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gamingComment les studios de jeu vidéo conçoivent de meilleurs personnages queers

Par Tessa Lanney le 27/12/2022
Les personnages queers sont de lus en plus nombreux dans le jeu vidéo

[Article et dossier gaming à retrouver dans le têtu· de l'hiver en kiosques] Mettre au point un jeu vidéo LGBT-friendly, ce n'est pas se contenter d'un personnage secondaire gay et de trois drapeaux arc-en-ciel pour le Mois des Fiertés. Certains studios l'ont bien compris et produisent des contenus authentiques, représentatifs et inclusifs.

Illustration Florian Salabert

C’est peut-être un détail pour d’autres, mais pour nous ça veut dire beaucoup. Récemment, on a appris que, dans le jeu de tir Overwatch 2, le daddy armé jusqu’aux yeux Soldier 76 avait été marié à un homme. “Mine de rien, ça bouscule les joueurs et ça normalise auprès des jeunes la présence des personnes minorisées”, fait valoir Sébastien André, membre de Fiertés Quantic, le groupe LGBTQI+ du studio de développement français Quantic Dream.

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S’ils restent souvent peu développés, ces détails queers sur la vie des personnages de jeux vidéos, souvent mis en avant par les studios lors du Mois des Fiertés, sont toutefois un premier pas dans un processus qui n’a que trop tardé : rendre nos mondes virtuels, paradoxalement limités sur ce point, aussi diversifiés que la vie réelle en termes d’identités. “Même s’ils ne sont pas développés, les rendre publics durant le mois de juin permet de réaliser des actions de sensibilisation et d’inclusivité. Inconsciemment, ça fait évoluer les choses”, salue Sébastien.

Les personnages font leur coming out

De fait, le coming out d’un personnage ou l’annonce d’une intrigue construite autour de thématiques LGBTQI+ remuent systématiquement le milieu du gaming, prompt à s’enflammer autour de polémiques haineuses. “J’ai du mal à comprendre les réactions négatives, déplore Sébastien, dont l’équipe artistique crée des décors et des accessoires. Parfois, les mêmes joueurs qui apprécient un personnage, sa construction, son passé, son histoire, sa façon d’interagir, le rejettent en bloc dès lors que sa sexualité ou sa transidentité sont explicitées, que les mots sont posés.” Si certains joueurs saisissent alors l’occasion de témoigner de leur homophobie la plus primaire, d’autres reprochent à l’inclusivité d’être forcée et de nuire à la qualité du jeu. “Ce n’est pas tant qu’ils détestent le personnage ou son histoire, mais ils n’apprécient pas que ces questions-là soient abordées, reprend Sébastien, qui a compris que ces sujets devaient être traités avec doigté. Dans Détroit: Become Human, par exemple, on voulait être sûrs que l’introduction d’un couple lesbien n’ait pas l’air forcée, qu’elle paraisse authentique aux joueurs.”

Parfois, les critiques viennent de la communauté LGBTQI+ elle-même, relève Hyun-Soo Kim, membre de Fiertés Quantic et créateur de personnages en 3D chez Quantic Dream. On accuse les studios de queerbaiting, c’est-à-dire de vouloir seulement appâter les personnes LGBTQI+, mais il faut savoir que derrière les jeux ne se cachent pas que des hétéros ajoutant des personnages queers dans le seul but de remplir des quotas !” Cette image machiste colle à la peau des développeurs, qui constatent un fossé grandissant entre le monde professionnel du jeu vidéo et ses consommateurs. “C’est un milieu créatif, dans l’air de son temps, où l’ouverture d’esprit est de mise, plaide Hyun-Soo. Le jeu vidéo se politise de plus en plus et les développeurs, qui en prennent la mesure, ont à cœur de porter des messages.”

"Décider de parler d'un sujet et de visibiliser une frange de la population est un choix politique."

Michel Koch, cocréateur de Life is Strange

L’exemple le plus probant est le travail fourni pour le jeu d’aventures narratives Life is Strange, l’un des préférés de la communauté LGBTQI+. Michel Koch, son cocréateur, est fermement convaincu que “décider de parler d’un sujet, de visibiliser une frange de la population est un choix politique”. Et il n’a pas l’intention de se contenter de raconter de bonnes histoires. “Notre but est de créer des expériences positives pour nos joueurs. Il est donc primordial d’y incorporer de la représentativité afin de montrer la diversité de notre société. Sinon, on va continuer à toucher la même catégorie de personnes qui se regarde le nombril et vit avec des œillères”, confie ce créateur de jeux qui souhaite donc s’adresser à ceux qui aimeraient incarner autre chose qu’un impassible et ennuyeux trentenaire brun.

Reste, pour ne pas ravaler les identités queers au rang de prétexte, à servir l’intrigue. “Il faut laisser nos gros sabots au vestiaire et faire passer le message avec subtilité”, précise Sébastien, rejoint par Hyun-Soo, pour qui l’arrivée d’un personnage queer ne doit pas être un événement en soi : “Créer un personnage bourré de stéréotypes pour clamer «on en a mis un», c’est absolument contre-productif. Il faut au contraire l’aborder de manière fluide, subtile, et montrer que sa présence n’a rien d’anormal.” En revanche, reprend Sébastien, il ne faudrait pas tomber dans l’écueil inverse et le rendre trop lisse : “Pour rendre un personnage crédible, vraisemblable, il faut lui donner de la matière. On s’identifie plus facilement à un personnage qui a un bagage, quel qu’il soit, plutôt qu’à un personnage qui, sur le papier, peut correspondre à n’importe qui, et donc, in fine, à personne.”

