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histoireNos archives : les deux interviews à "Gai Pied" de William Burroughs, icône Beat

Par têtu· le 13/01/2023
William Burroughs - gai pied - écrivain

Comptant parmi les principales figures de la Beat Generation, William Burroughs, romancier homosexuel américain, a donné sa première interview à Gai Pied en février 1980. Une seconde lui fera suite cinq ans plus tard. Nous reproduisons ici intégralement ces deux morceaux majeurs de l'histoire de la presse gay au XXe siècle.

Premier hebdomadaire gay a avoir été distribué en kiosques, Gai Pied, fondé en France en avril 1979 sous le patronage de Michel Foucault, a participé comme aucune autre publication de l'époque à donner une légitimité à une communauté LGBT encore balbutiante, et qui va se créer autour d'un sentiment commun d'appartenance culturelle. C'est pourquoi, dès les premiers numéros, le magazine a accordé une grande importance aux arts – parmi lesquels la photographie, le dessin, la peinture, la musique et la littérature – et publié plusieurs entretiens prestigieux, parmi lesquels deux interviews de William Burroughs, écrivain américain proche de la Beat Génération, auteur notamment des Garçons sauvages, auquel les articles "Burroughs, l'éternel garçon sauvage" et "L'Écrivain sauvage" font référence.

Publiée en février 1980 dans le numéro 11, la première interview, signée Gérard-Georges Lemaire – par ailleurs traducteur de Burroughs chez Christian Bourgeois éditeur –, est précédée d'un texte de Jean le Bitoux, alors directeur de la publication de Gai Pied. L'auteur américain y témoigne de son admiration pour Jean Genet, écrivain homosexuel français dont certains romans – Notre-Dame-des-Fleurs (1944) ou encore Querelle de Brest (1947) – sont considérés comme des chefs-d'oeuvre de la littérature française, et homosexuelle de surcroît. William Burroughs évoque également Rimbaud, ainsi que les mouvements de libération homosexuelle. [têtu·]

À lire aussi : "Gai Pied" : l'histoire du premier hebdomadaire gay au monde

► Burroughs, l'éternel garçon sauvage

"Je travaillais le trou avec le matelot et nous n'avons pas mal fait." La première phrase de The Soft Machine me réveilla d'un long sommeil. Hormis le grand regard de Le Clézio que je croisais dans Nice et qui faisait des plonges non loin de cette terrasse du port, hormis la lecture de Genet qui m'avait ébloui et dissuadé de retourner de sitôt à la besogneuse Littérature, mon rapport au livre restait handicapé, en mal d'hallucinations. La défenestration verbale de Burroughs m'a alors englouti, et je finissais mon 10/18 en me crevant les yeux dans le crépuscule rose de cette Baie des Auges où s'engouffrent tous les égouts, ce qui oblige les photographies d'avion à être retouchées en bleu marine.

Un jour le public de Beaubourg insulta un garçon sauvage qui venait de voler le chapeau du Maître, en pleine incompréhensible conférence. Ce garçon sauvage, a alors fait un fabuleux strip tease. Burroughs le lendemain me confiait son ravissement pour ce happening improvisé. Un jour on me parlait de Burroughs. Mon transistor a alors rejoint le carrelage de la cuisine. fracassé. [Jean le Bitoux]

[Interview exclusive]

Pour réaliser cet enregistrement et répondre encore une fois à des questions qui l'obligent à sortir d'un mutisme toujours plus difficile à rompre, William Burroughs m'a reçu chez lui, dans son grand loft du Bowery, dans une grande salle peinte en blanc et quasiment dépourvue de mobilier. Mais le plus étonnant dans ce lieu n'est certainement pas ce parti-pris d'ascétisme : c'est l'absence de lumière naturelle et le fait que toutes les fenêtres sont condamnées qui rendent cet endroit aussi singulier et qui lui ont valu le surnom désormais légendaire de Bunker. Ce dialogue est destiné à figurer dans la première d'une série d'émissions que j'ai produite pour l'Albatros, programme dominical de France Culture créé par Alain Veinstein. Je le remercie vivement de m'autoriser à en offrir la primeur aux lecteurs de Gai Pied.

