Comment (ré)concilier les luttes écologistes et LGBTQI+ ? L'activiste, journaliste, auteur et yogi solidaire Cy Lecerf Maulpoix nous parle de son premier livre, Écologies déviantes, voyages en terres queers.
Cet article utilise de l'écriture égalitaire, en accord avec la plume de l'auteur que nous interviewons,
et des identités queer évoquées.
Comment la botanique a-t-elle été contaminée par l'hétéro-normativité ? Est-ce possible de fuir la ville, refuge de nombreuses personnes LGBTQI+ ? Peut-on fabriquer du lubrifiant naturel de manière éthique, hors des laboratoires ? Dans Écologies déviantes, voyage en terres queers (éd. Cambourakis), Cy Lecerf Maulpoix mène une enquête tout en sensibilité sur nos ancêtres déviant·e·s — dans tout ce que ce mot a de puissant — qui ont rêvé, et théorisé, une contre-allée verdoyante bien avant Stonewall. Tout en débroussaillant ces archives oubliées, voire lissées au fil du temps, il déconstruit l'argumentaire réac’ de certaines mouvances écologistes actuelles sur la nature, qui ressemble parfois à s'y méprendre à celui d'une certaine Manif pour tous. Si l'ouvrage déborde d’anecdotes révolutionnaires, il pose plus de questions qu'il ne donne de réponses sur la manière dont les luttes LGBTQI+ et de justice climatique pourraient avancer ensemble. C'est parce que Cy persiste et signe : c'est collectivement que nous trouverons les solutions. Rencontre.
Ton livre est sorti ce mois de septembre, comment te sens-tu ?
Cy Lecerf Maulpoix : J’étais au départ un peu nerveux car c'est mon premier livre et que la promotion est un processus un peu inédit et ambivalent pour moi. Mais c'est aussi un vrai moment de joie, dans lequel on s’aperçoit du soutien de ses amis et de tous·tes celleux qui ont accompagné et participé à leur manière à l’écriture. Et ça me fait plaisir de voir que cet ouvrage un peu hybride, à la fois personnel et théorique, crée des résonances pour de nouvelles personnes, l’envie d’ouvrir de nouvelles discussions !
« Pendant l’écriture de ces lignes, quelques fanatiques religieux ont réactivé à nouveau le topos de la maladie, en l’occurrence du coronavirus, comme punition divine en raison du libéralisme sexuel de nos sociétés. En période de crise écologique ou sociale, les dominéEs et les minorités apparaissent toujours sur le banc des accuséEs »
— extrait d’Écologies déviantes
Tu as terminé ce livre pendant la période des confinements et couvre-feux, mais le projet était bien antérieur... Raconte-nous !
J’ai rencontré l'éditrice de la collection Sorcières, Isabelle Cambourakis, dans des cercles militants écoféministes et écolos proches des miens entre 2015 et 2016, au moment où je tentais de me frayer un chemin en tant que pédé dans ces espaces très hétéronormés. Elle a perçu ma frustration et mon désir d'articuler des perspectives minoritaires transpédégouines et écologistes et m’a encouragé à creuser ces intersections, dans l’optique éventuelle d’en faire un livre. Ça a constitué une première impulsion pour que je commence à écrire sur le sujet lors de mes voyages, tout d’abord des billets de blog puis pour des médias, auprès de TÊTU, Vice, puis plus tard pour Komitid. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai fait mes premiers pas de journaliste.
Lectures, documentaires, archives, entretiens... As-tu recensé le nombre de supports sur lesquels tu t'es appuyé pour tes recherches ?
Pas vraiment. Je ne suis ni chercheur, ni universitaire, j’ai bricolé au fur et à mesure de mes rencontres, de mes moyens et des histoires qui me semblaient importantes théoriquement, ou qui m’ont ému. J’ai mené de nombreux entretiens, consulté des archives à San Francisco, à Sheffield en Angleterre, à Marseille, regardé des films et documentaires et surtout, j'ai beaucoup lu. Même s'il y a un gros ancrage historique car il me semblait important d’esquisser une généalogie des écologies déviantes. J'aime aussi raconter des récits subjectifs, des histoires de vie qui disent une perspective, un point de vue situé sur le monde, qui frôlent parfois la fiction, car ils sont tout aussi importants pour nos imaginaires au présent.
