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reportageLa communauté LGBTQI+ de Beyrouth a du mal à voir le bout du tunnel

Par Léa Polverini le 29/03/2022
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L'association libanaise de lutte contre les discriminations Helem recense de plus en plus d'actes de discrimination contre les personnes LGBTQI+. Une goutte d'eau supplémentaire dans le vase déjà plein de la communauté queer à Beyrouth.

Reportage : Léa Polverini
Photos : Robin Tutenges

La scène est digne d’un film d’action : alors que Mustafa arrive au rez-de-chaussée de son immeuble, une voiture noire pile devant l’entrée, et redémarre au quart de tour à peine s’y est-il engouffré. À quelques mètres de là, les voisins paresseusement accoudés à leur chaise en plastique n’ont rien vu, ou ont fait mine de ne rien voir.

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« Il n’y a pas longtemps, un homme a fait irruption dans mon appartement et m’a violemment menacé pour que je retire le drapeau LGBT que j’avais accroché sur ma terrasse, me disant qu’un "énorme massacre aurait lieu" si je ne le faisais pas », raconte Mustafa. Depuis, il prend des précautions, comme ce dimanche où il se rend au Bardo, déjà apprêté pour se produire sur l’une des scènes drag les plus courues de Beyrouth : ce soir, il sera Queen Latiza Bombé, mère de la House of Bombé.

La communauté LGBTQI+ de Beyrouth a du mal à voir le bout du tunnel
Lebanon, Beirut, 2021-07-25. Latiza prepares to perform at the Bardo. Photograph by Robin Tutenges
Liban, Beyrouth, 2021-07-25. Latiza se prepare a faire un show au Bardo. Photographie de Robin Tutenges

Le Bardo, situé dans le quartier musulman de Hamra, à l’ouest de la capitale libanaise, faisait partie des rares lieux LGBT-friendly épargnés par l’explosion du port de Beyrouth, qui a ravagé la ville le 4 août 2020. Il n’aura pas survécu cependant à la crise économique, et a fermé ses portes fin novembre 2021. Près de deux ans après le désastre, les séquelles de l’explosion sont toujours sensibles, que ce soit dans les rues, les corps ou les esprits.

La communauté pour refuge

« La communauté a été très affectée. D’abord, à un niveau superficiel, parce que la plupart des lieux LGBT-friendly étaient situés dans les zones les plus touchées de Gemmayzeh, Mar Mikhael et Geitawi, et qu’on a perdu beaucoup d’endroits où on se sentait en sécurité ; ensuite, à un niveau plus profond, parce que beaucoup de gens vivaient ici précisément parce que c’était un safe space, et qu’ils ont tout perdu : leur logement, leur travail, leurs affaires… Tout», déplore Hoedy Saad.

La nuit de l’explosion, ce danseur de voguing, qui travaille en tant que vétérinaire, a dû rouvrir sa clinique pour soigner non pas des animaux mais des humains, tant les hôpitaux étaient saturés. Très vite, avec un petit groupe d’amis, il s’est mobilisé pour venir en aide aux personnes de la communauté LGBT+ les plus touchées. Au cinquième jour, le Queer Relief Fund (Fonds de secours queer) était lancé, sur l’initiative de Sandra Melhem, activiste lesbienne, gérante du club Ego Beirut. Au total, plus de 80.000 dollars (soit 67.800 euros) ont été récoltés grâce à la campagne de dons, permettant de soutenir 420 personnes.

« On pensait que l’explosion serait le pire qui puisse arriver à ce pays, mais apparemment ce n’est pas le cas, soupire Sandra, faisant allusion à la crise économique sans précédent qui a fait couler le Liban. Aujourd'hui encore, on continue d’aider des gens. » Alors que plus de 60.000 bâtiments ont été soufflés par l’explosion, laissant près de 300.000 personnes sans domicile au lendemain du 4 août, nombreux sont les logements qui n’ont pas encore été réparés, l’État libanais ayant renoncé à mener une politique d’urbanisme ambitieuse, préférant se reposer sur les initiatives d’ONG locales et internationales.