William Burroughs, je souhaiterais que nous débutions cet entretien en parlant de cette gigantesque manifestation qui s'est déroulée à Washington au mois d'octobre et qui a réuni une foule considérable. Vous ne vous y trouviez pas…

Je ne m'y trouvais pas parce que je voyageais en Europe. J'étais alors à Amsterdam et à Bruxelles. Il n'y avait pas autant de monde qu'on l'a affirmé, certainement pas deux cent mille personnes. Les estimations étaient de dix mille manifestants au moins et cent mille au plus. La vérité doit se situer quelque part entre les deux chiffres. Même dix mille personnes est déjà un nombre considérable. Peut-être trente, cinquante mille personnes. Mais il n'y a aucun moyen de vérifier.

Quelle est selon vous la portée de cette manifestation ?

C'est une des grandes marches historiques sur New York, dont nous comptons déjà un certain nombre. Pour une raison ou pour une autre, il y a eu des marches sur Washington comme pendant la Dépression des années trente. Ce sont des manifestations caractéristiques et celle-là en fut une également.

Vous considérez-vous vous-même comme un écrivain militant pour le "Gay Power" ?

Non, je ne dirais pas ça. À ce sujet, Genet a dit qu'il ne pensait pas qu'il existe un écrivain homosexuel. Il y a de bons écrivains et de mauvais écrivains. Cela représente certainement une part importante de mes préoccupations mais, par nécessité, je m'écarterai plutôt de cette dénomination.

"Genet est très lettré. Ce qui est mystérieux, c'est de savoir où il a acquis ce bagage culturel, qui est très inhabituel chez un autodidacte."

Puisque vous parlez de Jean Genet, pouvez-vous me dire pourquoi son écriture a eu tant d'importance pour vous ?

Parce que c'est une écriture extrêmement belle. Pour chacune de ses pages on peut dire "chapeau ! chapeau ! chapeau !". C'est magnifique. Souvent on est en présence de personnes qui ont mené une vie de bâton de chaise et qui ont été en prison et des choses de ce genre, et quand elles veulent l'écrire elles ne savent pas comment s'y prendre. Souvent, elle font de la surenchère. Eliot dit de ceux qui ont un style trop littéraire qu'ils n'ont pas assez lu. Avec Genet on n'a pas l'impression de quelqu'un de mal éduqué, il est même très bien éduqué, très lettré. Ce qui est très mystérieux c'est de savoir où il a acquis ce bagage culturel qui est très inhabituel chez un autodidacte.

Dans un de vos livres, Les Garçons sauvages, vous avez emprunté et détourné tout un passage de Miracle de la rose de Genet, qui vous a donné le titre d'un des chapitres les plus saisissants de cette oeuvre.

Genet a eu une influence moins directe sur moi que Joseph Conrad et Denton Welch. Il y a d'autres écrivains qui ont plus influé sur mon travail. Mais je l'admire énormément, et tout ce qu'il a dit sur l'écriture est extrêmement précis. Quelqu'un lui a demandé quand il avait commencé à écrire et il a répondu "à ma naissance". C'était une très bonne réponse car un écrivain a commencé à écrire longtemps avant qu'il ait plongé la plume dans l'encrier. Et toute l'expérience de son existence passe dans son écriture. Très souvent, des passages qui ont été admirés dans Le Festin nu sont là parce que j'ai entendu quelqu'un dire certaines choses à certains moments et que je me trouvais là, comme si c'était dans un but délibéré – rien qu'une phrase peut-être et il s'avérait que j'étais là pour l'entendre. C'est, je crois, ce que Genet a fait avant toute chose. Et en repensant à ma vie je peux voir que telle chose est entrée dans Le Festin nu, que telle autre est allée autre part…

Dans vos livres, on peut également trouver bon nombre de références à Arthur Rimbaud.

Ah oui, bien sûr. Rimbaud est une grande influence et aussi un grand poète que j'ai admiré et beaucoup lu. Un grand nombre de cut-up et de folds-ins en sortent, sans que je me souvienne quoi de Rimbaud et quoi des autres.…

Pour en revenir à la situation politique et, disons, sexpolitique j'aimerais que vous me disiez ce que vous pensez de la "misère sexuelle" qui règne aux USA et du rôle des mouvements de libération homosexuelle…

Je crois que le mouvement a accompli beaucoup. Quelqu'un qui a vécu dans les années vingt peut seul dire le chemin accompli. Le fait est, quarante ou cinquante ans auparavant, que pesait un anathème absolu sur cette question ; c'était une chose terrible, qui était totalement répréhensible, sans excuse possible. De la même façon on pensait que les Noirs et que les Mexicains étaient des citoyens de second ordre. Ils n'avaient pas les droits que la population blanche avait ou s'octroyait. La police était alors en droit de les traiter très différemment. Le fait qu'on ait pu en parler ouvertement a contribué largement à changer l'attitude de la communauté bien pensante dans son ensemble. Dans certains cas, bien sûr, le fait de se trouver devant cette force a produit des réactions violentes et négatives. Mais les réactions dans leur ensemble sont plutôt positives. Et un grand chemin a été parcouru. S'il n'y avait pas eu ce mouvement on en serait encore où nous en étions voilà quarante ans.

