Abo

cinémaCiné-club "Le 7e genre" : dix ans à défier les normes et susciter le débat

Par Franck Finance-Madureira le 28/12/2022
salle cinéma

Cela fera dix ans en 2023 que le ciné-club Le 7e genre propose au Brady à Paris des séances et des débats passionnants à un public fidèle. Pour têtu·, sa créatrice, la journaliste Anne Delabre, retrace l’histoire de cette initiative qui ravit les cinéphiles queers de la capitale, et pas seulement.

Paris, 2013. Anne Delabre est journaliste. Sa spécialité ? Le cinéma, et notamment les films qui ont trait de près ou de loin aux questions de genre, de minorités et de sexualité. À l’époque, elle collabore avec le festival Chéries Chéris et a publié quelques années auparavant un essai, Le Cinéma français et l’homosexualité (Editions Danger Public), coécrit avec Didier Roth-Bettoni, journaliste et historien du cinéma, auteur notamment de L’Homosexualité au cinéma, un livre-somme de plus de 750 pages publié en 2007 chez La Musardine. Alors que les ciné-clubs mensuels ou réguliers avaient plus ou moins disparu des salles de la capitale, la journaliste commençait à ressentir un manque. "J’avais un peu la nostalgie des ciné-clubs de mes années d’étudiante, et j’avais très envie de faire quelque chose de cet ordre", se souvient-elle. 

À lire aussi : 2023 : 17 films et séries LGBT qu'on a hâte de voir dans cette nouvelle année !

Puis, un jour, tout va s’accélérer : "J'étais au Tango et le patron des lieux, Hervé Latapie, me parle de l’un de ses amis, Fabien Houi, qui vient de reprendre la direction du Brady." Petit cinéma de deux salles niché au cœur du 10e arrondissement, Le Brady, qui a ouvert ses portes en 1958, a connu ses heures de gloire en accueillant la fine fleur du cinéma français, dont un certain François Truffaut, qui s'y rendait régulièrement. Racheté en 1994 par le réalisateur Jean-Pierre Mocky, il a été, jusqu’à sa revente en 2011, le navire amiral du réalisateur indépendant, qui y programmait systématiquement les films de sa très prolifique carrière.

Naissance du 7e genre au Brady

La nouvelle direction a des envies de faire revivre le lieu, d’y attirer des nouveaux publics. Attablés autour d’une bière, Anne Delabre évoque avec le nouveau maître des lieux, Fabien Houi, sa volonté de créer un événement régulier autour des questions de genre : "Il y avait déjà pour moi l’idée d’être très ouvert et pas exclusivement LGBT+, de parler des sexualités minoritaires, comme le BDSM, et d’ouvrir le champ des possibles. Notre slogan c’est d’ailleurs 'le ciné-club qui explore les marges et défie les normes' ! C’était le programme." Fabien Houi propose alors à Anne de mettre en place deux séances-tests en avril et mai 2013. Et c’est, hasard ou coïncidence, le 23 avril 2013, jour du vote de la loi autorisant le mariage pour tous, que Le 7e genre voit le jour !

Ce jour-là, Anne attaque donc cette aventure au long cours sans se douter encore du succès à venir : "J’étais seule, l’association ne s’était pas encore constituée. Nous avons projeté un film qui reflétait un peu ce que je voulais faire : le premier film de Claude Miller, La Meilleure façon de marcher, avec Patrick Dewaere. C’est une œuvre qui n’était pas forcément 'estampillée' LGBT; mais qui joue beaucoup avec les thématiques autour de la virilité, du travestissement, de transgression des normes de genre… Dès cette première séance, nous avons décidé de laisser beaucoup de place au débat d’après-projection et avons eu la chance que Patrick Bouchitey, l’autre comédien principal du film, vienne échanger avec le public. Il a été généreux et passionnant."

"On reçoit les cinéastes, les comédiens ou les scénaristes, des critiques cinéma, des militants, des chercheurs, des spécialistes de la thématique liée au film pour un débat qui dure entre trois quarts d’heure et une heure."

La deuxième séance, en mai 2013, sera, là encore, un succès. "Nous avions choisi Le Baiser de la femme-araignée, un film américano-brésilien d’Hector Babenco, adaptation d’un roman de Manuel Puig avec William Hurt et Sonia Braga, sorti en 1985. En fait, ces deux premières séances ont tout de suite très bien fonctionné. Nous avons continué sur cette idée de présenter des films dits de patrimoine, donc de plus de 15 ans et hors actualité. La ligne éditoriale a été travaillée comme un fil rouge et a, dès le départ, fidélisé le public, qui avait envie de découvrir des films rares ou de revisiter des films plus connus, mais sous cet angle du genre." Le gros "plus" des séances du 7e genre, ce sont les invités, et la place laissée aux débats après les projections : "Le choix des invités est très important. Cela peut être les cinéastes, les comédiens ou scénaristes du film en question, des critiques cinéma, des militants, des chercheurs, des spécialistes de la thématique liée au film pour un débat de bonne tenue, qui dure entre trois quarts d’heure et une heure." 

