Abo

Nos sériesPatrick Cardon, la folle militance

Par Tom Umbdenstock le 30/06/2023
Patrick Cardon est un militant gay, fondateur de l'association Gay Kitsch Camp

[N'oublions pas nos militants, ép.4] Fondateur de l'association et maison d'édition Gay Kitsch Camp – qui a récemment réédité les numéros de la première revue homosexuelle, Akademos –, Patrick Cardon a commencé à militer dans les années 1970 aux côtés du Fhar. Récit de sa révolution folle, kamp et politique.

Au premier étage du petit appartement qu’il occupe, seul, dans le quartier de la gare de Montpellier, Patrick Cardon oscille sur son fauteuil d’ordinateur, face au canapé. “Je me suis toujours présenté comme un enfant né dans un estaminet, à Tourcoing [nord de la France]... " Et d'ajouter, se moquant de lui-même : "Pour la jouer pauvresse". Le ton est donné : toujours à la frontière du sérieux. Avec les années, sa tignasse rousse s’est teintée de gris, contrastant avec les photos de ses primes années militantes. 

À lire aussi : David Girard, "citizen gay" entreprenant et libre

Qu’est-ce qui lui reste de l’éducation de ses parents ? “Je vends des livres je crois, non ? Et puis je n’ai aucune ambition. C'est-à-dire que je n'en vends pas pour avoir de l’argent. Disons que je n'ai pas fait fortune”, nous confie-t-il, faisant référence au bilan pécuniaire de sa maison d’édition, Gay Kitsch Camp – précurseuse, foisonnante et consacrée à la culture queer –, fondée en 1987.

D'un estaminet de Tourcoing au Fhar d'Aix en Provence

Patrick Cardon a grandi dans le nord de la France, dont il garde un souvenir ému. “J’ai horreur de Tourcoing", n’hésite d'ailleurs pas à dire le militant gay lorsqu’il repense à cette ville où il est resté jusqu’à sa majorité. "Je me sentais à part parce que j’étais un peu maniéré, et que les gens ne se gênaient pas pour me le rappeler”, raconte celui qu’on appelait "Cardonette" pour se moquer de son attitude efféminée. Attitude dont il fera une arme et une revendication tout au long de sa vie. 

En 1972, il rejoint Aix-en-Provence pour entreprendre des études à Sciences Po et rencontrer d’autres “maniérés” dans son genre, notamment des membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar). Patrick se rend à une de leurs premières réunions, puis y retourne de façon hebdomadaire. “Ce qui m’intéressait, c’était de rencontrer des gens qui partageaient comme moi l’idée d'une révolution anticapitaliste, d’une révolution sexuelle”, explique-t-il au sujet de ces années vécues comme la mise en action de ses aspirations rebelles. Les militants se retrouvaient pour échanger sur leurs idées “dans une salle de l’université, sur la pelouse du restaurant universitaire des Gazelles, mais aussi dans la ville". "On se tenait par la main, raconte-t-il. Et dans les journaux c’était marqué ‘les homosexuels envahissent la ville’. C’était drôle comme tout, c’était spontané.”

À lire aussi : Christian de Leusse, mémoire de nos sexualités

Du GLH d'Aix aux municipales de 1977

L’aventure dure quelques années avant de s’étioler en 1974. Patrick en entame alors une nouvelle au sein du Groupe de libération homosexuelle (GLH) d’Aix-en-Provence, qu’il cofonde en 1976. "On disait aux gens qu’on existe. Et on existait d'ailleurs intimement, parce qu'on trouvait aussi des amants qui épousaient nos idées, raconte le militant. On était en groupe, on remplissait des tables entières au restaurant universitaire et dans les terrasses de la ville. Et on se réunissait aussi pour parler chez les uns les autres. Ce qu'on ne faisait pas avec le Fhar. Pour nous, le principal, c’était de diffuser des tracts. Patrick se lève de son fauteuil et balaie du regard les étages des bibliothèques qui tapissent la pièce, à la recherche de vieux prospectus. “L’important pour nous c’était de dire 'n’ayez plus peur d’être homosexuels. Arrêtez d’avoir honte. Vive la liberté sexuelle. À bas la bourgeoisie qui nous fait taire. Voilà'.”


“Pour la première fois en France, une liste d’homosexuels se présente à Aix-en-Provence. Des hommes, des femmes qui se présentent officiellement sous ce terme. C’est nouveau pour notre pays. Ont-ils un programme ?”

