documentaireRencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

Par Romain Burrel le 19/06/2019
Chelsea Manning

La chanteuse de Savages et son producteur signent à quatre mains la BO sublime d’un documentaire sur Chelsea Manning, "XY Chelsea". L’occasion pour TÊTU d'évoquer avec les deux musiciens, la trajectoire hors-norme de la lanceuse d’alerte transgenre. Interview.

Elle, c'est Jehnny Beth, charismatique chanteuse gominée de Savages, groupe de punk féminin et rageur. Lui, c'est Johnny Hostile, son ombre portée, producteur et compositeur du groupe. Ces deux-là se pratiquent depuis des années, à l'époque où ils formaient un binôme rock (John & Jehn).

A la demande express du réalisateur Tim Hawkins, le duo a composé la musique d'un documentaire consacré à Chelsea Manning, cette ancienne analyste de l'armée américaine devenue ennemie public numéro 1 des Etats-Unis depuis qu'elle a transmis les documents classés secret défense au site WikiLeaks. Un crime pour lequel Manning a été condamnée à 35 ans de prison avant que sa peine ne soit commuée par Barrack Obama. Mais depuis, Chelsea a de nouveau été jetée en prison.

Le film, XY Chelsea, disponible sur la chaine américaine payante Showtime, documente les premiers mois de la vie de l'ex-soldate après sa libération. Il tente de donner les clés d'une personnalité complexe et fragile devenue, malgré elle, une figure de proue de la contestation américaine et une porte-parole de la communauté transgenre.

Pour ce documentaire intimiste, Jehnny Beth et Johnny Hostile signent ici une bande originale mélancolique et impressionniste, loin des giclées punk de Savages. Ils nous reçoivent à Paris, dans les locaux de leur label, Pop Noire, pour en parler.

Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu parler de Chelsea Manning ?

Johnny Hostile : Je me rappelle de la première fois où j’ai vu une photo d’elle. Cette image en noir et blanc, où elle est en voiture et porte une perruque, qu’elle avait postée sur les réseaux sociaux. Ça m’avait interpelé. C’est difficile d’assembler toutes les informations autour du personnage. Il m’a fallu un temps d’adaptation. Jusqu’alors on ne connaissait que l’image du soldat qui avait permis la fuite des documents militaires.

Jehnny Beth : Moi je me souviens de Thurston Moore (musicien du groupe Sonic Youth) qui m’avait parlé d’elle. Il m’avait donné une cassette de musiques qu’il avait écrites pour Chelsea ("Chelsea's Kiss", ndr) et dont les revenus lui étaient directement versés. Il avait le visage de Chelsea dessiné dessus. Tout ça était fait dans une démarche très DIY, très punk… Très Thurston Moore, quoi ! (rires)

Johnny : Depuis une autre compile est sortie pour l’aider financièrement ("Hugs for Chelsea"), avec des gens comme Michael Stipe (ex-chanteur du groupe REM).

Jehnny : Car Chelsea est à nouveau en prison car elle refuse de témoigner au procès de Julian Assange. Du coup, les pouvoirs publics font pression sur elle, financièrement. Chaque jour qu’elle passe en prison lui est facturé 500 dollars. Ils essaient de l’acculer à la banqueroute.  On a appris cela par Tim (le réalisateur du documentaire) et les médias n’en parlent quasiment pas. C’est atroce.

Johnny : C’est la morale du film. Une fois que tu es l’ennemi de l’état, tu l’es pour le reste de ta vie. Cette chasse ne sera jamais finie pour elle. Elle aspire à mener une vie normale mais elle ne le peut pas.

https://www.youtube.com/watch?v=TBHkiNRIp9M

Comment est-ce qu’on vous a proposé le projet ?

Johnny : C'est Tim Hawkins, le réalisateur du documentaire, qui a d’abord approché Jehnny, car il a une vraie admiration pour Savages et la puissance du groupe. Musicalement, je crois qu’il avait envie d’avoir ce genre d’énergie sur le film. Etant producteur et compositeur de Savages, on s’est naturellement mis à travailler ensemble sur le projet, Jehnny et moi. Tim a adoré nos premiers jets. On s’est très vite entendu sur le style musical et sur l’idée de montrer un certain panel d’émotions correspondant à Chelsea et à celle qu’elle est aujourd’hui.

"Voir une personne souffrir autant, ça marque. La mélancolie et la souffrance de Chelsea est un peu devenue la nôtre."