Nos alliés les jeux narratifs

Un travers brillamment évité par l’éditeur de Life is Strange, Don’t Nod Entertainment, car les jeux narratifs, qui proposent une immersion complète dans l’intrigue et des interactions excitantes, reposent justement sur le développement des histoires personnelles. Ce qui importe, c’est alors d’entrer dans l’intimité des personnages, de suivre leur cheminement, de partager leurs envies et leurs peurs. En somme, de les rendre humains et proches de nous.

"On fait lire nos scénarios à des personnes concernées, comme le sont aussi les collaborateurs dont on s'entoure."

Luc Baghadoust, producteur exécutif chez Don't Non Entertainment

Pour le premier opus, on était une équipe plus restreinte qu’aujourd’hui, et on a eu la chance de partir dans le bon sens”, note Michel. Si créer un jeu mobilise beaucoup de savoir-faire, techniques comme créatifs, il faut également les soumettre avant leur sortie à de très nombreux tests : “On fait appel à des consultants, on fait lire le scénario à des personnes concernées, comme le sont aussi les collaborateurs dont on s’entoure, explique Luc Baghadoust, producteur exécutif chez Don’t Nod Entertainment. Un retour ne sera jamais rejeté. On a tous une culture différente, on part tous de plus ou moins loin sur certaines questions de société, mais on a aussi tous la volonté d’apprendre. On veut bien faire, et on y met l’énergie nécessaire. Enfin, grâce au succès de Life is Strange, on connaît notre audience, alors on essaie aussi de faire tester nos projets par un échantillon représentatif.”

Deux couples LGBT dans Life is Strange

Dans l’épisode 5 de Life is Strange 2, vous trouverez un couple gay, Arthur et Stanley. “C’est un couple d’hommes plus âgés que les autres personnages et qui se contente de se détendre, ce qui n’est pas le comble du sexy. J’ai trouvé ça marquant”, raconte Luc. Ils apparaissent peu à l’écran, “mais on voit qu’ils sont parfaitement intégrés et épanouis, sans que leur sexualité soit pointée du doigt”, note Michel. Et bien qu’ils n’impactent pas l’intrigue, donnant simplement quelques conseils utiles au personnage principal, ce détail du jeu a tout de même été testé auprès de différentes personnes afin d’évaluer si les personnages paraissaient authentiques, si les dialogues fonctionnaient, etc. 

Tout ce processus permet à un maximum de joueurs de s’identifier aux personnages, leur laissant parfois la possibilité de s’approprier l’histoire selon leur sensibilité. Dans Life is Strange, Max et Chloé peuvent ainsi vivre une amitié fusionnelle ou bien la naissance de sentiments amoureux. À la fin du jeu, elles pourront même s’embrasser, ou non, en fonction des différents choix faits au cours de la partie. Et quand bien même ce baiser aurait été un passage obligé, Luc n’a aucun doute sur le fait qu’il n’aurait empêché personne de se projeter : “Si les personnes LGBTQI+ sont parvenues à s’identifier aux personnages hétéros dans les comédies romantiques qui ont bercé leur enfance, l’inverse devrait être possible”, s’amuse-t-il. “Ce sont des sentiments universels, renchérit Michel. Ce qui est cool, avec la fiction, c’est justement d’être face à des situations qu’on n’a pas forcément vécues, et d’être empathique avec ceux qui les ont traversées.”

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Éviter les clichés

Reste la question de l’image : comment représenter sans trop de clichés un personnage LGBTQI+ ? Dès le premier Life is Strange, le look de Chloé, qui en est l’un des personnages principaux, est queercodé et tranche nettement avec le style, plus simple, de Max. Avec ses cheveux bleus, son bonnet, ses débardeurs, sa chemise en flanelle et ses tatouages sur le bras – autant d’indices qui rappellent le Tumblr de 2015 –, le personnage est facilement identifiable. Mais le studio a fait attention à ne pas tomber dans la caricature et à ne surtout pas vendre un fantasme de lesbienne : “On refusait catégoriquement de les sexualiser à outrance, note Luc. Les corps de Chloé et Max étant déjà très normés, on ne voulait pas leur rajouter des formes uniquement pour satisfaire quelques fans.”

Pour La Briochée, participante à la première saison de Drag Race France et doubleuse de jeux vidéos, une bonne représentation peut contribuer à lutter contre les clichés qui attisent les haines. Dernièrement, elle a ainsi donné sa voix à Catalyst, qui a fait en novembre son arrivée dans le jeu de tir Apex Legends. Alors, certes, ce type de jeu ne laisse pas énormément de place aux biographies des personnages, mais on y découvre néanmoins une leadeuse membre d’une communauté de sorcières qui n’ont aucun problème avec sa transidentité. “Les femmes trans lesbiennes ont une image de prédatrices, confie La Briochée. Pour les anti-trans, si on fait notre transition c’est uniquement pour agresser d’autres femmes.” Montrer le contraire en images représente un signal fort, qui permet de remodeler l’imaginaire. ·

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