Avoir une chambre à soi

Pour beaucoup de jeunes LGBT+, cela a signé la perte de leur indépendance : il a fallu pour certains retourner vivre chez leurs parents sans être out, ou en ne l’étant que trop, et pour d’autres se reposer autant que possible sur des réseaux d’entraide, alors que plus de la moitié de la population libanaise passait sous le seuil de pauvreté.

« On a dû fournir plusieurs hébergements pour des jeunes qui ont été virés de chez eux, ou qui ne pouvaient tout simplement pas y revenir. La communauté trans a été la plus affectée, et a subi de nombreuses violences. Les parents de certains leur ont dit qu’ils les tueraient s’ils les revoyaient, d’autres ont été battus en revenant… La prostitution a d’ailleurs augmenté après l’explosion : sans stabilité au niveau du travail et sans soutien familial, le moyen le plus facile de se faire de l’argent est de se prostituer. Ça concerne parfois des jeunes de 16-17 ans », explique Hoedy. D’après un rapport d’Oxfam publié en juin 2021, 66% des personnes LGBT+ vivant à Beyrouth ne perçoivent pas de revenus liés à l’exercice d’un travail (70% d’entre elles ayant perdu leur emploi au cours de cette année), quand le pays connaît un taux de chômage de 40%.

La communauté LGBTQI+ de Beyrouth a du mal à voir le bout du tunnel
Lebanon, Beirut, 2021-07-18. Hoedy prepares to perform at the Bardo. Photograph by Robin Tutenges
Liban, Beyrouth, 2021-07-18. Hoedy se prepare a faire un show au Bardo. Photographie de Robin Tutenges

Indigo lui, ne s’est jamais senti chez lui au Liban : « En tant que personne trans, ce pays ne m’offre rien du tout : pas de sécurité, pas d’assistance médicale, pas de papiers adéquats, pas de possibilité de fonder une famille… Littéralement rien. J’ai un attachement au Liban, qui est inexplicable, mais j’ai toujours voulu partir dès que j’ai compris que j’étais différent. » Ce jeune homme de 32 ans, secouriste pour la Croix rouge sur des zones en guerre, doit toujours cacher une part de son identité à ses proches quand il rentre au pays : « J’ai eu ma mastectomie en décembre 2020, et j’essaye toujours de faire en sorte que mes parents ne se rendent pas compte que quelque chose a disparu. »

Silences entendus

En dépit de l’ouverture apparente du Liban, qui bénéficie d’une scène underground LGBT+ considérable, dans un pays où les relations sexuelles dites « contraires aux lois de la nature » demeurent proscrites par l’article 534 du Code pénal, les familles libanaises sont encore pour la plupart saturées de non-dits. Et dans un contexte socio-politique tendu, les violations des droits des personnes homosexuelles explosent au Liban, selon un récent rapport publié par l’ONG Helem. Rien qu’en 2021, Helem a répertorié 4 007 actes de discriminations et violences, contre 2 161 en 2020 et 522 autres en 2019 dans leur accès au logement, à l’emploi, ou aux soins...

Si Mustafa a coupé les ponts avec ses parents il y a huit ans, bloquant tous les membres de sa famille sur les réseaux sociaux afin de pouvoir s’assumer librement, Emma Gration, un ami qui l’accompagne lors de ses shows et qui est originaire de Saïda, dans le sud du Liban, a pu faire quant à lui son coming out auprès de ses parents, mais ne leur a jamais dit qu’il avait commencé le drag après avoir déménagé à Beyrouth pour y vivre seul. « Ma famille ne sait pas que je fais ça. Saïda est une très petite communauté où tout se sait, et tout le monde est au courant que je suis gay et que je fais du drag, sauf mes parents. Ils sont très conservateurs, et je ne veux pas les inquiéter. Être gay n’est pas un choix, mais faire du drag en est un, et c’est une conversation difficile à avoir. »

