Député Renaissance jusqu'aux législatives anticipées de 2024, Clément Beaune, ancien ministre d'Emmanuel Macron chargé de l'Europe, vient de publier un livre : Je dirai malgré tout que la politique est belle (éditions Stock). L'occasion de confronter le volontarisme européen qu'il prône à la montée des populismes d'extrême droite dans le monde, notamment à l'infernal duo Donald Trump-Elon Musk.
- Entre Donald Trump qui clame ses vues sur le Canada et le Groenland, et Elon Musk qui fait des saluts nazis, on a selon vous affaire à des populistes qui ont besoin d’attention ou bien à des fascistes ?
Nous sommes dans une situation très grave, un point de rupture avec une large partie de nos certitudes d’après-guerre. Pour la première fois, les États-Unis se comportent comme un pays non seulement indifférent à l’Europe, mais même hostile. Cela concerne la situation commerciale, la sécurité, le fonctionnement de la démocratie... J.D Vance, le vice-président américain, se rend à Munich pour expliquer que la principale menace pour les États- Unis, c’est l’Europe plutôt que la Russie ! Toutes les valeurs sont renversées : l’extrême droite souverainiste nous dit que c’est bien qu’une puissance étrangère s’immisce dans les débats nationaux ; que la régulation des réseaux sociaux est une censure alors qu’elle garantit la liberté d’expression et la non-appropriation d’un média de masse par un seul homme... Mais de savoir si on revit la situation des années 1930 ne me semble pas apporter de réponse concrète.
"L'Europe passe, brutalement, à l’âge adulte."
- On a le sentiment que les Européens découvrent le trumpisme, comme si sa réélection n’avait pas été anticipée... Les institutions de Bruxelles sont-elles prêtes ?
Malheureusement, il est vrai que, régulièrement, l’Europe ne sort de son confort que sous les coups de boutoir des crises. Mais cela n’a rien d’automatique, un sursaut ça s’organise : il faut investir massivement dans l’industrie de défense pour être capable de soutenir l’Ukraine qui risque d’être lâchée par les Américains, défendre l’Accord de Paris sur le climat partout dans le monde, et réduire nos échanges avec les pays qui suivraient les États-Unis sur cette voie. L'Europe doit avoir une approche de puissance plus agressive et assumer un rapport de force. Nous devons opposer des sanctions commerciales au relèvement des taxes américaines. Quand le gouvernement de la Suède ou du Royaume-Uni se disent prêts à envoyer des troupes en Ukraine, certains tabous européens sont en train de sauter. L'Europe passe, brutalement, à l’âge adulte.
- La France doit-elle se préparer à défendre militairement le Groenland ?
Il faut en tout cas se montrer sans faiblesse. Le président Macron avait été moqué lorsqu’il disait tout envisager face à Vladimir Poutine pour défendre l’Ukraine, mais je remarque qu'il avait raison. Tout ce qui nous semblait impossible ne l’est plus et on ne doit absolument rien exclure dans les mois à venir.
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- Avec la Hongrie de Viktor Orbán qui se montre particulièrement proche de Trump, l’Europe n’aborde-t-elle pas ce moment historique trop divisée ?
Il y a des chevaux de Troie en Europe. Les masques tombent : on voit bien que le gouvernement de Giorgia Meloni en Italie a envie de faire un deal avec les Américains, que Viktor Orbán en Hongrie n’a pas de mots assez durs pour critiquer les Européens, et n’en a pas un seul pour critiquer Vladimir Poutine ou Donald Trump, que les partis européens d’extrême droite ont salué le discours de J.D. Vance alors qu’il s’agit d’une ingérence étrangère massive, insultant l’Europe. Notre premier sujet est que l’Ukraine ne capitule pas aux conditions de Moscou, de réagir aux taxes américaines en étant prêts à affronter une guerre commerciale sans la déclencher, mais en parallèle de rattraper notre retard technologique sur les États-Unis en mettant en œuvre les conclusions du rapport de Mario Draghi, bref en étant à l’offensive.
- Donald Trump met en scène des décrets qui modifient immédiatement l’ensemble de la vie politique américaine. Comment, face à cela, rendre les décisions européennes efficaces et immédiates ?
Je remarque que ceux qui critiquent la faiblesse européenne, les anti-européens, sont les mêmes qui ont voulu depuis des décennies priver l’Europe des outils de puissance. Le modèle n’est pas un trumpisme à l’européenne, un "trumpisme light", notamment s’il s’agit de déréguler et de mettre à pied les fonctionnaires. Ce n’est pas un idéal démocratique ni d’efficacité. Nous sommes vingt-sept nations, avec une histoire compliquée de conflits internes, et nous n’avons pas les mêmes outils de puissance que la Chine et les États-Unis. On ne deviendra pas en six mois les États-Unis d’Amérique sur un plan militaire et technologique, en revanche nous avons des outils à disposition immédiate notamment sur la politique commerciale.
"Les valeurs de l’État de droit sont une garantie d’efficacité."
- Faut-il revoir la manière dont les décisions européennes sont prises ?
Nous devons rester fermes sur nos valeurs et fidèles à notre modèle. Quand une puissance fait preuve d’autoritarisme, nous montrons d’abord une forme de fascination, comme lors de la crise Covid où l'on pensait que la brutalité chinoise allait être efficace. C’est faux, c’est la science ouverte qui a permis de développer rapidement un vaccin sûr. Quand la population chinoise lançait des émeutes à Shanghai parce qu’elle n’en pouvait plus des mesures autoritaires, nous avons réussi à maintenir un équilibre. Il ne faut pas que, aveuglés par la puissance impériale, nous renoncions à ce qu’on est. Contrairement à ce que pensent certains, d’Éric Zemmour à Laurent Wauquiez, les valeurs de l’État de droit sont une garantie d’efficacité.
