[Interview à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver] Jeune auteur québécois de 32 ans, Kev Lambert signe un quatrième roman, Les Sentiers de neige, son récit le plus personnel. Une plongée dans le crépuscule d'une enfance queer à l'imagination consolatrice.
Interview : Stéphanie Gatignol & Morgan Crochet
On connaissait déjà Le Monde de Narnia, Harry Potter, L'Histoire sans fin… Il faudra désormais compter avec Les Sentiers de neige, quatrième roman du Québécois Kev Lambert. L'auteur, prix Médicis en 2023 pour Que notre joie demeure, une réflexion sur l'architecture doublée d'une critique du libéralisme, mêle à son tour enfance et fantastique. Il met en scène Zoey, 8 ans, qui à l'approche de Noël partage avec sa cousine, Emie-Anne, une aventure épique, tandis que le spectre de l'adolescence brille au loin, et avec lui son lot de renoncements et de changements inéluctables. Si l'auteur réussit à retranscrire la richesse imaginative de ses deux personnages, un exercice littéraire en soi, il pointe également le réel, quelquefois traumatique, qui, revisité, affleure dans les jeux d'enfants.
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- Quels points communs y a-t-il entre l'enfance de Zoey et la tienne ?
Ce personnage me ressemble beaucoup. Je ne me sentais pas comme les autres enfants et, avant même d'avoir des mots comme "gay" ou autre pour qualifier cette différence, j'éprouvais comme le signe d'un défaut, d'une brisure, de quelque chose d'anormal que je portais en moi. Avec ce livre, je voulais parler de l'enfance queer, de ce que le monde normatif fait peser sur elle et des blessures qui en résultent.
- As-tu voulu y adresser une semonce aux adultes ?
Petit, j'avais l'impression qu'ils ne voyaient rien, ne comprenaient rien. Notre réalité intégrait des éléments d'imagination, de jeu, de délire à travers lesquels on envoyait des indices, des signaux, même des appels à l'aide. Les adultes ne savaient pas du tout les décrypter. Or, pour comprendre un enfant, il faut l'interpréter un peu comme un livre, en observer les personnages, les récurrences… Chez lui, l'inconscient est partout, dans ses dessins comme dans sa façon de s'amuser.
- Emie-Anne dit : "La famille est la pire chose qui soit jamais arrivée à l'humanité." Comment la tienne se comportait-elle ? Savait-elle ce qui se jouait en toi ?
Pas du tout. On ne faisait que me trouver des défauts et me les signaler. Dans ma famille, dès que tu arrives, on te crée un personnage, et il est impossible d'en sortir. Si je t'invite chez nous et que tu renverses un verre, tu seras associé à cet impair jusqu'à la fin de tes jours ; on te le rappellera à chaque fois. Quand tu es enfant et que tu veux juste explorer tes potentialités, tout ce que tu pourrais être, c'est insupportable.
- As-tu coupé les liens avec les tiens ?
Non, car, même si j'ai une analyse très radicale de la famille, je suis capable de prêter de l'intérêt et de la tendresse aux individus, et le livre fait aussi ressentir ce qui me plaît chez eux, comme leur folie pure ou leur humour : ce sont les gens les plus drôles que je connaisse ! J'aime leur manière de parler, de raconter des histoires, leur créativité langagière, à la fois belle et excessive. Je voulais vraiment que le roman fasse entendre la langue dans laquelle j'ai grandi. J'y cite une phrase écrite par Michel Garneau dans L'Hiver, hier : "Tout ce temps-là, chaque jour, chaque instant, je m'émerveille, ces gens-là, oui, m'émerveillent et parfois m'horrifient, mais m'horrifient merveilleusement."
- Le thème du masque est très présent dans Les Sentiers de neige. Le conçois-tu comme un élément de protection ou de souffrance ?
Au départ, tu le développes pour éviter qu'on te rejette ou te fasse du mal. Zoey contrôle toujours ses gestes, ses paroles, parce qu'il ne veut pas avoir l'air trop efféminé. Mais ce mécanisme de défense génère par la suite une grande détresse, quand on ne sait plus comment s'y prendre pour l'enlever. Paradoxalement, j'y vois aussi une beauté ; d'où la phrase de Jean Genet en exergue du roman : "Ce qu'il y a de beau sur Terre, c'est au masque que vous le devez." Quand je rencontre une personne et que je sens qu'elle se surveille, j'éprouve souvent un élan de tendresse parce que ce réflexe-là, je le connais !
- Zoey est victime d'une agression sexuelle. S'est-il passé un événement similaire dans ta vie ?
J'ai vécu quelque chose de semblable et, comme dans le cas de Zoey, je l'ai subi de la part d'un enfant plus vieux, qui était mon idole absolue. Ce qui a été vraiment compliqué, c'est que l'homosexualité était tellement refusée, taboue, considérée comme abjecte dans mon environnement que, même si j'avais voulu en parler, je n'aurais pas réussi. Ma peur du rejet, que l'on juge le rapport homosexuel, ont anéanti toute idée de me faire aider, en formant comme un verrou sur la possibilité d'en parler. Je n'y suis parvenu que beaucoup plus tard dans ma vie.
- Répares-tu quelque chose de personnel en permettant à Zoey de parler de lui au féminin ?
Enfant, j'ai aussi parlé de moi au féminin, mais cette expérience était toujours marquée de dénégation ou d'effacement. Je ne pouvais pas vraiment la vivre et l'intégrer. Il y a effectivement une dimension consolatoire dans mon roman, et celle-ci s'est également exprimée par l'immense complicité de mes deux protagonistes, par cette amitié radicale qui permet de trouver des tunnels entre les souffrances, et par la création du personnage de Josiane. Cette adulte capable d'accepter les enfants ou de les écouter, je l'ai vraiment imaginée comme l'être qui me manquait dans ma famille.
- Sur la couverture, tu n'apparais plus comme Kevin, mais comme Kev Lambert. Pourquoi ?
Si j'allais au bout de mon désir, j'enlèverais toutes les lettres. Il y a un besoin de légèreté, de se débarrasser de quelque chose qui nomme ou qui pèse. En tout cas, on m'appelle Kev depuis que je suis tout petit. Quand on s'adresse à moi en utilisant Kevin, j'ai généralement un peu peur ! Je me dis : "Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Est-ce qu'on va me chicaner ?!" (Il rit.)
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Les Sentiers de neige, de Kev Lambert. Éditions Le Nouvel Attilia.
Crédit photo : Julia Larius/Heliotrope