Alors que la crise économique a poussé une partie de la population à s’appuyer de nouveau sur le cercle familial, pour Jennah*, les rapports de dépendance se sont inversés. Depuis qu’elle soutient ses proches grâce à son salaire qu’elle perçoit en dollars, la pression qu’elle subissait concernant la nécessité de trouver un mari s’est envolée. « J’achète ma liberté en aidant ma famille. Ils ont peur que j’arrête de leur donner de l’argent s’ils insistent trop, alors ils ne posent plus de question sur ma vie privée. Ma mère sait très bien pourtant que je vivais avec une femme, mais elle fait comme s’il ne s’était rien passé. Tout le monde est dans le déni. »

Dans la nuit beyrouthine

La disparition de plusieurs lieux emblématiques de la communauté, comme le café Em Nazih ou le Madame Om, qui était situé au bord l’avenue Charles Hélou, face au port, a naturellement eu un impact sur les sociabilités queer. Moins de lieux, moins d’argent… Les personnes LGBT+ font face à une hausse de l’isolement, en même temps qu’elles voient leurs échappatoires se restreindre. « Coup sur coup, on a dû faire face au confinement, à l’explosion et à la crise économique. Notre capacité à travailler, à nous retrouver, simplement à se sentir comme une communauté, tout cela nous a été retiré », se désole Emma Gration.

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Alors que Beyrouth s’est peu à peu transformée en ville fantôme à mesure que ses habitants la quittaient, le sentiment de sécurité s’est lui aussi amoindri. « La division géographique qui permet de savoir où il est acceptable d’être queer et où ça ne l’est pas est très complexe. Même si Beyrouth est l’endroit le plus sûr où l’on peut exister au Liban, les zones les plus affectées par l’explosion étaient les plus ouvertes. Avant, je pouvais sortir à 4h du matin et je n’avais pas peur. Aujourd'hui, si tu me dis d’aller dehors la nuit, c’est terrifiant. Tout a changé du jour au lendemain », estime Sandra.

La communauté LGBTQI+ de Beyrouth a du mal à voir le bout du tunnel
Lebanon, Beirut, 2021-07-18. Hoedy prepares to perform at the Bardo. Photograph by Robin Tutenges
Liban, Beyrouth, 2021-07-18. Hoedy se prepare a faire un show au Bardo. Photographie de Robin Tutenges

Pour Indigo, cette insécurité n’est toutefois pas nouvelle : « La discrimination, je l’ai d’abord vécue en étant considéré comme une femme avec des cheveux courts et des tatouages. Maintenant que je m’identifie comme un homme et que je corrige les gens sur mon genre, c’est encore pire. Lorsque ma partenaire s’adresse à moi en utilisant le pronom masculin, les gens se demandent "à quoi ressemble cette chose ?" Pas à ce qu’ils imaginent être un homme en tout cas. J’ai parfois dû mentir en disant que j’avais des origines européennes, parce que l’homme arabe typique est super poilu, et pas aussi blanc et lisse que moi. Je serai toujours mégenré ici tant que je ne porte pas de barbe. »

En l’absence d’un passeport qui reconnaisse son changement d’état civil, Indigo est pour l’heure condamné à devoir prouver son identité en permanence, ou à la dissimuler : « Quand je vais travailler en Irak, au Yémen ou en Libye, comme c’est le passeport qui me fait rentrer, il n’y a aucun moyen pour que je puisse être une personne trans, pour ma propre sécurité. À la fin, c’est mes papiers qui doivent changer. Je me souviens avoir été un activiste à une période de ma vie, mais tu atteins un point où tu veux juste te concentrer sur toi-même, et te sauver. Moi je veux partir, obtenir une autre nationalité, peu importe laquelle tant qu’elle me permet d’être accepté en tant que personne trans, me marier et avoir des enfants. »

Un souvenir tenace

Le souvenir de l’explosion reste encore très vif dans les esprits, et l’accès aux soins relatifs à la santé mentale limité, tant pour des raisons économiques que sociales, liées au tabou qui pèse sur les maladies mentales au Liban, et aux discriminations auxquelles sont régulièrement confrontées les personnes LGBT+ dans les institutions médicales, et qui peuvent les dissuader de chercher de l’aide.

