Historiquement un haut lieu du conservatisme catholique, voire de l’activisme d’extrême droite, Lyon a perdu cette image réactionnaire. Une vie queer vivace s’y développe. Reportage.
Un beau dimanche d’hiver. Près d’une entrée du parc de la Tête d’or, deux mamans – Juliette et Juliette, toutes deux 32 ans – se baladent avec Arthur, leur fils de 2 ans somnolant dans sa poussette. Le couple a emménagé en 2016 dans un appartement du 6e arrondissement de Lyon. À leur arrivée dans ce quartier cossu et réputé conservateur de la ville, un parapluie au logo de La Manif pour tous siégeait devant la porte de leurs voisins d’en face. À leur fenêtre, un drapeau, celui, désormais bien connu, affirmant à qui veut l’entendre que les homos ne sont pas des parents comme les autres.
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À Lyon, La Manif pour tous avait ses fidèles. Parmi eux, des catholiques, évidemment, le diocèse faisant partie des plus conservateurs de l’Hexagone et ayant été sur le sujet de loin le plus sonore. L’archidiocèse, puissant – il revendique 60% de croyants –, a longtemps été tenu d’une main ferme, médiatique, mais surtout homophobe, par le cardinal Barbarin. Mis en cause pour son silence dans l’affaire des abus sexuels du père Preynat, il a finalement démissionné en mai 2020. Son successeur, Olivier de Germay, qui a assuré dans un journal local être en rupture avec lui, s’est révélé tout aussi conservateur : “Bien sûr qu’une personne homosexuelle peut appartenir à notre communauté [catholique], déclarait-il en 2012. On est tous des tordus, quelque part.” Merci, mais non merci.
Cathos remuants
Ce terreau est propice à l’épanouissement d’une extrême droite particulièrement remuante, bien qu’elle n’ait pas dépassé les 6% aux dernières élections municipales. Groupes locaux ou branches de mouvements nationaux, des collectifs de fafs et de nationalistes ont depuis longtemps pris leurs quartiers dans le Vieux-Lyon, défrayant régulièrement la chronique avec des agressions racistes et homophobes. Pour des raisons de sécurité, la Marche des fiertés a d’ailleurs contourné durant des années le 6e arrondissement, considéré comme “à risques”.
Le 24 avril 2021, un rassemblement pour la fierté lesbienne, organisé place Louis-Pradel, de l’autre côté du Rhône, a été attaqué à coups de projectiles. “Ça s’est passé très vite, le service d’ordre a fait un cordon, les flics ont gazé, et les agresseurs n’ont pas eu le temps d’arriver sur nous”, se souvient Laurine, 26 ans, membre du collectif Lesbiennes contre le patriarcat, en touillant son café dans un lieu branché de La Guillotière. Athina, 24 ans, elle aussi membre du collectif, abonde : “Chaque fois qu’on organise une manif, on sait que des fachos peuvent venir nous menacer.”
En 2018 et 2019, alors que SOS Homophobie avait noté une augmentation des agressions homophobes dans la métropole, les associations locales s’étaient saisies du problème, au risque de donner de la ville une image erronée : “Dans nos rapports, on ne dit jamais que Lyon est une ville plus LGBTphobe qu’une autre, tient à préciser Maxime Cochet, militant de SOS Homophobie. Ce n’est pas plus compliqué d’y vivre que dans une autre grande ville française.” Mais la spécificité du territoire et de sa population a peut-être un impact sur la façon dont militent et vivent des personnes LGBTQI+. “Lyon est probablement une ville plus prudente, plus pudique sur ses opinions”, analyse Maxime de SOS Homophobie.
“La ville a une image conservatrice, qui a été vraie, consent l’ancien conseiller municipal du 1er arrondissement Michel Chomarat. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est le cliché des Parisiens.” À 73 ans, ce dernier a “consacré [s]on temps et [s]a fortune” à sa cause, l’archivage. Il a d’ailleurs contribué au fonds LGBTQI+ de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu, une première en France. Et la municipalité s’est elle aussi emparée du sujet. En février 2020, à la fin du second mandat de Gérard Collomb – opposé en 2013 au mariage pour tous –, les mairies de Lyon et de sa voisine Villeurbanne, ainsi que la préfecture de police du Rhône, signaient, à grand renfort de communication, une convention avec le Centre LGBTI+, SOS Homophobie et l’association de policiers LGBTQI+ Flag!. Au programme, 52 mesures pour mieux prendre en charge et mieux suivre les plaintes pour violences LGBTphobes déposées dans l’agglomération. Parmi elles : des formations pour les policiers, les personnels hospitaliers, à l’intention des clubs sportifs, mais aussi des campagnes d’affichage et davantage de vidéosurveillance dans les rues du centre-ville.
À travers notre écran, pandémie oblige, Florence Delaunay, adjointe aux droits, à l’égalité et au culte auprès de l’écologiste David Doucet – depuis son élection en 2020 –, déroule fièrement une affiche colorée sur laquelle on peut lire “Mon genre n’est pas une mode”. Cette campagne de la Métropole contre la haine anti-LGBTQI+ n’a duré que deux petites semaines, à l’automne 2021. Sur ces questions, Florence Delaunay l’assure, elle souhaite prendre “le relais de l’initiative de l’équipe municipale précédente, dans un souci républicain”. Un relais somme toute pas très révolutionnaire pour une mairie passée sous pavillon vert. Plusieurs organisations LGBTQI+ ont toutefois signalé à Têtu un renforcement du dialogue avec l’équipe municipale. L’association Les Audacieuses et Les Audacieux – à l’origine d’un projet de maison de retraite pour personnes LGBTQI+ qui devrait ouvrir ses portes en 2024 – a reçu le soutien de la municipalité, et l’asso sportive Cargo se félicite de la hausse des subventions à venir en prévision de la candidature de la ville aux Eurogames.