Tu as aussi fait tes propres traductions à partir d'archives, car la sexualité de certain·e·s auteurices avait été gommée des récits disponibles en France...
Oui. Déjà, j’ai eu du mal à déplier des généalogies francophones, parce que je ne trouvais pas grand chose mais aussi peut-être par choix, parce que l’Angleterre puis bien plus tard les États-Unis, en dépit de leurs paradoxes, me sont toujours apparus comme des lieux plus ouverts aux subjectivités minoritaires et chargés d’une mémoire militante très riche sur le sujet. Quasiment aucun·e des auteurices anglophones du XIXe ou du début du XXe siècle qui m’intéressaient lors de mes recherches n’avaient été traduit·e ! Il était donc nécessaire d'effectuer des traductions pour participer à ce travail de transmission.
Tu t’es surtout penché sur le poète et militant socialiste anglais Edward Carpenter...
Oui, c’est un cas très particulier. Edward Carpenter a été un militant et théoricien essentiel au développement du socialisme en Grande-Bretagne, proche des mouvements anarchistes, féministes et anti-impérialistes mais aussi membre de groupes végétariens ou anti-vivisection. Il reste méconnu en France, en dépit d’une récente traduction d’un de ses textes, et minorisé dans l’histoire du socialisme anglais. Cela a beaucoup à voir avec sa sexualité. Il s’est battu pour la reconnaissance et la valorisation des sexualités et des orientations de genre criminalisées ou pathologisées comme déviantes, notamment par le biais de nombreux textes théoriques sur ce qu’il qualifiait de « sexe intermédiaire ». Il croyait notamment que cette « classe » pouvait être porteuse d’une révolution sociale, spirituelle et écologique dans le sens qu’elle serait porteuse d’un nouveau rapport à la nature.
« À l’ombre des murs entourant ces jardins bourgeois éclatants, d’autres jardins plus modestes, d’autres alliances déviantes et méprisées, des écosystèmes de faune et de flore composés au gré de désirs moins ostentatoires sont encore tapis, prêts à raconter des histoires que je ne désespère pas un jour de pouvoir entendre ou transmettre »
— extrait d’Écologies déviantes
Dans ce récit, tu évoques aussi le regret de n’avoir pu te baser que sur les écrits d’une classe bourgeoise ou aristocrate...
Ça m'a énormément interrogé, oui. Si l’on dispose de peu de traces des histoires queers, il faut se demander quelles sont celles qui restent ? En général, en dehors des archives qui racontent la répression et la violence, il s’agit de celles qui ont été écrites ou produites par celleux qui ont eu le privilège et les capacités matérielles de le faire, et d'être publié·e·s. Cela dit beaucoup des structures de domination et d’exploitation d’une époque. J’ai eu évidement plus de mal à découvrir des histoires de la classe populaire, ouvrière ou paysanne, ainsi que des écrits de femmes lesbiennes et de queers non-blanc·he·s. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas.
Ce processus d'écriture t'a-t-il sensibilisé à la question des archives LGBTQI ?
Depuis mes premiers articles publiés, mon travail est habité par la notion de mémoire. C'est très précieux et pour moi, ça représente à la fois un devoir intime et un plaisir. Aujourd'hui, à défaut d’avoir accès à un espace d’archives LGBTQI autonome et géré collectivement à Paris, je fais partie du collectif archives des mémoires des sexualités à Marseille. C’est un vrai écosystème de transmission, car on les y fait vivre, on les partage, et c'est ce que j'ai toujours voulu faire dans mon écriture aussi.
Dans Écologies déviantes, tu reviens plusieurs fois sur le concept de contre-naturalité, surexploitée par La Manif pour tous mais aussi par certains écolos. Penses-tu que les écologistes pourraient nuancer leur vision des réalités et besoins LGBTQI ?
L'écologie française a été entre autres déterminée par des influences religieuses fortes. Il y a donc ce rapport à une nature hétérosexuelle reproductive sacrée, sacralisée, qui persiste. On la retrouve par exemple dans les accusations de contre-naturalité vis-à-vis de la PMA mais aussi à propos des personnes trans qui sont trop souvent associées au transhumanisme. Bien sûr, il y a une écologie réactionnaire qui ne va pas bouger, mais j'ai bon espoir que des discussions s'amorcent dans les groupes écolos altermondialistes, anticapitalistes, et pas seulement dans les partis politiques. J'espère que comme pour les écologies décoloniales et l'éco-féminisme, on va pouvoir aborder les intersections de l'écologie et des problématiques LGBTQI+. Il est temps de sortir de la binarité nature/contre-nature car ce sont des concepts historiquement et socialement construits. Il est impossible de penser le monde de demain en s'accrochant à des perspectives aussi figées et nos vies à tous·tes méritent que l’on puisse justement construire du politique en échappant à ces dualismes.
