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histoireDe "Canal+ gay" à chaîne porno, le destin ébranlé de Pink TV

Par Tom Umbdenstock le 14/03/2024
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[Histoire des médias LGBT] Lancée au milieu des années 2000, la chaîne de télévision Pink TV, destinée aux LGBT, proposait émissions culturelles, télé-réalité et porno. Son modèle économique, fragile, eut raison de cet équilibre hors norme.

En 2004, il y a vingt ans, les gays et les lesbiennes avaient leurs journaux (têtu· et Lesbia en tête), leur radio, Fréquence Gaie ; il ne manquait qu'une télévision pour boucler la boucle médiatique. C'est chose faite le 25 octobre à 20h40 : "Bonheur, bonheur, bonheur… parce que derrière une bonne nouvelle se cache souvent une mauvaise nouvelle, voici la bonne mauvaise nouvelle du jour : c'est l'ouverture de Pink TV !" annonce tout sourire Éric Guého, le premier animateur de la chaîne à apparaître sur l'écran.

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Le JT de TF1 – actionnaire de la chaîne – diffuse un compte à rebours avant son lancement, puis montre la fête au Palais Chaillot qui accompagne l'évènement. Pascal Houzelot, PDG et initiateur de Pink TV, a convié le gratin parisien : la meneuse de revue Line Renaud, la joueuse de tennis Amélie Mauresmo, le maire de Paris Bertrand Delanoë, la chanteuse Zazie, etc. Les participants, dont certains sont même recalés à l'entrée, viennent célébrer ce jour présenté comme historique pour les gays et les lesbiennes. Pour la première fois en France, une chaîne leur est dédiée. "On avait l'impression que ça allait apporter une vision différente, qu'on allait en parler. On se disait que c'était un moment important et que ça allait être une chaîne importante, se souvient Florence d'Azémar, ancienne présidente de l’Ardhis, chroniqueuse dans l'émission Le SetJe me souviendrai toujours du vent de liberté qu'on a ressenti. À l'antenne, c'est la première fois que je n'avais pas le sentiment de jouer un personnage.”

Sur le plateau du Set, une vingtaine de chroniqueurs accueillent quotidiennement des invités et des discussions détendues qui amènent enfin du rose à l'écran. "On a eu plein d'auteurs, romanciers, cinéastes qui n'ont pas forcément eu le micro ouvert ailleurs et qui sont venus chez nous parler ouvertement de leur travail et d'homosexualité", rappelle Marie Labory, aujourd'hui présentatrice du journal d'Arte, qui anime alors l'émission avec Christophe Beaugrand, désormais journaliste sur LCI.

Canal+ gay le jour…

Cinq ans après le pacs, dans une décennie où le monde de la télé s'ouvre aux personnages homos, le moment paraît propice. Autour doit se construire un projet économique viable, puisque la télévision requiert des moyens importants. Cette fois c'est la bonne, se dit-on, puisque Pascal Houzelot a réussi à appâter TF1, Canal+, M6 et le groupe Lagardère. Les films pornos diffusés la nuit doivent appâter les abonnés, quand la programmation de la journée vise un public large. "J'ai voulu faire une espèce de Canal+ gay. J'avais besoin de programmes de qualité, culturels, et de porno la nuit pour motiver les gens à s'abonner", résume Pascal Houzelot. C'est d'ailleurs ce versant érotique qui a retardé de deux ans la naissance de la chaîne, puisqu'il a d'abord fallu convaincre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de pouvoir les diffuser, à condition d'un double cryptage et d'un code parental. 

Le lundi sur Pink TV on trouvait ainsi Élevons le débat, consacrée à des sujets de société autour de l'homosexualité. "Elle rappelait Les Dossiers de l'écran, se souvient Alex Taylor, qui a animé l'émission en 2005. C'était une grande production, avec cinq ou six caméras, beaucoup d'invités dans le public, etc." Mais le mieux-disant culturel est contrebalancé par la téléréalité américaine Hétéro mais pas trop. "C'était un peu le Bachelor, avec une douzaine candidats – dont la moitié étaient homos – qui devaient séduire une femme pour gagner", décrit moqueur l'acteur Éric Guého. Au fil de la journée sont proposées des séries comme Queer as Folk mais aussi Metrosexuality ou Rhona, des films, des documentaires et des programmes maison dans lesquels les gays, les lesbiennes et leur univers sont centraux. 

Séduire les hétéros

Mais la chaîne se présente surtout comme "mini-généraliste", et cible les alliés hétéros. L'émission du jeudi soir, le Je/Nous de Claire (Chazal) fait partie de la panoplie dégagée pour séduire ce public. Pink TV "sera identitaire, pas communautaire. Je ne veux pas enfermer les abonnés dans une image caricaturale et militante", annonçait Pascal Houzelot quelques mois avant le lancement. "On devait attirer les homos, mais que des hétéros puissent aussi se dire 'tiens on va regarder ça' en se demandant quel artiste, quel bouquin ou quelle expo ils allaient pouvoir découvrir. Il y a vingt ans, certains thèmes qu'abordait Pink TV n'étaient pas traités dans d'autres émissions", rapporte Eric Guého. 

Pour financer ses ambitieux programmes et arriver à l'équilibre, la chaîne se fixe le cap de rassembler 180.000 abonnés d'ici 2007 pour 9 euros par mois. À l'époque, la Sofres estime à 3,5 millions la population de gays et lesbiennes en France : le pari ne semble donc pas si fou. Dans un sondage paru dans têtu· en 2004, 75% des interrogés se disent même prêts à s'abonner. On apprend d'ailleurs dans le sondage que "pour quatre homos sur cinq, une chaîne comme Pink TV peut aider les gays et lesbiennes 'à s'affirmer', et la société à mieux les comprendre.