Vous avez donné des conférences à ce sujet, souvent en termes très polémiques. Vous considérez-vous comme un militant du mouvement ?

Certainement. J'ai fait campagne contre la sixième proposition de Briggs. Le soir du vote j'ai donné une conférence à ce propos ; bien entendu, la proposition n'est pas passée. Beaucoup de monde pensent encore de cette manière et ce n'en est pas encore fini. Oui j'ai lu devant un public définitivement homosexuel.

"Il y a des gens qui posent des autocollants qui portent l'inscription : "Tuez une pédale pour le Christ."

Allen Ginsberg a une façon de dévoiler sa vie privée de façon ostensible comme un acte politique. Comment l'envisagez-vous ?

Je préfèrerais que ce soit lui qui vous réponde ! C'est déjà difficile pour moi d'expliquer ma propre position. Mais le fait sur lequel je voudrais insister, c'est que des gens comme Brian briggs et le révérend Brimstone font appel aux personnes les plus bigotes, les plus stupides et les plus ignorantes de ce pays. Et cependant ils prétendent aimer les homosexuels au point de désirer les voir guérir de leur homosexualité ! Et il y a des gens qui posent des autocollants qui portent l'inscription : "Tuez une pédale pour le Christ"!

Dans vos livres, vous mettez souvent la réalité et les fantasmes sur le même plan, et vous intégrez totalement des scènes de sexualité aux autres scènes, sans hiérarchie ni ségrégation. Pour quelles raisons ? Est-ce une réaction contre le puritanisme ?

Non, je ne dirais pas que c'est une réaction, mais un constat sur comment les choses se passent vraiment. la sexualité n'est pas séparée des autres fonctions. On ne peut pas plus parler à part des instants. Toutes ces compartimentations ne correspondent pas aux véritables réactions du système nerveux dans son ensemble à son environnement.

Bon nombre de fantasmes que vous décrivez dans vos livres ont à voir avec ce qu'on désigne sous le terme d'instinct de mort.

Je crois que toute cette histoire d'instinct de mort chez Freud est un des aspects les plus contestables de sa pensée. Il n'existe pas un tel instinct aussi clairement stipulé. Les bouddhistes disent que l'autre cause de la mort est la naissance. Et pour ceux qui croient en la réincarnation, il est vrai que la naissance est la mort. Il y a certainement une relation entre l'instinct de reproduction et la mort.

À ce propos, quelle signification donnez-vous à cette scène où les personnages sont pendus et se répandent sur le sol comme des peaux mortes sitôt après avoir éjaculé ?

L'idée de la naissance du renouvellement et de la mort indique que la création et que la destruction font partie du même mécanisme.

Dans votre mythologie vous montrez des personnes à la fois filles et garçons. Que représentent-ils ?

L'organisme humain est essentiellement hermaphrodite, les femmes présentent des caractères masculins et réciproquement. Évidemment les femmes ont moins de caractéristiques masculines que les hommes n'en ont de féminines. Il y a là un déséquilibre en faveur de la féminité.

propos recueillis par Gérard-Georges Lemaire, à New York. Novembre 1979.

Lawrence-kensas
Lawrence, Kansas. Crédits : Unsplash

La seconde interview a été traduite de l'anglais. Menée par Duncan Fallowell, elle prend place dans les pages de Gai Pied en février 1985, soit cinq ans après la première. L'auteur américain le plus expérimental et controversé de la Beat Generation, ancien junkie – son livre Junky date a été publié en 1953 –, vient d'emménager dans sa nouvelle maison à Lawrence, au Kansas, où il vit depuis 1981. Libre et provocateur, il mentionne brièvement son épouse, Joan Vollmer, qu'il a tuée accidentellement d'une balle en pleine tête, et renouvelle son amour des armes, soutenu par une certaine forme de paranoïa – il évoque la mort tragique du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, assassiné sur la plage d'Ostie par un jeune prostitué. Duncan Fallowell parvient à retranscrire au fil de ces lignes l'atmosphère dans laquelle baigne Burroughs dans cette petite maison de plain-pied à toit de planches, où il terminera ses jours. [têtu·]