Jehnny : Tim était notre lien vers Chelsea. Il la connait bien. Il l’a suivi partout, seul avec sa caméra. Et surtout il avait un regard bienveillant et vrai sur elle qui ne nous restait plus qu’à suivre. Le film ne tente pas de raconter le personnage historique ou les faits. Il essaie plutôt de rentrer dans l’intimité et l’humanité de Chelsea.

La musique que vous faites ensemble depuis des années est très cinématographique. Passer à la composition d'une BOF, c'est assez logique pour vous finalement...

Johnny : Je suis un énorme geek de musiques de films. A l’époque où je commençais à sampler et à utiliser des machines, j’achetais des tas de BOF en vinyles. J’en ai une collection énorme ! C’est là qu’on trouve les étrangetés musicales. Donc la musique de films a toujours été importante dans ma vie. C’est ce que j’écoute encore majoritairement aujourd’hui.

Rencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

La bande originale que vous avez créée pour ce documentaire nous évoque beaucoup celle de The Social Network, le film de David Fincher…

Johnny : C’est une évidence ! Dès nos premières discussions, Tim nous a parlé d’Atticus Ross et de Trent Reznor. Atticus est l'un de mes héros musicaux. On se connait un peu. Il a vraiment joué un rôle de mentor pour nous et il a accepté partager quelques secrets. Comme c’était notre première BO de film, je lui demandais conseil régulièrement : comment présenter notre travail, comment réagir lorsqu’on se fait totalement rejeter une scène… (rires).

"La vie de Chelsea Manning est une des grandes histoires du XXIe siècle."

Il y a 23 morceaux sur cet album et autant de nuances d’émotions. Quel sentiment vous a le plus porté ?

Johnny : Il y a une mélancolie assez constante dans cette musique. En travaillant sur ces images, c’est le sentiment que cela a créé en nous. Voir une personne souffrir autant, ça marque. La mélancolie et la souffrance de Chelsea est un peu devenue la nôtre. En tant que spectateur et compositeur, on ne peut qu'être bouleversé. On voudrait qu’elle aille mieux car elle souffre tellement… 

Jehnny : Chelsea, pour avoir passé beaucoup de temps avec elle et ses images, est une énigme. Elle est questionnante. Le film ne va pas nous expliquer pourquoi elle a leaké tous ces documents. Il n’y a pas de réponse. C’est simplement un être humain qui ne pouvait pas faire autrement. C’est très instinctif chez elle. Elle place la morale en premier. Et elle passe au second plan. La vie de Chelsea Manning est une des grandes histoires du XXIe siècle.

Johnny : Dans le docu, on voit qu’elle a été confrontée à l’injustice très tôt : des parents alcooliques, un père abusif… Je pense qu’elle a décidé de ne plus jamais rester passive. Tout découle de ça, elle agit. Sans réfléchir. Ce n’est pas un hasard selon moi si le moment où elle change de genre, c’est aussi le moment où elle décide de leaker les documents. Elle se dit : "J’assume. Je vais jusqu’au bout."

Rencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

Votre musique est très ambiante et épurée...

Johnny : On était vraiment dans une réflexion documentaire. Il ne fallait pas que la musique prenne le pas sur l’image. On doit servir le film. Il y a des scènes où il y a beaucoup de dialogue, on ne voulait pas couvrir cela avec une orchestration chargée. 

Jehnny : On a voulu souligner et suivre Chelsea, l’accompagner comme on accompagnerait une amie. Cette bienveillance était encore une fois induite par le regard de Tim.  En tant que chanteuse et musicienne tu ne peux pas mettre ton ego dans ce projet. C’est Chelsea le sujet. Pas moi. C’est très différent de l’écriture d’un album pour Savages. Là on sert quelque chose. On est un élément d’un tout.

Johnny :  En fait, Chelsea devient ta front singer. C’est la voix de Chelsea qui raconte. De la même manière qu’une chanteuse peut amener la musique ailleurs.

Rencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

Comment avez-vous travaillé sur la composition de cette musique de film ?

Johnny : Je suis très prolifique en studio. Je peux m’enfermer trois jours et écrire une BO complète. Puis Jehnny arrive pour penser les arrangements, les structures, l’ordre des choses. L’émotion primale, c’est souvent moi. Puis elle vient organiser le chaos. (rires)

Jehnny : Moi j’ai beaucoup insisté pour écrire une chanson pour le générique de fin. Ce n’était pas prévu au départ mais moi je voulais vraiment écrire un texte pour terminer le film et offrir un morceau à Chelsea. Au départ, je voulais écrire une punk song. Un morceau un peu violent qui reprendrait son slogan « We got this ». Mais Johnny m’a fait comprendre que ce n’était pas possible.