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Le Set, émission culturelle

En juin 2006, Pascal Houzelot, encore confiant dans la réussite de son projet, assure au Parisien que Pink TV rassemble entre 85.000 et 90.000 téléspectateurs : "Ce qui est en ligne avec nos prévisions. Nous comptons toujours arriver à l'équilibre en 2008, avec 150.000 fidèles." Mais déjà la chaîne doit réduire sa voilure, et ses ambitions sont revues à la baisse. "Quelqu'un est venu en nous disant 'merci à vous tous, mais c'était la dernière'. Ça marchait bien mais ils ont arrêté de nous produire parce que ça coûtait trop cher", se souvient Alex Taylor, présentateur d'Élevons le débat. "Les moyens se réduisaient. On n'avait pas de retours précis, mais d'une année à l'autre on passait de vingt à dix chroniqueurs", décrit Laurent Artufel, présentateur parmi les plus présents à l'antenne de Pink TV, aujourd'hui sur M6 Boutique ou Radio Star.

Le porno à la rescousse

Au premier trimestre 2006, selon Le Monde, "les pertes de Pink TV auraient dépassé 2 millions d'euros". Le nombre d'abonnés n'augmente pas assez vite pour que les investisseurs espèrent rentrer dans leurs frais. Pascal Houzelot revendique 110.000 abonnées en 2007, mais d'autres sources citées par Libé suggèrent le chiffre de 70.000. En mars, le PDG déclare sur Europe 1 que la chaîne risque de couler s'il ne trouve pas 1 million d'euros. Pour redresser la barre, le canal se scinde en deux. Le jour, les programmes en clair pour Pink TV. La nuit, les pornos sont accessibles seulement aux abonnés d'une nouvelle chaîne nommée Pink X. Rapidement, seules deux heures de programmes sont diffusées par jour, le reste étant consacré à des rediffusions avant l'heure des films pour adultes.

"On n'est jamais trop ambitieux. L'enjeu politique de la chaîne n'a pas suffi à convaincre les gays et les lesbiennes qu'il fallait soutenir le projet sans forcément qu'ils se retrouvent complètement dans les programmes."

Le manque de revenus publicitaires a créé un trou dans les caisses. Ne pas se revendiquer trop LGBTQI+ pour séduire quelques hétéros a aussi pu brouiller les pistes. Finalement, était-ce trop ambitieux d'imaginer qu'assez de gays et de lesbiennes pourraient s'intéresser à la chaîne ? "On n'est jamais trop ambitieux. L'enjeu politique de la chaîne n'a pas suffi à convaincre les gays et les lesbiennes qu'il fallait soutenir le projet sans forcément qu'ils se retrouvent complètement dans les programmes", estime Éric Guého. Ponctuellement, quelques nouvelles émissions, tels que Plus rose ma ville, destiné à "montrer qu’il existe une vie homo en dehors de Paris", ou Zhoom, sorte de Koh-Lanta "sexy" présenté comme "la première télé-réalité gay", ont tenté de faire revivre Pink TV. Mais le faste des débuts a laissé place à une station sans nouveaux programmes et financée par les films pornos.

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Trop intello ?

"Pink TV, c'était trop intello, tranche Laurent Artufel. Déjà à l'époque je le pensais et je disais qu'on devait rester populaire. Si on veut des abonnés, on ne peut pas avoir que des sujets pour les Parisiens qui vont au Louvre et à Beaubourg. J'ai appris plein de choses mais je me dis que le gars qui habite Valence ne s'intéresse pas forcément à un programme trop élitiste." Plusieurs présentateurs racontent avoir reçu de nombreux soutiens venus de zones plus éloignées des grandes villes. "J'ai très vite reçu des témoignages de gens qui nous regardaient depuis des endroits paumés, et pour qui on était des bouées de sauvetage, note Marie Labory. Le Set était beaucoup regardé dans les villes de province et dans les villages. C'était une révolution pour beaucoup de personnes de s'abonner."

"Le Set, par exemple, était une émission assez culturelle, mais il y avait aussi des trucs hyper drôles."

"Je n'ai fait cette chaîne ni pour les parisiens ni pour les provinciaux, se défend Pascal Houzelot. Je pense que Pink TV rendait d'ailleurs plus service en province qu'à Paris. Je n'avais pas de cible précise. Le Set, par exemple, était une émission assez culturelle, mais il y avait aussi des trucs hyper drôles." L'ancien PDG reste fier de cette entreprise et refuse le constat d'échec en ajoutant que "c'est un succès d'avoir atteint le grand public, et d'avoir annoncé ça au 20h de TF1 pour atteindre plus de 100.000 abonnés. Il a fallu mettre toutes les puissances télévisuelles et économiques françaises autour de la table, qui ont considéré que c'était normal de faire ça".

"Cette expérience a été très courte. On avait le sentiment que c'était bon, que c'était fait, que le progrès était là, souligne Marie Labory. Mais la période de grâce s'est vite refermée. On a tous déchanté quand on a vu ce qu'il s'est passé quelques années plus tard avec un retour de bâton réactionnaire et La Manif pour tous." C'est d'ailleurs en 2012 que les émissions non pornos s'arrêtent. Dix ans plus tard, la représentation a fait du chemin, notamment sur le service public, comme en témoigne le succès de Drag Race France sur France 2.

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Crédit Photo : Jack Guez / AFP

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