► L'ÉCRIVAIN SAUVAGE

Interview de Duncan Fallowell
Traduction : Damien Legrand

William S. Burroughs, né à Saint louis en 1914, est l'auteur du Festin nu, de Nova express, de La Machine molle, du Ticket qui explosa, des Garcons sauvages et du Havre des saints. Les cités de la nuit écarlate est paru en France en 1981. Son dernier livre : The place of dead roads, n'a pas encore été traduit en francais.

Dans presque toutes les œuvres de Burroughs se mêlent l'obsession des odeurs, les dérives de la drogue, les fantasmes homosexuels. Ecrivain exceptionnel, il traduit un monde onirique, où l'écriture, inédite, met sur le même plan le réel, l'imaginaire et le symbolique. C'est une permanente métamorphose de la matière qui fait éclater les bornes de la perception et de la sensualité. Proches de la science-fiction, ses romans disent mieux qu'une stricte analyse les symptômes en gestation de notre temps, la violence souterraine du futur, une vision apocalyptique traversée par l'humour glacé et, néanmoins, magiquement accrochée à la toute puissance du désir charnel.

Duncan Fallowell a rencontré Burroughs. À 70 ans I'écrivain se plaît à dérouter par un discours hors des sentiers battus. Un monologue de la démesure qui incite à relire ou à découvrir son œuvre. "Il est le seul romancier américain vivant dont on pourrait concevoir qu'il fût possédé par le génie", a dit de lui Norman Mailer.

Lawrence, Kansas.

William Burroughs chez lui à Lawrence, Kansas. Il fait très chaud. "Tu as lu ça ? Un professeur de Gainesville, en Floride, assassinés par trois pédés. Ils avaient fumé. 'La tête du vieil étudiant de 41 ans était roulée dans de la toile : des draps, un oreiller et un sac à glace noués sur le visage pour l'empêcher de respirer.' Agitation d'imbéciles. J ai horreur des criminels. lls sont stupides. L'un des trois, un très beau garçon, ira se faire défoncer le cul en prison : se faire battre, enculer et battre."
"Excuse-moi." Wayne le plombier, se tient appuyé au montant de la porte dans un Denim's éclaboussé de peinture. "Ce sera tout, Bill?"— Je crois, Wayne, dit Burroughs contractant sauvagement le coin de la bouche. Tu vas chez John ? Il faut que j'y passe prendre mon 45 automatic.
— Non, je prends une douche et je reviens à vous, Ies mecs, on discutera de la manière de rendre cet endroit sûr avant que tu partes en Angleterre, avec des serrures.
— Oui, de grosses serrures..."

