Le réalisateur québécois Xavier Dolan annonçait en 2023 tourner la page du cinéma. Le cinéaste au talent précoce et aux films multiprimés aura entretenu avec la "question gay" un rapport complexe, tout en étant apprécié et soutenu par le public LGBT+.
"Est-ce que je suis encore bon ? Est-ce que j’ai encore des choses à dire ? Est-ce que les gens ne se sont pas lassés de moi ?" se demandait Xavier Dolan dans têtu· dès 2019. Nous sommes peu après la sortie de son dernier long-métrage, Matthias et Maxime, aux entrées jugées décevantes, comme l’ont été l’année précédente celles de Ma vie avec John F. Donovan, son premier film en anglais. C’est une mauvaise passe que traverse le jeune réalisateur né en 1989, fragilisé depuis 2016 par l’accueil critique de Juste la fin du monde, pourtant Grand Prix du Festival de Cannes. Après dix années de carrière menées tambour battant, et le succès difficilement reproductible de Mommy en 2014, le trentenaire s’interroge. Quelques rôles au cinéma, notamment dans Les Illusions perdues de Xavier Giannoli, et surtout le tournage de sa première série, La Nuit où Laurier Gaudreault s'est réveillé, ne suffisent pas à calmer ses doutes. En 2022, l’enfant roi du cinéma québecois confie au Journal de Montréal sa décision de faire une pause, avant de déclarer le 7 juillet dernier sur Instagram : “Je ne souhaite tout simplement plus faire de films, parce qu’ils ne me rendent plus heureux.”
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À 34 ans, Xavier Dolan, qui n’a jamais caché sa fatigue mais également ses lassitudes concernant le cinéma, “sa toxicité et ses vertiges”, semble donc bien décidé à tourner la page après avoir réalisé son premier long-métrage, J’ai tué ma mère, à l’âge de 19 ans. Salué par le Jutra du meilleur film (les César québecois), le film, qui met en scène Anne Dorval, actrice fétiche du cinéaste, est également sélectionné cette année-là à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, où il remporte trois prix. Le début d’un conte de fées ? Pas tout à fait. Car tout au long de sa carrière cinématographique, le jeune Canadien prodige a fait l’objet de vives critiques. Sur son parcours d’enfant de la balle, sur sa personnalité, clivante, mais également sur ses films, où sa patte prononcée – couleurs saturées, recours fréquent à la musique, aux ralentis… – en a irrité plus d’un, quand d’autres ont crié au génie. “Parfois, j’ai l’impression que le seul fait que j’existe agace certains. Je suis allergène… Pourtant je mérite ma place”, confiait le réalisateur à têtu· en 2014, à l’occasion de la sortie de Mummy, récompensé du prix du Jury au Festival de Cannes, ex-æquo avec Adieu au Langage de Jean-Luc Godard, qui déclare au journal Le Monde : “Regardez ce prix donné à Cannes, à moi et à Xavier Dolan que je ne connais pas. Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un jeune film avec un jeune metteur en scène qui fait un film ancien.”
"L'homosexualité, il peut y en avoir dans mes films comme il peut ne pas y en avoir."
Non, décidément, rien n'aura été épargné à Dolan, pas même la Queer Palm, qui lui est décernée en 2012 pour Lawrence Anyways, à son corps défendant. ”Que de tels prix existent me dégoûte, s’offusque-t-il carrément dans Télérama en 2014. Quel progrès y a-t-il à décerner des récompenses aussi ghettoïsantes, aussi ostracisantes, qui clament que les films tournés par des gays sont des films gays ? On divise avec ces catégories. On fragmente le monde en petites communautés étanches. La Queer Palm, je ne suis pas allé la chercher. Ils veulent toujours me la remettre. Jamais ! L'homosexualité, il peut y en avoir dans mes films comme il peut ne pas y en avoir.” Si ces propos lui ont évidemment été reprochés avec une véhémence miroir – il les a nuancés auprès de Komitid en 2019, regrettant notamment leur virulence –, ses films n'ont cessé de s'en faire l'écho, qui n’ont jamais exprimé autre chose que son rejet des étiquettes et son désir d’assimilation.
No gay No coming out
La séquence en rappelle une autre, trente ans plus tôt : en 1984, Patrice Chéreau remporte le César du meilleur scénario pour L’Homme blessé, qui mêle désir et rejet entre deux hommes sur fond de prostitution. Les critiques fusent depuis la communauté homo. La dépénalisation de l’homosexualité est encore fraîche, et l’image que le réalisateur – et son coscénariste, l’écrivain Hervé Guivert – en donnent ne fait pas l’unanimité. De nombreux hommes gays refusent de se projeter ou de se retrouver dans cette vision glauque, marginale et précaire de leur sexualité qui, de Gus Van Sant (My Own Private Idaho, 1991), Alain Téchiné (J’embrasse pas, 1991), Greg Araki (Mystérious Skin, 2004), ou encore Camille Vidal-Naquet (Sauvage, 2018), est devenu un sous-genre à part entière du cinéma gay. “Ce n’est pas un film sur l’homosexualité, répond Chéreau à ses détracteurs. Je parle d’une passion, et il se trouve qu’elle est entre deux hommes.” Une position qui n’est pas sans rappeler celle de Dolan, lui qui déclare en 2019 ne plus vouloir entendre parler de "film gay" mais pourrait également faire siennes les critiques adressées à Chéreau. Car le monde qu’il représente n’est jamais misérabiliste, tout comme l’homosexualité n’y est jamais mal vécue, une fois assumée. Elle est un non-événement pour ses protagonistes, qui ne la revendiquent pas plus qu’ils n’en souffrent, et sur lesquels elle n’influe en aucune manière.