« Le trauma cause beaucoup de problèmes ici, affirme Emma Gration. Quelques mois après l’explosion, quand l’hiver est arrivé, il y a eu un violent orage. Personne à Beyrouth n’a réussi à dormir cette nuit-là, à cause des PTSD [syndrome de stress post-traumatique, ndlr]. Les gens sont toujours fébriles. L’autre jour, j’étais à la plage, et une fille a fait une crise d’angoisse en entendant le moteur d’un bateau qui vrombissait. »

D’après l’étude d’Oxfam menée auprès de la communauté queer, 44% des participants estiment avoir un accès très difficile, voire aucun accès aux services de santé mentale, contre 28% avant le début de la crise. « On voit des gens qu’on aime souffrir de multiples façons, qui ne sont pas forcément physiques. C’est aussi un choc culturel pour nous : on ne pensait pas que ça pourrait arriver un jour, et on se retrouve à essayer d’avoir accès simplement aux biens de première nécessité. Quand tu parles aux gens, ils te disent qu’ils veulent juste aller dans un endroit où ils auront de l’électricité, c’est tellement fou… Chaque jour, on s’enfonce de plus en plus dans les décombres », poursuit Emma Gration.

Se sauver de là

Au Liban, plus personne ne veut entendre parler de cette fameuse « résilience », qui sonne comme une humiliation supplémentaire. « L’explosion était juste une cerise supplémentaire sur le gâteau, et il y a beaucoup de cerises. Le problème c’est que nous essayons de nous adapter, tranche Indigo. S’ils disent que le pain est à 5.000 livres [soit 2,90€ au taux officiel], tu l’achètes à 5.000, si le lendemain ils te disent qu’il est à 10.000, tu l’achètes à 10.000, et si le troisième jour il n’y a plus de pain, tu attends, tu ne manges pas de pain, ils t’affament, et ils finissent par augmenter le prix jusqu’à 30.000, et tu vas l’acheter sans y penser. Nous croyons que c’est de la résilience, mais c’est juste de l’adaptation, ça nous fait devenir des légumes. C’est une des façons dont on fabrique une guerre : les guerres ne sont pas faites que d’explosions et de missiles, ça peut être une guerre économique ou une guerre de la faim, ce qui est ce que l’on traverse. Ça fatigue tellement les gens qu’ils ne veulent même plus aller manifester et essayer de changer les choses. »

Et de fait, d’épuisement en lassitude, la rue libanaise s’est tue peu à peu. Sandra, qui était de toutes les manifs lors de la révolution de 2019, a perdu ses espoirs de changement et n’est pas redescendue dans les rues depuis un an, quand Mustafa ne cherche plus qu’à « quitter ce trou à rats ». D’autres, comme Jennah ou Hoedy, se sont décidés à rester au Liban tant qu’ils le pourraient : « J’ai travaillé si dur depuis 2017 pour apporter quelque chose de fort et de bénéfique à la communauté, et je l’ai fait : j’ai créé une scène de ballroom où j’ai été pionnier, on a rendu les choses plus faciles pour tant de gens, maintenant on est plus visibles, on a une image magnifique, mais tous les efforts que j’ai mis là-dedans avec mes amis, si je les mets dans un contexte différent, j’aurais pu faire encore dix fois mieux, s’emporte Hoedy. J’ai seulement 27 ans et je me sens si vieux, mais je veux rester pour tout ça. »

*Pour des raisons de sécurité, le prénom a été changé.