William Burroughs – ex-junkie, déviant, amateur de chats, certainement l'écrivain vivant le plus important d'Amérique – emménage. Il est ici depuis trois jours mais l'eau chaude ne marche pas. L'appartement de New York, l'ancien vestiaire/douches d'une aile reconvertie de la YMCA*, aux latrines intactes, a été passé à un ami. Burroughs déménagea alors dans une ferme de pierre à quelques kilomètres de Lawrence. "Très pratique pour le tir. Je faisais sauter mes sculptures là-bas, Les coups de feu contre des pans de contreplaqué produisent des fissures très intéressantes. Puis je les signais."
Il s'est transporté maintenant dans une petite maison sans étage au toit de planches à la limite de la ville. La nuit dernière il a été réveillé – "J'ai le sommeil très léger" – par un opossum qui mangeait la nourriture des chats, sous le porche arrière. "Il faudrait peut-être que je lui tire dessus avec mon fusil à air comprimé. Tu savais qu'autrefois les carabines à air devaient être comprimées par un assistant avant d'être utilisables ?"
'Carruthers ! Des bandits ! Où est ma pompe, garçon ?'…
Tu connais tes voisins?
Burroughs se convulse violemment – de rire ou de pleur ?
Pas vraiment. – Il brandit sa bouilloire électrique – J'ai parlé à la femme d'à côté par-dessus la clôture. Je lui ai demandé s'il y avait eu des cambriolages dans le coin. Elle m'a dit que non. J'ai dit : pourvu que ça dure. Je vais mettre de vraies serrures, n'importe qui peut ouvrir ces petits machins avec un trombone merdique.
Il parle lentement, d'une voix traînante, incompréhensible au premier abord, mais qui, si l'on s'y accorde, révèle beaucoup d'élégance. Cela sort d'un visage au masque long et lugubre, aux rides entrecroisées autour des yeux, comme un clown, dans une expression fondamentale de déception sans fin. Il a grandi à Saint-Louis. Lui et Judy Garland sont les seuls à l'avoir mis sur la carte.
C'est très semblable à ce pays-ci. C'est presque comme un retour à la maison après une longue absence en Amérique du Sud, en Afrique du Nord et en Europe. "Mais je n'ai jamais été plus à l'est qu'Athènes. Je me suis marié pour la prermière fois au consulat américain d'Athènes.
— Et ton père ? — Il était très distant. Il savait que j'étais 'accroché' – son frère était morphinomane. C'était l'une des rares choses qui marchaient dans la famille. En ce qui concerne l'homosexualité - le sexe sous toutes ses femnes l'embarrassait vivement."
Et Burroughs de frotter furieusement la table avec un torchon sale. "Contrairement à une rumeur lancée par Kerouac, je n'ai jamais été riche. Mes parents me donnaient une rente de 200 dollars par mois. Je n'aurais pas pu écrire mes livres sans ça. Tout ce truc autour des millions de la caisse Burroughs est absurde. Maintenant la moitié de mes revenus viennent de ces lectures publiques. Et ce n'est pas seulement dégotter de vieux trucs et les lire. Je répète et généralement je concentre sur l'aspect comique. Comme là où le capitaine du navire en train de couler surgit en travesti et se rue sur le premier canot de sauvetage. ll ne faut pas être trop long. Comme dans ce festival de poésie sur une plage près de Rome, où ce vieux poète de 81 ans s'est fait jeter du sable par 10.000 personnes... Je me suis dit : ça ne m'arrivera pas à moi ; nous avons mis trois minutes.
Burroughs est content d'avoir quitté New York.
— Ce n'est pas vrai que je passais mon temps à faire les parties avec Andy Warhol. J'ai horreur des fêtes, je connais à peine Mick Jagger, je ne connais pas ces gens de la pop – enfin je connais Chris Stein et Blondie, ils viennent me voir ici et on a eu de très bons après-midis à tirer au fusil et à se balader dans le coin. "Il est dans les fusils, les couteaux, ce genre de trucs".
— Mais pourquoi cet endroit, Lawrence, parmi tous les autres ?
— Mon assistant James Grauerholz habite ici, j'ai un médecin, quelqu'un pour s'occuper des chats quand je m'en vais et il y a très peu de crimes – bien que James se soit fait voler quelques trucs dans sa voiture l'autre jour, des cartouches de gaz lacrymogène... Et il parait que le collège indien en bas de la rue peut être dangereux. Il faut que je voie ça. Ils réagissent mal à l'alcool… Rien ne va pas en Californie. Ils ont les lois les plus ridicules du pays sur les armes est les fusils
.
Le voilà qui se contracte nerveusement contre le mur, puis, lentement, zigzague vers un vieux système de climatisation au milieu d'un mur dénudé et le pousse presque au point d'étouffer la conversation. "C'est un délit de porter un fusil, un crime d'avoir un couteau, et il faut aller au tribunal avant de pouvoir se balader avec une carabine à gaz lacrymogène. Ridicule." EN 1951, Burroughs a tué sa femme accidentellement avec un fusil, à Mexico, mais ça ne l'a pas déconcerté. "Ce n'est pas une question de fusil, dit-il, versant du sucre dans une tasse de thé. c'est une question de négligence". Ils déconnaient, jouant à Guillaume Tell, elle, un verre sur la tête, et il l'a manquée. "On est resté ensemble cinq ans environ. Elle avait beaucoup d'intuition, l'une des personnes les plus intelligentes que j'ai connues."
— Pas si intuitive que ça. Comment va ton fils, à propos ?
— Il est mort. Il avait 35 ans. Il a eu une cirrhose du foie, on a dû lui faire une transplantation et il y a survécu à peu près. Les médicaments anti-rejets ont de très mauvais effets secondaires. Ça rend rigide. Il te faut négocier avec tout le système immunitaire : si tu réduis la capacité de rejet du corps, tu produis une réaction paranoïaque. La personne, se sentant vulnérable, acquiert une terrible raideur de caractère.
— Son livre sur les amphétamines a bien marché ?
— J'ai horreur du speed, je déteste ce qui me fait mâcher la moquette.

