J'ai ensuite continué à filmer au sein du réseau pendant dix-huit mois au total. Il aura ensuite fallu une année supplémentaire pour monter le film, puis réaliser la post-production afin de garantir l'anonymat des personnes que l'on voit à l'écran.

"J'ai contacté des activistes afin de leur demander s'ils accepteraient de devenir des boucliers humains pour préserver l'identité de personnes en réel danger de mort"

Sur ce point-là, le documentaire fait appel à une technologie avancée pour protéger l'identité des personnes devant la caméra tout en préservant des réactions humaines et spontanées. 

Cette technique n'existait pas avant ça. Certains films hollywoodiens y avaient eu recours, mais seulement de temps en temps. C'est un travail laborieux qui se fait plan par plan et c'était impossible pour nous d'envisager ça. On a alors réalisé qu'on pouvait utiliser une intelligence artificielle pour faire le boulot : il fallait utiliser le visage d'une autre personne et le coller avec un algorithme, pixel par pixel, sur celui d'une personne présente dans le film. Une fois qu'on avait calé la méthode, j'ai contacté des activistes new-yorkais, pour la plupart queers, afin de leur demander s'ils accepteraient de devenir des boucliers humains pour préserver l'identité de personnes en réel danger de mort. Une fois sélectionnés, ils sont venus pour des sessions de captures de données où on les filmait sous tous les angles possibles. Il n'y a pas de jeu d'acteur, on a simplement créé des données pour que l'algorithme en fasse usage.

En tant qu'individu LGBTQI+, c'est difficile de voir de telles atrocités à l'écran et j'imagine que c'est encore plus dur d'y assister en personne. Comment avez-vous appréhendé ce tournage dans son ensemble ?

J'étais évidemment furieux. Mais je savais que j'avais un but et que j'avais le potentiel d'exposer ces crimes et ces individus. Le fait que j'agisse m'a donné le courage d'assister à tout ça, même si ça n'était jamais facile. Bien entendu, ces crimes n'ont pas cessé. Mais depuis sa sortie, le film a poussé le gouvernement américain, l'Union européenne, le Royaume-Uni à sanctionner le gouvernement tchétchène ainsi que le gouvernement russe. Tout ceci résulte de notre film. Quand tu entends parler de ces atrocités, la pire chose est de se sentir impuissant. Je sais que je ne me sentais absolument pas impuissant pour ma part : On voulait impliquer le public. On voulait que le public se fasse entendre et demander à ce que ces injustices cessent.

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Il y a des moments très difficiles à regarder durant le documentaire, comme quand un des réfugiés tente de mettre fin à ses jours. Comment réagir dans de telles situations ?

Au fur et à mesure du film, je me rappelais que j'étais bon à une chose : réaliser un documentaire. Quand ce jeune homme a tenté de se suicider, je n'étais pas dans une position où je pouvais apporter quoi que ce soit. Dans ce que je considère comme l'un des chapitres les plus sombres de l'histoire queer contemporaine, je voyais constamment de l'amour. Je voyais constamment cette communauté unique, composée d'étrangers qui se soutiennent avec un amour incroyable. C'est ce que j'ai vu quand ce garçon s'est taillé les veines : l'amour que les gens lui portaient.

Êtes-vous encore en contact avec les différents activistes que l'on voit dans le documentaire ?

Oh, oui ! Maxim et Bodgan font partie de mes meilleurs amis. J'adore ces types. Je les admire profondément.

Comment retrouver une vie normale après avoir été témoin de tout ce que vous avez pu voir pour les besoins de ce documentaire ?

C'est une question intéressante. Ce fut un retour difficile à la normale, rendu d'autant plus compliqué par la pandémie. On était en pleine promo pour le film, on s'était même rendus à la Berlinale. Et là, tout à coup, on nous renvoie chacun chez soi. Ce n'est qu'à ce moment-là que toute l'équipe s'est rendu compte de l'impact de ce traumatisme dans nos vies, en plus de ces premiers mois terrifiants de Covid. En fait, on a commencé à suivre des thérapies de groupe hebdomadaires tous ensemble. On parlait du poids que représentaient toutes ces histoires et la responsabilité de ces vies qu'on aide à protéger, les secrets qu'on garde… Avoir ainsi été séparés les uns des autres a été très traumatisant et ces blessures n'ont pas fini de guérir.

>> Bienvenue en Tchétchénie, disponible sur arte.tv, prochaine diffusion sur Arte le 18 mai

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Crédit photos : Public Square Films