Dès la troisième année, une association est créée afin de permettre au ciné-club d’avoir une structure et une assise juridiques plus à même de négocier les projections de films avec les ayant-droits ou les sociétés de distribution. "Nous sommes huit dans le Conseil d’administration, détaille Anne Delabre, et, parmi ceux présents depuis le début, je peux citer Nicole Fernandez-Ferrer, du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, ou Anne Crémieux, qui est enseignante en cinéma. Elle sont toutes deux des piliers de l’association." 

"Le public est très mixte : des hommes, des femmes, des personne trans et gender-fluid, des jeunes et des moins jeunes, des étudiants comme des retraités… On est LGBTQI+++ et hétéro-friendly."

Au fil des années, la qualité du travail effectué et la passion aidant, un véritable pacte de confiance s’est installé entre l’association, le Brady et un public varié et fidèle. "Le public est très mixte : des hommes, des femmes, des personne trans et gender-fluid, des jeunes et des moins jeunes, des étudiants comme des retraités… On est LGBTQI+++ depuis toujours et absolument hétéro-friendly ! Ce sont aussi bien des gens qui sont militants que des gens cinéphiles ou curieux de voir des films qu’ils ne voient pas ailleurs. Au fil du temps, Le 7e genre est devenu une sorte de label qui fédère un public qui vient même quelquefois sans connaître le film, à l’aveugle. On est très fiers d’avoir fidélisé ce public diversifié, qui repart en général après avoir passé une bonne soirée : L’idée c’est le plaisir et la convivialité avant tout, et si on apprend des choses c’est encore mieux."

"Les films ne sont pas des tracts, et les débats qui suivent sont de l’ordre de l’échange et du partage."

Avec en ligne de mire de subtils équilibres à respecter, le ciné-club parvient depuis maintenant presque 10 ans à se renouveler et à varier les intervenants, tout en prenant garde à ne pas faire fuir les néophytes. "Il fallait à tout prix éviter le cours magistral ! Cela dure en général de 20h30 à 23h30 ou minuit, et c’est à chaque fois un événement unique. En aucun cas nous ne souhaitons assener des messages, les films ne sont pas des tracts et les débats qui suivent sont de l’ordre de l’échange et du partage. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas le film, on peut en discuter avec plaisir." 

Plus d'une centaine de séances, parfois inoubliables

Après plus d’une centaine de séances, reflets de choix précis et iconoclastes qui offrent une possibilité unique de revoir des pépites ou de découvrir des films invisibles depuis longtemps, Le 7e genre a atteint une certaine renommée qui lui permet de voyager hors des murs de son port d’attache du 39, boulevard de Strasbourg. C’est le cas via les partenariats avec des festivals comme Chéries Chéris à Paris, Écrans Mixtes à Lyon ou Cinémarges à Bordeaux, mais aussi lors de projections à la demande d’institutions comme des bibliothèques, des universités, ou à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis en compagnie du Centre Simone de Beauvoir. "Cela circule et j’aime beaucoup cette idée d’intervenir dans différents contextes et avec différents publics. Je suis journaliste et j'aime faire de la médiation, j'aime le côté 'passeur' de notre métier, faire le pont entre des publics différents, faire découvrir des œuvres. J’aime cette idée que chacun y trouve son compte, sans être largué comme s’il s’agissait de discussions entre thésards de 3e cycle en cinéma ! C’est ce côté grand écart qui fait la difficulté de l’exercice mais c’est aussi ce que j’aime !"

Et c'est également l’occasion pour Anne et ses partenaires d’amasser des souvenirs marquants et émouvants, comme cette séance autour du film belge Ma Vie en rose d’Alain Berliner. "Chris Vander Stappen, la coscénariste du film, qui s’inspirait énormément de sa propre enfance, nous avait fait le plaisir et l’honneur de venir de Bruxelles juste pour cette soirée, avec son fils et sa belle-fille. La séance fut superbe, mais elle est décédée juste après, très jeune, à 54 ans. C’est un souvenir très fort ! Et il y a eu aussi la séance de La Triche, qui fut la dernière apparition publique de la réalisatrice Yannick Bellon, qui était venue présenter le film à 93 ans. Je regrette énormément que nous n’ayons pas filmé cet échange. Aujourd’hui, nous réalisons systématiquement des captations des séances pour nos archives", confie Anne Delabre.  Et parfois, une séance du ciné-club a des conséquences inattendues, comme ce fut le cas avec celle consacrée au film Pourquoi Pas ! de Coline Serreau, il y a quelques mois : "Non seulement nous avons vécu un moment unique, puisque la réalisatrice a retrouvé pour l’occasion toute l’équipe du film, dont certains qu’elle n’avait pas revus depuis 30 ans, mais la séance fut un tel succès – nous avons dû ouvrir les deux salles du Brady – que le distributeur du film a décidé de ressortir la version restaurée du film en salles !

Alors que les ciné-clubs thématiques se sont multipliés dans les salles des grandes villes ces dernières années, en grande partie pour redonner au public le goût des films en salle, et à l’heure des plateformes et du "binge watching" – regarder des séries ou des films à la chaîne –, Le 7e genre réussit la prouesse de remplir ses séances mensuelles, devenues de véritables institutions. D’ailleurs, Anne Delabre le précise toujours à ces interlocuteurs : "N’oubliez pas de réserver votre place à l’avance !" La rançon d’un succès mérité et unique en son genre.

À lire aussi : Création d'un centre d'archives LGBTQI à Paris : le projet vire au panier de crabes

Crédit photo : Unsplash