Bien qu’il ait réalisé tous ses films avant l'âge de 30 ans, et peut-être d'ailleurs pour cette raison, Xavier Dolan ne s'est jamais montré fasciné par l'adolescence, ses tourments et ses excès, plus occupé à vivre sa jeunesse dévolue au cinéma plutôt qu’à déjà la revisiter avec nostalgie ou voyeurisme. Chez lui, pas de squats, de sous-bois obscurs ou de ponts mal famés, mais la promesse d’une vie “normale” – donc hétéronormée. Tous ses personnages ont d’ailleurs en commun de ne pas revendiquer leur sexualité, de ne pas avoir à se battre pour la vivre, ce qui explique probablement l’absence de coming out dans son cinéma. Dans J’ai tué ma mère, celle du personnage principal, Hubert, apprenant son homosexualité par hasard, est surtout vexée de ne pas en avoir été informée la première. Pas de coming out non plus dans Les Amours imaginaires (2010), si ce n’est… hétéro : “Comment as-tu pu croire que j’étais gay ?” demande le personnage interprété par Niels Schneider à Francis, qu’incarne le réalisateur. Dans Tom à la ferme (2013), si le protagoniste s’assume à la ville, il doit cacher son homosexualité à la mère agricultrice de son compagnon, décédé, chez qui il séjourne alors qu’une relation ambiguë, homoérotique et violente le lie au frère du mort. Dolan affirme à l'époque dans les colonnes de têtu· que le bourreau des champs n’est pas homosexuel, mais “juste amoureux”. Le réalisateur voit en son film une critique de la distance séparant les milieux urbains et ruraux, se refusant d’envisager l’homosexualité intériorisée de l’agresseur, pourtant un facteur notable de crimes homophobes.
Même chose pour Matthias et Maxime (2019), le cinéaste évoquant une amitié amoureuse entre les deux personnages principaux, a priori hétéros et probablement bi/pan. Pour le réalisateur, qu’importe… “C’est pas nous”, prononce Matthias après une scène de contact torride, plutôt qu’un “je suis pas gay”. Là encore, la question ne se pose pas, l’homosexualité n’étant jamais un sujet ni un souci pour les personnages de Dolan, au point de s’estomper. Elle est à peine évoquée dans Juste la fin du monde, pourtant l’adaptation de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, qui passe totalement sous silence le thème du sida, central dans l'œuvre du dramaturge franc-comtois. Ce n’est donc pas seulement l’homosexualité, mais l’histoire de celle-ci, que le cinéaste oblitère.
Lawrence Anyways et Ma vie avec John F. Donovan
L’approche de Xavier Dolan à l’égard de la transidentité est sensiblement différente. Si le coming out trans de Lawrence – interprétée par Melvil Poupaud – dans Lawrence Anyways (2012) a également lieu hors champ, le personnage ne cesse de répéter à sa compagne “Je ne suis pas homosexuel”, sorte de contre-champ à la scène des Roseaux Sauvage (1994), de Téchiné, dans laquelle l’adolescent interprété par Gaël Morel répète devant un miroir : “Je suis un pédé, je suis un pédé, je suis pédé”. Lawrence Anyways est également le seul film de Dolan où la violence extérieure LGBTphobe se manifeste concrètement, puisqu’il comporte une scène d’agression, et où une critique de la transphobie des institutions est clairement énoncée, le personnage perdant son emploi de professeure en raison de sa transition. Le stigmate rend également folle sa compagne, magistralement interprétée par Suzanne Clément, dans un de ces pétages de plombs dont le cinéaste a le secret. La transition de genre en tant que telle n’est toutefois pas explorée par Xavier Dolan. Le personnage se confie peu sur son parcours et ses répercussions intimes, cause plutôt de nombreux questionnements chez ses proches, qui peinent à l’accepter.
Dans Ma vie avec John F. Donovan, Dolan met en scène pour la première fois un personnage dans le placard, un acteur confronté à l’homophobie des studios et dont l’outing va précipiter la chute. Son amitié avec un enfant, Ruppert, avec qui il entretient une relation épistolaire, fonctionne comme un passage de relais entre deux générations, mais aussi deux périodes, ou deux facettes de la vie du cinéaste. L’enfant précoce à la tête remplie de rêves, puis l’artiste torturé, cerné, dont on attend qu’il définisse ce qu’il rechigne à nommer, espérant que le monde se lasse, et que l’amour homosexuel ne soit plus considéré comme différent. On retrouve une thématique semblable dans La Nuit où Laurier Gaudreault s'est réveillé, où la difficulté d'assumer sa sexualité est source de tous les maux.
Affranchi de l’histoire LGBT, le cinéma de Xavier Dolan accompagne néanmoins ses évolutions contemporaines, se rapprochant avec Matthias et Maxime d'une jeunesse qui se proclame "sans étiquette", mais dont le vœu d’une société aveugle à l’orientation sexuelle peut aussi être entendu comme une façon de ne pas partager le stigmate LGBT, ni sa fierté si chèrement acquise. Ses personnages, qui se définissent par leurs sentiments plus que par leur vécu queer, et n'ont aucune vie communautaire – tous sont "hors-milieu" –, appellent à une forme de banalisation des identités derrière laquelle s’engouffrent aujourd’hui d’innombrables productions queer-friendly disponibles sur les plateformes de streaming, où l’homosexualité n’est jamais un parcours, un devenir, mais un fait parmi d’autres, sans conséquence. Panayotis Pascot ne dit pas autre chose quand il déclare, au micro de Léa Salamé sur France Inter, que l'homosexualité chez lui, "c'est passé par le cœur". Comme une génération post-Dolan, déjà.
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