Queers visibles
Si Olivier Leculier, l’organisateur du festival de cinéma LGBTQI+ Écrans mixtes, devenu en douze ans le Cannes du cinéma queer, a pu observer au fil des ans la prudence des collectivités face aux valeurs d’une partie de la population lyonnaise, il note que la culture LGBTQI+ gagne en visibilité. “Je pourrais citer dix spectacles, sur la trentaine de cette année, qui traitent des identités queers, ou qui comprennent une thématique queer”, se réjouit-il. Les relations avec la région n’ont pourtant pas toujours été au beau fixe : après l’arrivée, en 2016, du conservateur Laurent Wauquiez (LR) à la tête du conseil régional, les subventions ont été coupées pendant un an. Mais aujourd’hui le festival est de plus en plus soutenu – financièrement et politiquement. La nouvelle équipe municipale a d’ailleurs augmenté sa subvention annuelle de 6.000 euros.
Mais c’est surtout le portefeuille de l’adjointe au maire qui pose question, puisqu’il mêle les questions des cultes et des minorités. Serait-ce l’aveu d’un besoin de réconciliation entre les cathos et les queers du pays de la rosette ? Pour Florence Delaunay, ce portefeuille est justement un “appel à la discussion” entre différents groupes qui “ne se parlent pas beaucoup entre eux”. “Il concerne tous les aspects du cadre de la laïcité : à la fois le respect de la liberté des croyances, d’expression, des opinions, le respect de tout un chacun, et la lutte contre toutes les formes de discrimination”, estime-t-elle, ajoutant : “La mairie sollicite aussi l’État pour qu’il intervienne contre les violences d’extrême droite.” Selon Rue89 Lyon, à la fin du mois de janvier le maire a ainsi demandé au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, la dissolution de plusieurs associations issues de Génération identitaire – elle-même dissoute en 2021.
“L’extrême droite nuit à l’image de Lyon, mais on ne ressent pas d’insécurité quand on se promène dans les rues”, soutient Claire Lamberti, la présidente du Centre LGBTQI+ de la ville. Sous les lettres en bois du L bar, un bar lesbien du quartier des Jacobins, Paul renchérit : “Les fafs, les homophobes, c’est pas des gens que tu croises tous les jours quand tu vis ici.” À rebours de son image conservatrice et hostile, Lyon jouit d’une scène queer festive et active. Paul est ainsi membre de la “vibrante” scène drag locale, sous le nom de Reine Mayr, au sein du collectif Consœurtium : “Lyon est une ville étudiante. Et les drags, ça attire beaucoup les jeunes qui découvrent leur sexualité et leur genre.”
Le soir, Mickaël, quant à lui, devient la bien nommée Chantal La Nuit. Membre du collectif Garçons sauvages, qui organise les soirées les plus incontournables de la nuit queer lyonnaise, il se souvient de leurs débuts au Métal Café, dans le Vieux-Lyon, à 50 m d’un des QG de l’extrême droite ! Depuis, les adeptes du drag se pressent, le talon fier et la perruque ajustée, au Sucre, un espace culturel du quartier de la Confluence, pari urbain de Gérard Collomb imaginé comme une “ville du futur”. Là, de nouveaux lieux viennent concurrencer les historiques de la convivialité queer lyonnaise. D’ailleurs, depuis quelques années, les soirées se multiplient, notamment autour de la scène drag. “On est même booké·es dans des lieux hétéros”, plaisante Mickaël.
Dissensions militantes
Preuve de l’existence d’une vie queer effervescente, le milieu militant lyonnais est également traversé par des luttes intestines. Ces divisions s’étaient étalées au grand jour en 2019 lors de la Marche des fiertés : l’asso organisatrice avait stoppé net le défilé “car un groupe queer radical de 30 à 60 personnes a[vait] voulu prendre la tête du cortège en nous traitant de fachos”, indiquait à Têtu le président de la Lesbian and Gay Pride (LGP). La veille, le Centre LGBTQI+ avait été tagué par un mouvement “queer radical”.
Finalement, en novembre 2019, le bureau de la LGP démissionnait, laissant la place au Collectif fiertés en lutte. En juin 2021, la Pride, qui a rassemblé 15.000 à 30.000 personnes, était organisée en cortèges non-mixtes (“queers racisés”, “handis”, “lesbiens”, trans”). Il s’agissait, selon les organisateurs, de “repolitiser la manifestation”. Après quatre années de présidence, Philippe Dubreuil a claqué la porte début février du Forum gay et lesbien, qu’il estime gangrené par le fameux “wokisme”. “Pendant vingt-cinq ans, j’ai milité pour l’égalité des droits entre les personnes LGBTQI+ et les hétéros, et contre les discriminations envers les homosexuels et transsexuels (sic)”, s’est-il justifié sur Facebook, regrettant de “nouveaux combats” qu’il qualifie de “convergence des luttes des minorités contre la société”.
Un an après leur emménagement, les deux Juliette, qui s’apprêtaient à officialiser leur union, ont croisé leur couple de voisins sur le palier, les mêmes qui, probablement, avaient scandé des “un papa, une maman” dans les cortèges de 2013. Contre toute attente, ces derniers leur ont souhaité un “bon mariage”. Le parapluie et le drapeau de La Manif pour tous avaient disparu. “En apprenant à nous connaître, ils se sont peut-être rendu compte qu’on est une famille comme une autre”, se réjouissent les mamans. Les petits pas feraient-ils, finalement, de grandes empreintes ?
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Photographie : Clément Gaétan / Garçons Sauvages