Monument de la pop culture anglaise, l’increvable série Doctor Who fête ses 60 ans. Pour l'occasion, on s'est attardé sur l'évolution de la représentation LGBT+ dans la plus longue série de science-fiction de l’histoire de la télévision.
Créée par Sydney Newman et Donald Wilson pour la BBC One, la série Doctor Who démarre sa diffusion le 23 novembre 1963. On y suit les aventures d’un extraterrestre appelé Le Docteur, âgé de 900 ans et qui voyage à travers le temps et l’espace avec ses acolytes à bord de son vaisseau, le Tardis, qui prend l’aspect d’une cabine téléphonique britannique des années 1960. Génie scientifique loufoque, Le Dr combat les injustices et fait face à des ennemis tels que les Daleks, les Anges pleureurs, les Cybermen et bien d’autres créatures maléfiques.
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Avec son personnage énigmatique, à l’orientation sexuelle indéfinie et toujours prêt à défendre les êtres différents et persécutés, Doctor Who avait d'emblée des atouts pour séduire les jeunes LGBTQI+. Waris Hussein, réalisateur des premiers épisodes, abonde : "Le Docteur rencontre des personnes qui sont tout aussi perdues que lui. (...) Il n’a pas de chez lui. Il compte sur son esprit, son intelligence, et sur les personnes qu’il rencontre sur son chemin, sur les relations qu’il choisit de former." Un fonctionnement qui parle aux personnes queers, souvent en rupture familiale et qui se constituent leur famille choisie au fil de leurs rencontres. Et puis, Le Docteur observe l’espèce humaine et son fonctionnement d’un œil extérieur, parfois amusé, rappelant le point de vue marginal queer sur la société hétéronormative.
L’ère classique Doctor Who : placard et sous-texte queer
En 1963, il n’est pas question de représenter des personnages ouvertement queers à la télévision. Au Royaume-Uni, l'homosexualité reste criminalisée jusqu’en 1967. À l'époque lui-même gay et au placard, Waris Hussein se souvient : “Beaucoup de gays travaillaient à la BBC, mais tout était incroyablement secret et chargé de culpabilité. On n’en parlait pas. (...) C’était très destructeur. La légalisation n’a pas tout changé en une nuit, certainement pas pour ma génération. Il y a eu des répercussions psychologiques.” La production de la série s’avère néanmoins étonnamment progressiste pour l’époque : réalisateur indo-britannique, Waris Hussein travaille avec un co-créateur canadien (Sydney Newman), et Verity Lambert est à la fois la plus jeune et la seule femme productrice des fictions de la BBC. Cette diversité “accidentelle” – pour Waris Hussein, elle était la preuve que la chaîne ne croyait pas vraiment au concept – restera dans l’ADN de la série, qui devient un immense succès dans les foyers anglais.
Au-delà de la figure positive d’un docteur au comportement très queer-codé, capable de se régénérer une fois blessé ou trop vieux (un vieux rêve de jeunesse éternelle qui n'est pas sans rappeler Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde), les 26 saisons diffusées entre 1963 et 1989 développent un esprit résolument camp, de par des performances outrancières, des scripts farfelus et des effets spéciaux kitchs. Certains épisodes ont d'ailleurs été analysés via le prisme d’une lecture queer. Citons par exemple la relation homoérotique entre les personnages italiens Marco et Guiliano dans "The Masque Of Mandragora" (1974), ou le personnage très camp d’Adam Colby, aux répliques ciselées et pailletées dans "Image Of The Fendahl" (1977). L’épisode "The Curse of Fenric" (1989) met en scène les aventures du Dr. Judson, un expert en décryptage durant la Seconde Guerre mondiale. Le personnage a été inspiré par la vie du mathématicien Alan Turing, qui fut persécuté pour son homosexualité. En revanche, si l'idée d'une relation entre Judson et le commandant Millington était sous-entendue dans le scénario original de Ian Briggs, elle a finalement été gommée, et Judson souffre à la place d’un handicap.