- La Roumanie vient d'annuler une élection présidentielle en invoquant des ingérences russes, faut-il se préparer à ce que cela puisse arriver en France ?
La protection contre les ingérences russes est présentée par l’extrême droite comme une forme de coup d’État judiciaire. Heureusement que cette protection judiciaire a été à son terme pour garantir la liberté d’expression et de suffrage : ces règles nous protègent, en garantissant le pluralisme face à des réseaux sociaux dirigés par un seul homme ou manipulés par des États hostiles. Le scandale démocratique, c’est l’ingérence dans les élections, pas leur report !
On pourrait aller plus loin dans la régulation appliquée en Europe pendant une période électorale, et obliger les algorithmes à représenter les différents courants d’expression, comme c’est déjà prévu pour l’audiovisuel. On devrait imposer un minimum de modération et je souhaite aussi la levée de l’anonymat, comme pour la presse écrite où le directeur de la publication est responsable de ce qui est écrit. Il nous faudrait un Arcom du numérique à l’échelle européenne.
- Les partisans d’Elon Musk répondront que cet Arcom serait un outil pour de censure…
Il ne faut pas se laisser intimider. Je n’accepte pas ce récit : la liberté de la presse est encadrée par la loi. Que l’Arcom prenne des mesures fermes en cas de violations répétées de règles pré-établies, comme récemment avec la fermeture de la chaîne C8, c’est plutôt rassurant pour la démocratie. Cette autorité protège le pluralisme en veillant au respect d’un socle minimal de règles et de la diversité des opinions exprimées.
- Comment expliquez-vous que ces discours prennent autant dans l’opinion ?
Les réseaux sociaux, la partie émergée de l’iceberg, ont instauré l’idée que tout se vaut, qu’on peut tout dire, à tout moment, à tous. On a le sentiment que c’est le summum de la démocratie, mais on redécouvre la nécessité de vérifier une information, de recouper et que, contrairement aux opinions, les faits sont les outils nécessaires d’un choix éclairé.
- Ne considérez-vous pas que l’utilisation répétée du 49.3, notamment pour faire adopter la réforme des retraites particulièrement rejetée par les Français, participe au succès de l’extrême droite ?
Ne tombons pas dans le confusionnisme : Elon Musk ne fait pas campagne contre le 49.3, et celui-ci est un dispositif constitutionnel. Qu’il faille renforcer notre arsenal démocratique, évidemment, et je fais dans mon livre de nombreuses propositions pour la démocratie : des referendums d’initiative citoyenne, des referendums locaux sur des grands projets et nationaux sur des questions multiples, la proportionnelle aux élections législatives…
"Si tout se vaut, les gens seront attirés par des méthodes anti-démocratiques !"
- Mais cette pratique du pouvoir n’a-t-elle pas agacé les gens ?
À échelle de l’histoire et géographiquement, nous vivons dans une société qui va bien. Maintenant, quand on est aux responsabilités, nous devons répondre aux préoccupations quotidiennes, aux galères. Qu’il faille faire très attention à la colère et au sentiment de déclassement, j’en suis certain, j’y insiste dans mon livre. Il y a par exemple un lien très fort entre les conditions de travail des gens, la pénibilité, mais aussi le manque d’autonomie et de considération, et le vote pour les extrêmes...
- Il y a aussi que certaines réformes n’ont pas suffisamment de légitimité démocratique ! Même constitutionnel, le 49.3 est de plus en plus rejeté par l’opinion…
C’est très dangereux de faire une équivalence entre les méthodes d’Emmanuel Macron et celles d’un fasciste ou d’un extrémiste ; si tout se vaut, les gens seront attirés par des méthodes anti-démocratiques ! Cela étant dit, la première réponse au mouvement illibéral auquel nous assistons en Europe et dans le monde doit être une réforme démocratique dont découle le social, le sociétal et le sécuritaire. Pendant la crise des Gilets jaunes, à côté des sujets de pouvoir d’achat, il y avait la revendication d’un référendum d’initiative citoyenne. Quand il y a eu des grandes crises dans notre pays, nous avons commencé par des grandes réformes institutionnelles. C’est pour cela que je mets l’accent sur les réponses démocratiques à la crise que l’on vit.
- L’Union européenne peut-elle être le porte-étendard du monde libre, comme vous l’appelez de vos vœux, avec en son sein un Viktor Orbán, une Giorgia Meloni ou un Robert Fico ?
La majorité des 450 millions d’Européens ne sont pas dirigés par Viktor Orbán ou Giorgia Meloni. L’Europe ne se réduit pas à l’agenda d’Orbán, et les pro-européens restent majoritaires. D’ailleurs, en Pologne, l’extrême droite a échoué face à la mobilisation de la société civile, et l’alternance s’est faite. Mette Frederiksen, la Première ministre sociale-démocrate du Danemark, était très atlantiste et ne voulait pas entendre parler de défense européenne. Elle considère désormais qu’il faut renforcer massivement notre défense. Lors de la première campagne d’Emmanuel Macron, en 2016, il défendait une Europe forte alors que tout le monde pensait qu’après le Brexit, d’autres pays allaient partir. Le sentiment européen s’est au contraire renforcé. Il faut défendre un agenda offensif : Donald Trump a été élu car il était plus enthousiasmant que son opposante démocrate. À nous d’être inventifs, combatifs et positifs.
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