Il y a aussi des personnes LGBTQI non-investies sur les questions d'écologie, car dans la survie avant tout !
On ne peut pas minimiser l'urgence d'une survie, celle d'obtenir ses papiers, un logement, un accès aux soins... Le but n'est pas de culpabiliser qui que ce soit sur le fait de ne pas s’engager pour l'écologie, surtout lorsque celle-ci ne s’empare pas de nos problématiques quotidiennes. Il ne faut pas oublier cependant que la question de notre survie se posera de plus en plus en raison des crises écologiques et sociales que nous traversons. Comme c’est déjà le cas dans de nombreux pays, les catastrophes sanitaires ou environnementales sont particulièrement violentes pour les minorités déjà vulnérables socialement et économiquement.
« Les existences déviantes font face à un grand défi. Celui de faire de leurs propres jardins médicinaux et médicamenteux, de leur terreaux d’hormones ou de Truvada, autre chose qu’une terre moribonde régie par la loi du marché et du capitalisme »
— extrait d’Écologies déviantes
Comment penses-tu que les urgences écologiques et queer puissent coexister ?
On doit pouvoir questionner nos attachements, nos dépendances au capitalisme, et ne pas se leurrer sur la manière dont celui-ci nous exploite en nous promettant une diversité de façade et des miettes de droits sociaux. Nous pouvons créer des alliances, entrer en discussion avec d’autres luttes sociales et pour la justice climatique. Il est nécessaire de sortir de la dualité écologie versus luttes sociales et luttes des minorités, car elles font partie d'une même lutte globale contre la destruction du vivant. Et ces nouveaux horizons ne se dessineront à mon sens que collectivement.
Dans cet ouvrage, on retrouve des interrogations et des aspirations de nos ancêtres déviant·e·s qui, hors vocabulaire, sont parfois les mêmes que les nôtres en 2021. Qu’est-ce que ce constat a suscité en toi ?
C’était assez émouvant de réaliser que beaucoup de nos questionnements d’aujourd’hui ont déjà eu lieu, avec les terminologies de l'époque. C'est fascinant de voir qu'à différents moments de l'histoire à partir du XIXe siècle, dans des mouvements de gauches socialistes ou communistes, des dissident·e·s sexuel·le·s avaient déjà produit des critiques de l’industrialisation, de l’exploitation humaine et animale, des théories sur leur rapport singulier au monde.
Pourtant, ces récits ne sont pas très connus...
Non. On a énormément placardé Stonewall, la fin des années 60, comme le début du militantisme LGBTQI en Occident alors qu’il part de bien plus loin. Dès la fin du XIXe siècle, il y avait déjà des réflexions émancipatrices et révolutionnaires produites par des dissident·e·s du genre et du sexe qui luttaient pour la liberté sexuelle et l’anticapitalisme !
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Depuis mars 2020, de nombreuses personnes ont décidé de quitter la ville, de recréer un lien à la nature. Penses-tu que cette crise soit le début d'un changement pérenne ?
Je ne suis pas sociologue, et je ne peux voir les choses que depuis mon propre prisme, mais je remarque avec plaisir que de nombreuses initiatives se visibilisent sur les réseaux sociaux, notamment la création d'espaces de vie en collectivité à la campagne. J'ai l'impression qu'il y a encore quelques années, ces dynamiques semblaient moins actives. Cet intérêt m'indique que le confinement a peut-être précipité des désirs d’échapper à la ville, qu’il y a une néo-ruralisation à l'œuvre, dont LGBTQI, qui semble s'accélérer.
Tu te poses la question de le faire, toi aussi ?