Des sous-textes de la série à son univers queer élargi
Incarnée par Sophie Aldred, le personnage de l’adolescente Ace, présente dans les saisons 24 à 26 (diffusées entre 1987 et 1989), devient la compagne du huitième docteur (Sylvester McCoy). Frondeuse et se baladant avec des explosifs dans son sac, Ace ne correspond pas à l’archétype féminin habituel. Codifié queer, voire lesbienne selon les interprétations, elle se montre en fait attirée par des personnages masculins puis féminins. Bethany Black, grande fan de la série et première actrice trans recrutée dans Docteur Who, a été marquée par ce personnage : “Quand Sophie Aldred a été choisie dans le rôle d’Ace, je me suis dit «voilà, c’est ça que je veux être». C’était la première fois que je m’identifiais complètement à un personnage dans une série télé. [...] Je pense que son arc narratif est celui d’une jeune femme qui se réconcilie avec son orientation sexuelle.”
L’épisode "The Happiness Patrol" (1988), qui nous embarque dans un colonie terrienne où la tristesse est un crime capital, présente un sous-texte lesbien souligné par les auteurs du livre Le Guide de la discontinuité : le personnage de Susan Q fuit la dictature avec Ace ; le Tardis est repeint en rose ; une des victimes porte un triangle rose et le mari d'Helen A (la souveraine) fuit avec un autre homme. Dans un autre épisode, "Survival" (1989), Ace rencontre Karra, un être-guépard féminin avec lequel l’adolescente noue une relation intense au point de penser à rester à ses côtés. La scénariste Rona Munro a confirmé sa volonté d’incorporer du sous-texte lesbien, en partie entravé par la version finale du costume félin de Karra, qui rend inconcevable tout rapprochement intime. “Il y avait des scènes géniales entre Karra et Ace, qui relevaient totalement d'un sous-texte lesbien, et on ne les voit pas !”, s'attristait-elle en 2007.
La série Doctor Who a quitté les écrans entre 1989 et 2005. En revanche son univers élargi, qui comprend des séries dérivées, des histoires audio, des romans ou des comics, s’est développé durant les années 1990. Ces supports plus libres ont vu naître les premiers personnages ouvertement LGBTQI+ du Whoniverse : Forgwyn dans le roman Tragedy Day (1994); ou Alexander Shuttleworth et son amant Richard Hadleman dans Human Nature, sorti en 1995. La même année, l’épisode “The Devil of Winterbone”, issu de la série dérivée P.R.O.B.E (sortie directement à la vidéo), dépeint une romance gay entre les personnages de Luke Pendrell et Christian Purcell. En 1996, Russell T. Davies écrit le roman Damage Goods et crée un compagnon queer, Chris Cwej, au docteur. Grand fan de la série de SF, avec laquelle il a grandi, le showrunner gay de la culte Queer as Folk (UK) se voit confier les rênes du reboot de Docteur Who en 2005. Il va ouvrir la voie à une représentation LGBTQI+ toujours plus inclusive.
La renaissance queer de Doctor Who
Dès la première saison de cette deuxième série Doctor Who, Russell T. Davies introduit le personnage du Capitaine Jack Harkness (John Barrowman), un ex-agent du temps immortel, venu tout droit du 51e siècle. Bonne nouvelle : il semblerait que 30 siècles après le nôtre, l’orientation sexuelle d’une personne ne soit plus un souci ! Séducteur invétéré, Jack embrasse le Doctor et Rose (S01E13), flirte avec différentes espèces extraterrestres et aura une relation amoureuse de longue haleine avec son amant, Ianto Jones. Jack Harkness est d'ailleurs le premier personnage pansexuel de l’histoire de la télévision anglaise.
Particulièrement apprécié, il a droit à son spin-off, Torchwood (2006-2011), également piloté par Russell T. Davies. Dès la première saison, tous les personnages principaux, qui luttent à Cardiff contre des ennemis surnaturels, embrassent à un moment ou un autre un personnage du même sexe – ils auront par la suite diverses relations amoureuses queers. La fluidité est de mise dans ce spin-off, qui ne nomme pas les orientations sexuelles de ses protagonistes.