Jean-Pierre Pernaud, présentateur du JT de TF1, en 1977

Action visible témoignant de sa détermination, Patrick se présente comme tête d’une “liste homosexuelle” aux élections municipales d’Aix-en-Provence, en 1977. Dans le journal du jeune Jean-Pierre Pernaud, sur TF1, le présentateur déroule : “Pour la première fois en France, une liste d’homosexuels se présente à Aix-en-Provence. Des hommes, des femmes qui se présentent officiellement sous ce terme. C’est nouveau pour notre pays. Ont-ils un programme ?

On n’a pas un programme municipal très précis” déclame à l'écran Patrick, 25 ans à l'époque, crinière rousse et visage pâle. Accroupi dans l’herbe, bras dessus bras dessous avec ses camarades, il explique : “De toute façon, notre programme, c’est plutôt un programme de vie.” Quand le journaliste lui demande quelques détails sur ses projets, Patrick fixe l’objectif sans perdre son sourire : “Tout détruire, mettre de la verdure partout”, dit-il, avant de préciser que “de toute façon, l’homosexualité c’est politique”. 

“C’est simple, nous on était anarchistes. Anarchistes et efféminés. Les autres étaient des socialistes, des syndicalistes, des travailleurs. Nous on n’en avait rien à foutre. Et puis on était situationnistes.”

Quand survient un schisme entre le GLH aixois et le groupe dont fait partie Patrick Cardon, ce dernier fonde l’association Mouvance Folle Lesbienne, en 1978. À l'époque, c'est un peu eux contre le monde, eux jeunes soixante-huitards empreints d’un relent d’adolescence, et porteurs d’une annonciatrice révolte du genre. “C’est simple, nous on était anarchistes. Anarchistes et efféminés. Les autres étaient des socialistes, des syndicalistes, des travailleurs. Nous on n’en avait rien à foutre. Et puis on était situationnistes”, dit-il en comparaison aux autres GLH de France. 

Poursuivant sa démarche, Patrick crée l’Éventail en 1980. Dans ce “centre culturel camp”, l’idée est d’abord de projeter des films homos. “Donc on passait quelques films. J’avais pas l’air con, je disais ‘bah voilà le réalisateur il est pédé’. C’était les balbutiements des gay and lesbian studies finalement.” Le lieu comprend une librairie, un bar et un petit jardin. Son but : “promouvoir une culture transgenre”. Comprendre : qui dépasse les genres cloisonnés. “Il y avait des rencontres littéraires et des expositions, dont certaines n’avaient rien à voir avec les pédés. Il y avait aussi une buvette, où l'on essayait de vendre de l’alcool sans être déclarés.” L’aventure dure environ deux ans, “parce que la deuxième année, le lieu s’est transformé en machine de guerre pour les élections législatives de 1981”. 

À lire aussi : Quand la France jugeait les homosexuels

Les législatives de 1981

C’est le deuxième volet de son intrusion en politique. cette année-là, Patrick Cardon est candidat dans la 9e circonscription des Bouches-du-Rhône, sous l’étiquette Alternative 81. Dans leur programme papier, les auteurs saluent l’élection du président Mitterrand quelques semaines plut tôt, mais objectent que “la gauche, jusqu’ici, n’a pas su ou voulu prendre en compte un certain nombre de revendications dites ‘minoritaires’”. Patrick se souvient qu’ils affichaient “d’un côté des propos révolutionnaires, et de l’autre des idées réformistes". "On ne demandait quand même pas le mariage, mais la reconnaissance des homos, la fin du délit”, en référence aux lois et aux règlements explicitement discriminatoires qui subsistent encore au début des années 1980. 

On lit sur le recto du prospectus que les candidats entendent “permettre aux femmes et aux hommes de vivre leur identité sexuelle quelle qu’elle soit”. La proposition est glissée pêle-mêle entre l’arrêt du programme nucléaire et la réduction du temps de travail. Sur le verso, les revendications sont plus précises : suppression de l’article 331, alinéa 2, du Code pénal, extension des lois contre le racisme à l’orientation sexuelle et au sexisme, ou encore “reconnaissance du changement de sexe dans les cas évidents de transexualité”

Patrick ne revendique pas la paternité du texte : “C’est pas moi qui ai écrit ça. Je n'en ai pas la responsabilité”, dit-il, ajoutant que l’initiative fait alors l’objet d’une page dans Libérationparce qu’on disait qu’on était pédés”. "J’avais l’impression qu’en créant un mouvement on trouvait la liberté, c’était la liberté d’agir qui m’intéressait. Moi, c’était les idées qui m’intéressaient, plutôt que le droit et la loi.” Car, pour le militant, la liberté se gagne avant tout au travers d'une bataille culturelle.