Il marche autour de la pièce en cercle décroissant et éventuellement atteint un point d'introspection.
— C'est une véritable tasse de thé anglaise…
— Content que tu l'aimes. De fait, j'ai vécu dix ans à Londres dont cinq derrière Fortnum & Mason. Je n'ai jamais été aussi heureux de quitter une ville.
— Tu pratiquais les garçons de Piccadilly ?
— Certainement. Je note que la circoncision est en régression en Europe. Est-ce sage ? La plupart des garçons américains sont encore circoncis. Presque tous les garçons non circoncis de mon université étaient catholiques. Moi-même je suis circoncis. Et puis tout est devenu si cher à Londres, ça s'est mis à décliner rapidement. Quand je suis arrivé à New York, tout était mille fois moins cher. À New York il y a ce problème de la violence qui est plutôt pour me plaire. Ça peut te sauver de te choisir une arme avant de sortir chez des amis. J'emporte tout là-bas, sauf un fusil évidemment.
— Les fusils sont illégaux à New York?
— Mon Dieu, depuis toujours !
ajoute-t-il, relevant une croûte d'une origine douteuse de son pantalon de nylon vert. Son corps est douloureusement maigre mais frénétiquement vivant. Il marche sans cesse. Un an de prison si on te pique avec. Incarcération dans un zoo, surpeuplé. Mon cher, à New York, ce sont de véritables... animaux. Je n'aime pas la prison et il y a toujours eu quelqu'un pour se porter garant pour moi.
Il y a très peu de meubles dans la maison – le seul intérieur américain sans télévision. "Il y en a une vieille en noir et blanc derrière. Je l'effleure parfois au passage, ça peut produire des synchronismes." Quelques magazines sur le parquet ensoleillé : Fusil, Armes & Fusils, Guerriers, Science Digest. Et des livres de poche : Le Masque d'Apollon, La Méthode de contrôle de l'esprit de Silva. "Je lis beaucoup d'horreurs", dit-il en ouvrant un nouveau paquet de Player's Navy Cut. Il fume à la chaîne et ne s'interrompt jamais que pour l'occasionnel joint du soir. "J'aime particulièrement les histoires d'horreurs médicales."
Après la littérature anglaise à Harvard, Burroughs a étudié la médecine à Vienne pendant un an. "Parce qu''il n'était pas question que je puisse aller dans une école de médecine américaine. Est-ce que tu as lu Cerveau ? Du même type que celui qui a écrit Coma. Les titres sont très importants. J'aime ceux du Reader's Digest : "Je remercie Dieu pour ma crise cardiaque", et "Mes yeux ont un nez froid" par quelque écrivain devenu aveugle" – et il s'écroule d'un rire étranglé, comme une hyène muselée.
— Ça ne te donne pas de cauchemars ?
— Il y en a un qui revient, où je suis attaché par un mille-pattes géant, parfois un croisement de mille-pattes et de scorpion. Dans le cauchemar aux Mille Pattes typique, il se rue soudain sur moi et me cramponne à la jambe. Alors je me réveille en repoussant les couvertures. Les mille-pattes, il faut que je les tue.
— Tu as cherché l'origine de cette phobie ?
— Ce n'est pas une phobie.Je n'arrive pas à m'imaginer quelqu'un qui aurait quelque chose de gentil à dire en faveur des mille-pattes. En général, je n'ai pas de cauchemars mais des rêves. À peu près 40% de mon matériau vient du rêve – lieux et personnages. Il n'y a pas de frontière entre le monde du rêve et le monde réel. Bien sûr, si tu en arrives au point d'avoir du mal à traverser la rue, il faut aller voir un médecin… C'est une mouche ! Je ne supporte pas de voir une mouche se poser n'importe où près de moi !
— Tu n'as pas de bombe insecticide ?
— Bien sûr que si, mais ce n'est pas un cas à insecticide.