Comme beaucoup. Mais c'est compliqué de trancher car on est toujours en tension entre différents espaces, répondant à différents besoins ou urgences dans nos vies. La crise écologique et le Covid rendent de plus en plus insupportable la vie urbaine, surtout dans une grande ville comme Paris. Et en même temps, ces espaces citadins doivent rester des zones de résistance et de lutte pour développer des formes de vie collectives, des refuges en résistance aux intérêts capitalistes, aux grands projets inutiles. Il me semble aussi problématique d'abandonner complètement les grandes villes, en ce sens. Là non plus, ce n'est pas simple ou binaire, surtout que toute question de mobilité ou de fuite raconte des privilèges et des inégalités…
Tu as publié ce premier livre en écriture égalitaire, avec des accords neutres minuscules-majuscules (éE) et des néopronoms (iels, celleux etc). Pourquoi ce choix ?
La collection Sorcières laisse les auteurices expérimenter la langue et l’écriture inclusive de leur choix. Je voulais pouvoir garder des pronoms et des formes neutres permettant des identifications plus larges et surtout, j'aimais que le E s’impose dans le mot avec une majuscule.
N'en déplaise à l’Académie française, on voit de plus en plus d'ouvrages écrits de manière égalitaire ou « inclusive ». Penses-tu que ces pratiques soient vraiment en train de se démocratiser ?
Les publications autour du genre et des sexualités qui revendiquent l’écriture inclusive prennent de plus en plus d'espace dans les rayons des librairies, indépendantes, donc je pense qu’il y a une prise de conscience dans certaines maisons d'édition, même si ça reste encore assez marginal. Ça progresse, mais il y a encore un vrai combat à mener, au vu des absurdités et des critiques que l'on peut lire dans des médias en opposition aux différentes formes d’écriture inclusive. Une chose est sûre : il y a quelque chose qui bouge dans la langue et c’est un mouvement à accompagner !
« Ce surinvestissement physique et émotionnel m’alerte sur un besoin souvent ressenti, celui d’en faire toujours plus, afin de prouver ma légitimité et ma valeur en tant que pédé dans des mouvements à dominante hétéro »
— extrait d’Écologies déviantes
Dans ton livre, tu évoques aussi sans le nommer une forme de burn out militant, d’épuisement, de nécessité de care. C’est aussi un vrai sujet, dans nos milieux...
Dans les premières années de militantisme, on a souvent tendance à s’investir corps et âme, aussi bien dans les cercles écolos que queers, animé·e·s par la colère et un désir d’en faire toujours plus. Je n'ai pas échappé à cette dynamique et ensuite... je n'irais pas qualifier ça de burn out militant, mais j'ai commencé il y a quelques années à faire l’expérience d’une anxiété accrue pendant les manifestations. Avant le Covid, on a vécu une période extrêmement violente pour les luttes sociales en raison de la répression policière. Cette violence et les traumatismes qu’elle peut générer s'ajoutent à celles qu’une grande partie des LGBTQI subit déjà au quotidien. Le soin est un sujet pressant pour nos communautés, et nous avons beaucoup de choses à penser ensemble dans une époque aussi violente voire désespérante que la nôtre. Qu’il s’agisse de lutter pour créer les conditions d’une prise en charge collective ou institutionnelle, contre les violences médicales, pour un accès équitable aux médicaments, de questionner nos dépendances aux Big Pharma et la manière dont nous pourrions nous en émanciper, ou leur demander des comptes.
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Pour toi, ça s’exprime aussi dans le yoga ?
Le fait d'aller vers cette pratique, de m’y former et de créer des espaces collectifs de transmission au cours des dernières années (We Are Yogis, ndlr), m’a aidé, oui. En dépit du marketing forcené qui s’opère autour du bien-être depuis des années... Le sujet du care comme démarche pour soi et les autres est abordé de manière un peu sinueuse dans ce livre mais j’essaye de raconter des initiatives inspirantes, notamment féministes et transféministes, où le fait de soigner le vivant, de créer des pratiques de soin qui le respectent, est aussi une manière d’engager un processus de guérison pour soi.
En parlant de repos, il paraît que tu es déjà en train de travailler à une nouvelle publication...
Oui. Je prépare un petit livre sur Edward Carpenter, dans la continuité du travail amorcé pour Écologies déviantes. Il s'agit d'un ouvrage d'introduction à sa pensée, avec une partie historique et théorique, puis une autre avec des textes traduits. Je travaille aussi sur un recueil de poésie, parce qu'en écrivant Écologies déviantes, j'ai réalisé que j'avais envie d'aller vers une écriture en prose poétique que je n'ai pas pu autant mobiliser sur ce premier projet, plus théorique et politique.
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