Embauché en 1982 comme professeur de français dans la ville d’Oujda, au Maroc, Patrick amène dans ses valises un peu de sa culture gay. “Pour une fois que je trouvais un boulot ! plaisante le désormais retraité. J’avais une malle entière de livres sur l’homosexualité et la littérature.” Patrick s’appuie sur ces derniers pour entamer son doctorat sur le journaliste, poète et essayiste Marc-André Raffalovich, qui écrivait à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans la revue du Dr Lacassagne intitulée “Archives d’anthropologie criminelle”. Au fil de ses travaux et de ses recherches bibliographiques, Patrick découvre une collection de livres anciens, qui n’attendent qu’à être mis en valeur et réédité. 

L'aventure GayKitschCamp

Après cinq années au Maghreb – il passe la dernière en Algérie –, Patrick est muté à Valenciennes, comme enseignant, en 1987. C'est alors qu'il crée l’association GayKitschcamp (GKC), avec l'ambition de “diffuser la culture gay”, d’exhumer et de diffuser des ouvrages traitant d’homosexualité. En 1989, pour les deux cents ans de la Révolution française, il publie Les Enfants de Sodome à l’Assemblée nationale, qui rassemble des pamphlets portant les revendications d’homosexuels en 1790 et 1791. Patrick veut faire un coup, et pourquoi pas obtenir des subventions. Ce qui n’arrive pas. Cette parution, qui acte la naissance de GayKitschCamp, marque toutefois le début d’une longue série de publication. “Tout le monde en parlait parce que c’était gratuit, et qu’il n’y avait pas beaucoup d'offres à ce moment-là. Il y avait des pages entières dans Gai Pied, dans les revues homosexuelles.”

À lire aussi : "Gai Pied" : l'histoire du premier hebdomadaire gay au monde

Au départ, “c'étaient des photocopies tapées sur une machine à écrire électrique”. Mais le succès est vite au rendez-vous. La maison d’édition publie des colloques, et devient “de plus en plus scientifique". Patrick confie au socio-anthropologue Rommel Mendès-Leite la collection “Universités”, et à la docteure en littérature comparée Nicole Albert les ouvrages qui concernent plus spécifiquement les femmes. Au début des années 1990, “des chercheurs comptent sur le fait qu'[il] puisse éditer leurs travaux”. À la même période, en 1991, GayKitschCamp organise le festival de cinéma “Questions de genre”, qui mêle projections et débats. 

Au milieu des années 1990, la maison d’édition l’Harmattan s'ouvre aux chercheurs travaillant sur les questions de genre, et fait concurrence à l'association de Patrick Cardon, qui ouvre en 2000, à Lille, un “centre d'Archives et de documentation sur le passé et le patrimoine des populations homosexuelles, bisexuelles et transgenres”. Le militant accomplit alors son rêve d’embrasser et de diffuser la culture queer sous tous ses aspects. 

"Les Fellatores raconte une lutte de classe entre les suceurs et les sucés à la terrasse du café de la paix, à Paris, sous le Second Empire.”

Au début des années 2000, l'équilibre de l'association est fragilisé par la fin des “emploi-jeunes”. “Pendant 3 ans, de 2005 à 2008, je pense que je n'ai rien publié du tout”, se souvient douloureusement Patrick, qui emménage à cette période une première fois à Montpellier, tenté par la réputation gay de la ville. Parmi les oeuvres favorites de l’éditeur militant, on compte celles de Georges Eekhoud, qui vécut entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, “un Belge qui avait écrit Escal-Vigor, un des premiers romans homosexuel de l’histoire” et dont la chercheuse en littérature et en histoire des idées Mirande Lucien a supervisé nombre de republications au sein de GKC. Mentionnons aussi Les Fellatores, qui raconte “une lutte de classe entre les suceurs et les sucés à la terrasse du café de la paix, à Paris, sous le Second Empire”.

Pour son 100e numéro en 2022, Gaykitschcamp a eu pour ambitieux projet de faire paraître à nouveau, sous la forme de 4 volumes totalisant 500 pages, les douze numéros de la revue Akademos, fondée en 1909, et décrite comme la première revue homosexuelle en France. Mais s’il fallait n'en citer qu'un ? “Un livre que j’ai réédité, et beaucoup aimé, s’appelle Le Troisième sexe.” Son auteur, Willy, le compagnon de Colette, y parle dès 1927 d’androgynie et de transgression de genre. En 2014, au Monde, Patrick confiait qu'“en lisant Willy, on s'aperçoit que des bouffées de liberté ont existé bien avant notre époque. La nôtre n'est pas forcément la plus audacieuse…”

À lire aussi : Danièle Cottereau, pionnière des ondes lesbiennes

À lire aussi : Christian de Leusse, mémoire de nos sexualités

Illustration : Thibault Millet