Burroughs traîne les pieds jusqu'à la cuisine, grattant ses bras maigres et gris, semblables à deux crayons cassés, et revient, narquois, frapper la mouche d'un large plastique orange.
Où en étais-je ? dit-il se rasseyant, prêt à frapper. Oui, les rêves sont très importants du point de vue de l'évolution. L'homme est un artefact destiné aux conditions de l'espace – et je ne veux pas dire pour s'y élever comme depuis un milieu aquatique, qui est le point le plus éloigné que nous ayons atteint jusqu'ici. L'évolution de la terre à l'espace est équivalente à l'évolution de l'eau à la terre et provoquera des altérations biologiques presque aussi drastiques.
— D'où tu te places, de quoi crois-tu que ça aura l'air ?

Le vert cartilagineux de ses yeux perçants scrute alentour avec une nuance de fatigue mâtinée de dégoût.
Je me situe dans le temps. La transition à l'espace est la fuite hors du temps, voire l'immortalité, parce que je définis le temps comme ce qui se retire. Prends les créatures aquatiques regardant vers la terre : peuvent-elles concevoir à quoi ça ressemble de vivre là-haut ? Difficilement. La peur de tomber ne signifie rien pour un poisson… La clef de ce à quoi ressemble l'espace est à trouver dans le rêve.
— Intéressant… (très. NDSR)
— Gore Vidal disait qu'il ne m'avait jamais entendu dire une chose intéressante (il est sourd). Mais je ne vois pas d'intérêt à être intéressant (évidemment…). C'est ce que tu dis à des écrivains qui t'envoient des trucs illisibles : "très intéressant."
— As-tu déjà entendu Gore Vidal dire quelque chose d'intéressant ?
— On lui a demandé s'il croyait aux punitions corporelles et il a dit oui, entre adultes consentants. Les rêves sont une nécessité biologique. Si des animaux sont privés de certaine partie du sommeil, ils peuvent mourir. L'un des plus gros handicap pour atteindre l'espace est le poids. Mais on a sous la main le modèle d'un corps beaucoup plus léger, le corps astral, ou corps de rêve qui est presque, probablement pas complètement, sans poids. Bien entendu, très peu de recherches ont été effectuées dans ce sens. Tu vois, l'Homme est formé dans un but. "Comme il est pesant de rouiller vert, au lieu de se consumer utilement". Tu sais d'où ça vient ? Ulysse.
— Je ne connaissais pas Joyce.
— Tu veux un verre ? Je ne peux boire que du Coca-cola et de la vodka mais toujours ensemble.
— Tu es seul avec ta théorie du rêve ?
— Peut-être que le gouverneur Jerry Brown va passer ici. Il croit que le futur de la race est dans l'espace. C'est le seul point sur lequel je suis d'accord avec lui. Il est contrôleur d'armes.
— Tu es carrément fou des armes ?
— Je ne crois pas que fou soit le mot juste. J'aime les armes, c'est tout. Il y a des gens qui aiment les papillons, d'autres… Les collections de couteaux sont très populaires tu sais. Je n'aime pas les mille-pattes ni les mouches. Les mouches sont dangereuses, elles peuvent pondre des oeufs dans tes oreilles, les larves écloses et te mangent le cerveau. Si tu vas dans le sud du Texas et que tu vois un petit octopus bleu, ne l'attrape pas : il mord, et tous ceux qui ont été mordus par l'octopus annelé bleu ont claqué dans l'heure. Il n'y a pas d'antidotes. Je vais écrire un bouquin sur les choses qu'on ne doit pas faire ; s'il fait -16°, qu'il y a un petit vent, de force 3 disons, ça rend la température équivalente à 60° sous zéro. Plusieurs personnes par ici, en hiver, sortaient en gambadant pour prendre leur courrier. Un petit vent s'est levé et elles sont mortes. Mais maintenant la température tourne autour des 30° au coeur de l'Amérique et les criquets ronflent comme un moulin du Lancashire."

Burroughs danse lentement le long du périmètre de sa propriété, tâtant l'air en agitant la longue bouilloire à manche rose. "5000 volts. Assez pour faire expier n'importe quel intrus. Ça marche mieux s'il y a de l'eau qui traîne dans le coin. Il faudrait peut-être commencer par cracher dessus."
— Tu te sens en bonne santé ? Je veux dire physiquement.
— Je suis en bonne santé. je fais du judo mais ce truc de sauter en l'air pour frapper son adversaire à la nuque, mon arthrite m'en empêche. Je me balade autour de Lawrence."

