Abo

histoireFréquence Gaie : en 1981, la radio sort du placard

Par Tom Umbdenstock le 06/03/2024
Manifestation Fréquence Gaie du 22 janvier 1983

Née l'année de l'élection de François Mitterrand, Fréquence Gaie, la radio des gays et des lesbiennes, a propagé une onde de liberté sans précédent sur les Franciliens, homos et même hétéros.

1981, François Mitterrand est élu président de la République. Les radios locales acquièrent enfin le droit d'émettre aux côtés des radios d'État qui, jusque-là, avaient le monopole des ondes. Entre autres radios libres, Fréquence Gaie (devenue Radio FG) diffuse en Île-de-France des dizaines de voix gays et lesbiennes. Dans un vaste et joyeux coming out hertzien, la première radio FM homosexuelle du monde en continu permet un pas de plus vers la libération LGBT+ en France.

À lire aussi : "Illico", le magazine gay gratuit qui valait beaucoup

"Quand un jour, il a suffi d'allumer un poste de radio pour entendre d'autres homos que les quelques écrivains qui représentaient à eux seuls la communauté, c'était une déflagration", se souvient Marc Rousselet, qui anime les émissions "Capote Française" puis "Tête à queue". Au début des années 1980, quelques médias tels que Gai Pied, Homophonies, journal militant du Cuarh, et Magazines (parution ponctuelle), existent déjà. Des lieux communautaires, aussi. Mais quand la radio des homos commence à émettre, les Francilien·nes qui n'osent se rendre en kiosque ou dans les bars peuvent aussi prendre leur part de libération en écoutant un média qui leur parle et parle d'eux.

Fréquence Gaie libère la parole

Quand des dizaines de stations deviennent disponibles, les curieux peuvent tourner le bouton de leur poste-radio pour découvrir une panoplie de voix parmi lesquelles Fréquence Gaie se fait bientôt une place de choix. Sous la couette, dans la salle de bain, on s'emmitoufle dans les voix de Pablo Rouy, Geneviève Pastre, Jean-Luc Henning, Michel Coquet, Danièle Cottereau ou Guy Hocquenghem. "Ça a contribué à une libération de la parole et fait avancer des choses dans la communauté homo. Plus loin que la libération, je pense qu'il y avait une notion de transgression des codes. On donnait de la voix, on était présents dans Paris", analyse aujourd'hui Christine Braunshausen, qui a cofondé la radio et animait entre autres les petites annonces "pour les filles".

Manifestation Fréquence Gaie du 22 janvier

Ce succès n'est pas détrompé par la mobilisation des auditeurs au mois de juillet 1982. La Commission consultative sur les radios locales privées, présidée André Holleaux, ex-directeur de cabinet d'André Malraux, rend publique la première liste des radios libres parisiennes susceptibles d'obtenir la dérogation au monopole d'État leur permettant d'exister sur les ondes. Elle ne comprend pas Fréquence Gaie. Selon un article du Monde, ils sont alors "un millier place de la Concorde, deux ou trois fois plus à Saint-Germain-des-Prés" à soutenir le maintien de la radio homo.

La déflagration FG se produit chez les auditeurs mais aussi chez les bénévoles, qui se précipitent par dizaines dans l'aventure. Dès les premiers mois, la radio en rassemble plus d'une centaine. Jean-Luc Romero-Michel, devenu adjoint à la mairie de Paris, a vécu intimement cette libération en rejoignant une équipe pléthorique. Il raconte : "Débarqué de Province, d'une famille ouvrière catholique espagnole, je n'avais que des copains hétéros en arrivant à Paris. À Fréquence Gaie, je découvre tout. Je me retrouve dans un univers avec des gays partout. Ça m'a ouvert personnellement et politiquement. Je pense que je suis devenu militant à travers ça." Marc Epstein, qui a fait vivre Fréquence Gaie à ses débuts comme trésorier et en animant une émission qui parle de bandes dessinées, complète : "Pour moi qui venais d'avoir 21 ans quand Fréquence Gaie a démarré, cette libération a pris la forme d'une sorte d'expression libre et ouverte. Jusque-là, on nous disait qu'être gay relevait de la sphère privée, et que pour être heureux, il fallait vivre caché."

À lire aussi : Avoir eu 20 ans dans les années 1980 : naissance du Marais, saunas, sida…

"Ils découvraient ce qu'étaient les homos"

Après plusieurs déménagements, l'installation de Fréquence Gaie à la Tour Reflets, en face de Radio France, signe l'apogée de l'aventure. La liberté de ton fait le charme de cette radio qui émet chaque heure du jour et chaque jour de la semaine. Une onde de fraîcheur qui atteint même les hétéros franciliens, lesquels découvrent dans leur poste l'allégresse et la culture de toute une communauté. Dans le programme sur papier de la radio en 1982, son fondateur Patrick Oger avance que Fréquence Gaie est "le premier média homosexuel en France, le plus écouté parmi les hétérosexuels (40%)". Avec 185.000 auditeurs, de fait, elle est la cinquième la plus écoutée parmi les radios libres, selon un sondage paru à l'automne 1983. "Ils découvraient ce qu'étaient les homos : des gens comme tout le monde. Moto, rock, cinéma, cuisine : on était capables de parler de tous les sujets sans être les clichés qu'ils pouvaient s'en faire. Chacun à son niveau cherchait à faire la démonstration que ce n'est pas parce qu'on est gay qu'on est inférieurs", précise Marc Rousselet.