Plus grand public, Doctor Who se doit elle d’être plus éducative et de compenser une représentation historiquement hétéronormative : censé être un extraterrestre étranger aux normes de genre, Le Docteur a toujours été incarné par des acteurs blancs (douze se sont succédé entre 1963 et 2017). La plupart de ses “compagnes/compagnons” (en anglais, le terme est “companion”) ont été des personnages féminins blancs hétérosexuels. Il s’agissait donc de normaliser la présence de personnages LGBTQI+ en introduisant des mots comme “gay”, ou de montrer des couples homosexuels mariés, comme les personnages d’Alice et May Cassini (S03E03) en 2007.
Une représentation trans en 2005
La série embarque un public de tous âges, à différentes époques, sur Terre et ailleurs, ce qui permet de montrer que les personnes LGBTQI+ ont toujours existé et existeront toujours. La seule chose qui change est la façon dont elles sont traitées et nommées. L’épisode “Day of the moon” (S06E02) raconte l’histoire de Canton Everett Delaware III, un ex-agent du FBI viré pour avoir voulu épouser un homme noir dans l’Amérique de la fin des années 1960. La saison 6 introduit les personnages récurrents de Madame Vastra et Jenny Flint, un couple lesbien marié qui vit en pleine ère victorienne. Steven Moffat, qui succède en 2010 à Russell T. Davies en tant que showrunner, poursuit le travail de représentation LGBTQI+. En 2017, il introduit en saison 10 la première compagne lesbienne et racisée du docteur, Bill Potts. Incarnée par l’actrice bisexuelle Pearl Mackie, Bill a une relation amoureuse avec Heather, et finit par partir avec elle explorer l’univers.
La représentation trans commence en 2005 avec le personnage controversé (c'est le moins que l'on puisse dire) de Lady Cassandra (S01E02), une femme trans bitchy ayant réalisé tellement de chirurgie esthétique pour rester jeune et défier la mort qu’elle en est devenue un ectoplasme ! Si ce personnage est considéré comme problématique en termes de représentation, Samantha Riedel nuance : “Lady Cassandra n’est pas seulement une parodie accidentelle de la féminité transgenre, elle reflète aussi un miroir fracturé, celui de la transition médicale elle-même”.
La première docteure Who
En 2015, la série recrute sa première actrice trans, Bethany Black, dans le rôle de 474, une humaine créée génétiquement avec une faible intelligence et utilisée pour des tâches subalternes. Pas le rôle le plus flatteur ! En 2022, Juno Dawson, une scénariste trans, prend les rênes d’un podcast audio officiel, "Redacted", mené par un casting 100% queer et féminin (l’activiste trans Charlie Craggs, Lois Chimimba et Holly Quin Ankrah). En 2017, la saison 11 débute par la régénération d’un docteur à l’apparence féminine (Jodie Whittaker). C’est une première pour la série, dont la mythologie avait pourtant installé le fait que Le Docteur est un Seigneur du temps qui peut changer de genre selon ses régénérations. Dans l’épisode spécial du réveillon 2022, “Eve of the Daleks”, Yaz (Mandip Gill), sa compagne musulmane, et Le Dr réalisent qu’elles ont des sentiments l’une pour l’autre. Chris Chibnall, qui a pris le relai de Moffat en 2017, joue ici avec l’un des tropes les plus utilisés dans Docteur Who : la compagne blanche et hétéro qui tombe sous le charme du Docteur, à l’apparence habituellement masculine.
L'année 2023 marque le retour de Russell T. Davies aux commandes du Tardis et promet une nouvelle ère plus queer que jamais pour la série. Le quinzième docteur prend les traits de l’acteur noir – également une première – Ncuti Gatwa, décrit par Neil Patrick Harris (attendu fin 2023 dans un épisode spécial qui marquera le 60e anniversaire de la série) comme “le premier Docteur gay, ce qui va être super cool, un Docteur plus sexy”. La saison 14 a aussi recruté l’actrice trans Yasmin Finney dans le rôle de Rose, personnage également trans, ainsi que Jinkx Mansoon, drag queen iconique de RuPaul’s Drag Race, dans un rôle de méchante qui s’annonce savoureux. De quoi faire prendre un nouveau tournant à l’histoire queer de Doctor Who.
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