Burroughs commence réellement à participer à la vie locale. Il a écrit une chanson pour le groupe punk du coin qui comprend le fils (17 ans) du juge du district. Ça donne La vieille Mrs Sloane mâchant l'os, mâchant l'os de son enfant mort…
OK, éclaircissons l'approche.
Tu n'as jamais eu envie de te suicider ?
Désolé, mais l'atmosphère est contagieuse, Burroughs est un véritable charmeur.
— Jamais ! Je n'arrive pas à penser que le suicide puisse améliorer la position de qui que ce soit.
— Ce qui veut dire…
— Bien sûr, je n'ai jamais douté de l'existence d'une vie après la mort, ni de l'existence des dieux.
— Mais sûrement d'un présupposé après la mort ?
— Attends une minute. je vais te citer un passage de
The place of dead roads, mon nouveau livre : "Kevin n'avait jamais douté de la possibilité d'une vie après la mort ni de l'existence des dieux.
Il pensait que l'immortalité était le seul but intéressant pour lequel combattre, car il savait que ce n'est pas une chose qui s'abstient automatiquement en croyant à des absurdités comme le christianisme ou l'Islam. C'était quelque chose pour lequel il fallait combattre et travailler comme pour tout dans cette vie ou dans une autre." Il me semble que le christianisme est le plus violent poison spirituel jamais administré à une planète. C'est du parasitisme, ça s'accroche aux gens, et l'essence du mal, c'est le parasitisme.
— Quelle est ta fonction alors, en tant qu'écrivain ?
— La fonction de tout art.

Il crie de l'autre bout du jardin, rampant à quatre pattes autour d'un arbre, après les chats. "Et j'inclus dedans la pensée scientifique créative, rendre les gens conscients de ce qu'ils savent et ne savent pas savoir, parce que tu n'apprends jamais rien à quelqu'un qu'il ne sache déjà à un certain niveau.
— Bill, est-ce que tu pleures facilement ?

Non – mais je pleure. J'ai pleuré il n'y a pas si longtemps.
Il a continué à parler de cette manière des heures durant (pitié!) et le jour suivant, répondant toujours de façon inattendue aux idées communes. Pourquoi le Kansas est-il un État "sec", pourquoi appelle-t-on Lawrence "Le Paris des plaines", que faut-il qu'un garçon fasse pour nourrir son vice par ici ?
Mais qu'est-ce au juste que la "sensibilité des plaines" ?
Mon Dieu, on n'est pas dans les plaines ici, elles sont à 500 km plus à l'ouest. Le pays le plus désolé que j'ai jamais vu, pas un arbre, dans aucune direction. La sensibilité des plaines doit être semblable à la folie qui incite les gens à continuer d'y vivre."
James Grauerholz, futur gardien de la chasse, arrive en lunettes à monture dorée. Il nous emmène dîner. Burroughs sort un gros sac de marché et commence à le remplir de son armement. Ses livres sont pleins d'affaires sexuelles étranges et de mondes bizarres. En eux le prophète du Jugement dernier heurte la reine folle dans une explosion d'outrageuse comédie.
— Il doit y avoir beaucoup de gens qui se présentent chez toi pour faire d'horribles suggestions.
— Ce n'est pas une chose que j'encourage. Mais je suis préparé
, dit-il en fermant d'un bruit sex son sac de marché. Il y en a qui appellent ça de la paranoïa. Pasolini était-il paranoïaque ? Ce gosse l'a assassiné par derrière avec une planche à clous. Les clous ont pénétré dans son crâne. J'ai entendu dire par différentes personnes informées que ce gosse était à la solde d'un groupe de droite."
Dehors, il commence à faire sombre. de magnifiques lambeaux éclatants de rose luminescent éclairent les échappées de ciel. Des tornades sont prévues pour les prochains jours. "Regarde ça. Magnifique hein ? Mon préféré, ma deuxième arme de reconnaissance, à barillet découvert. 38 spécial. J'aimerais voir l'un de ces enculés au sac de glace passer par là. Et regarde ça, dit-il, enfournant dans un plastique une veste écossaise à fond bleu. Je la tiens d'un magasin de l'Armée du salut. Huit dollars, pas mal, hein ? Je prends plaisir à marchander."
Et, chaussant ses lunettes fameusement sans attrait, il enfonce un chapeau de feutre sur sa tête, se choisit une canne vigoureuse, ramasse le sac à provisions, et se propulse avec aigreur dans le monde au dehors.

(*)Youth Men Christian Association, une association chrétienne gérant une chaîne d'auberges de jeunesse pour hommes.

Crédit photo : AFP