Manifestation Fréquence Gaie du 22 janvier 1983

"Les radios libres s'opposaient aux normes, c'était tellement inattendu", se remémore Alex Taylor. Ce Britannique d'origine a présenté une émission de bricolage et de jardinage, les "petites annonces d'amour et de tendresse" ou encore les journaux de Fréquence Gaie. Il avait pour habitude de clore ces derniers par une page de sports imaginaire. Cette légèreté d'esprit dans la France début 1980 contraste d'ailleurs avec la situation britannique : "C'était le jour et la nuit, les Français ne s'en rendent pas compte. Je suis resté en France parce que je ne voulais pas vivre dans l'Angleterre homophobe de Thatcher, avec sa section 28 qui rendait illégale la promotion de l'homosexualité en public .Une personne à qui je donnais des cours d'anglais me disait que c'est la seule radio qui ne la faisait pas se sentir coupable de ne pas être en couple."

Christine Braunshausen, qui y a oeuvré cinq ans, décrit "le ton complètement décalé, l'humour homo plein d'autodérision" qui avait cours à l'antenne. Un émission phare, "Double face", est emblématique de cet esprit d'euphorie. "Le cul y était abordé de manière frontale. On pouvait demander le nombre de centimètres à ceux qui appelaient, ou bien s'ils avaient des abdos ou pas. Si on avait un doute, deux motards allaient vérifier en direct la bête sur place", décrit en riant Marc Epstein. Dans cette époque, ce n'est pas que de la gaudriole : "En 1982, c'est très politique de s'exprimer de la sorte. Ça veut dire 'nous n'avons pas honte, nous sommes là et vous allez vous habituer'."

De Fréquence Gaie à Radio FG

Dès ses premières années pourtant, la radio est victime de son succès. Orientation politique, fatigue militante, guerre des chefs grèvent peu à peu l'enthousiasme des équipes. "Tous les ans il y avait des intrigues et des renversements de direction. Les assemblées générales houleuses et les putschs se sont multipliés entre les camps de la radio. Il y a eu plus de dix directeurs et cinquante responsables des programmes dans cette radio", évalue Patrick Rognant, animateur avant-gardiste d'émissions musicales, qui a bien connu les changements de la radio dans la décennie 1980. Lorsque la justice est chargée de mettre de l'ordre dans la gestion de Fréquence Gaie en 1984, le magistrat juge que "les organes d'administration de l'association sont dans l'incapacité d'assurer une gestion normale" et désigne un administrateur provisoire pour la restructurer. Les logiques de rentabilité ont raison de la fougue des premières années de Fréquence Gaie. "J'ai cessé de m'intéresser à F.G. quand j'ai vu, c'était en 84 ou 85, que l'important était devenu la cravate et le complet veston, la précision technique, le clean, le straight, le respect des horaires, le respect de la hiérarchie", juge Geneviève Pastre, ancienne présidente de la radio, en 2002 dans ses mémoires, Une femme en apesanteur.

Manifestation Fréquence Gaie du 22 janvier 1983

Les problèmes de rentabilité ne cessent surtout de mettre en péril la station. En 1987, pour assurer le financement des studios et du matériel, Gai Pied en prend les rênes et la radio change de nom pour devenir Futur Génération. "Ça n'a pas fonctionné longtemps car Gai Pied était incapable de faire fonctionner une radio. Quand le CSA a menacé de ne plus nous accorder la fréquence, on a confié les clés à Henri Maurel", explique Patrick Rognant. Au bout de trois ans, les clés sont finalement confiées au fondateur de Gais pour les libertés, association pour les droits des homosexuels. En 1990, la station est renommée Radio FG. "L'avantage, c'est qu'on peut interpréter ces deux lettres au gré de ses humeurs, remarque Henri Maurel dans Le Monde en 1996. FG comme filles et garçons, bien sûr, mais aussi comme Funny Guys ou Farine à gâteaux ou encore Follement gay…"

Le revirement techno amené par cette dernière reprise ne signe pas la fin des programmes adressés aux LGBT. Christophe Vix-Gras, directeur artistique et journaliste durant cette période, énumère "des portraits d'acteurs de la lutte contre le sida, des débats sur les gay studies, des grosses soirées autour des gay pride…" Lui anime "les petites annonces du dimanche soir, surtout LGBT, jusqu'en 1998". C'est-à-dire jusqu'à ce que "les deux boss décident d'arrêter de miser sur les programmes communautaires pour tout mettre dans le flux des infos et des émissions". À la fin des années 1990, nous sommes loin de l'esprit libérateur qui avait fait pulser Fréquence Gaie. La radio associative a cependant servi de rampe de lancement professionnelle : Didier Varrod, directeur musical des antennes de Radio France, Bertrand Mosca passé à la tête de France 2, Marc Epstein qui a terminé sa carrière à la tête du service international de L'Express, ou encore Patrick Rognant qui poursuite sa carrière à Radio Maxximum, webradio détenue par Radio FG. Aujourd'hui, le collectif Archives LGBT travaille avec des ex de Fréquence Gaie (dont on trouve une histoire presque exhaustive sur le site Hexagone Gay) pour récolter des archives orales. De la libération à la mémoire, la boucle est bouclée.

À lire aussi : "Lesbia Magazine", le surgissement d'un monde lesbien

Photographies provenant fonds du Conservatoire des Archives et des Mémoires LGBTQI (de l'Académie Gay & Lesbienne)