Johnny: On voulait souligner l’humanité et la fragilité de la personne plutôt que de la faire disparaitre derrière un activisme à la Pussy Riot. Le film montre que cet aspect de sa vie est plutôt un échec. Quand elle est entourée de plein de militants et qu’elle fait cette campagne sur Twitter avec ce slogan, ça finit par une tentative de suicide…

Jehnny : Je n’avais pas choisi le bon moment du film pour ce final. Alors j’ai choisi le moment très initial où elle est décidé de dire la vérité. « Let it out ». Et là, il y avait une douceur possible. Ce qui est terrible, c’est ce qui se passe avant : le mensonge, l’incohérence. le décalage entre ce qu’on fait et ce qu’on est, entre ce qu’elle voit au sein de l’armée et sa morale à elle. Le fait de leaker ces documents et d’assumer sa transidentité fait que soudain, elle est alignée. Elle s’assume et c’est un moment de paix.

Chelsea Manning est désormais l'une des personnes trans les plus connues au monde. Cette dimension était également importante pour vous ?

Johnny: On a énormément d’amis dans la communauté LGBT. Et Jehnny est elle-même ouvertement bisexuelle. Mais j'avoue que je connaissais assez mal le sujet de la transidentité. Du coup, on a appris beaucoup de choses avec ce documentaire. Comme lorsqu’on voit Chelsea prendre des hormones et qu’on voit la réaction des gens face à sa transition…

Jehnny : Moi je suis plus au courant. Je connais des fans qui ont transitionné. Et puis j’ai vu beaucoup de films et de documentaires sur le sujet dont celui sur Genesis Breyer P-Orridge.

Rencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

"En grandissant, j’avais très peu de modèles de bisexualité."

On ne savait pas Jehnny que tu étais ouvertement bisexuelle…

Jehnny : Je ne l’ai pas crié sur les toits mais je l’ai dit lors de certaines interviews. Je le dis parce qu'en grandissant, j’avais très peu de modèles de bisexualité. J’ai mis du temps à comprendre que je l’étais. Et ça m’a valu beaucoup de souffrances en tant qu’adolescente pour savoir où je me plaçais. Je pensais que je vivais tout le temps dans le mensonge. Si j’étais avec une femme, j'avais l'impression de ne pas vraiment sincère avec moi-même. Et si j’étais avec un homme, non plus. J’avais la sensation d’être toujours en manque de quelque chose. Bon, je te rassure, depuis j’ai réglé tout ça et j’ai compris qu’il n’y a pas de problème ! (rires)

Tu ressentais une pression qui t'obligeait à "choisir un camp" ?

Jehnny : Complètement ! Il fallait être l’un ou l’autre. Soit homo, soit hétéro. L'entre deux était perçu comme un mensonge. J'en ai énormément souffert.

Votre moment préféré dans le film ?

Johnny : Il y a quand même une image incroyable dans ce film car Tim était là le jour de la libération de Chelsea. La première image de Chelsea Manning telle qu’on la connait, après sa transition, est dans ce docu. On la voit  prendre un jet privé pour rejoindre une maison refuge. Toute cette tension qui monte, cette préparation avec les garde du corps qui explique à ses avocats "Attention , si vous êtes dans le champs de Chelsea Manning, vous aussi vous êtes des cibles car il y a des risques d’attentat..."  C'est fou. Puis tu la vois arriver comme un ange sorti de prison qui monte dans ce jet... On s’est dit "On va commencer par faire la musique pour cette scène."

Jehnny : Moi ,c'est le moment avec sa mère. Elle est très affaiblie parce qu’elle a fait un AVC. Elle explique qu'elle a rendu qu'une seule fois visite à sa fille en prison parce qu'elle a trouvé ça trop horrible. "Je voulais te donner un énorme câlin" dit-elle, mais elle ne pouvait pas la toucher ! Elle appelle encore Chelsea « Bradley ». Pour elle, c'est encore difficile d'appréhender la transition de sa fille. C'est une mère qui n’arrive pas encore à dire « elle » mais qui aime son enfant. Mais ça reste touchant. Il faut du temps et il faut respecter cet amour.

Rencontre : Johnny Hostile et Jehnny Beth signent une magistrale BO pour Chelsea Manning

Vous espérez rencontrer un jour Chelsea Manning ?

Jehnny : J’aimerais beaucoup. Grâce au documentaire, j’ai l’impression de déjà la connaitre. Et puis il parait qu'elle est fan de Savages... En tout cas, la rencontrer voudrait dire qu'elle est libre. Donc, oui on en a très envie.

L'album de Johnny Hostile & Jehnny Beth "XY Chelsea - original score" est sorti sur le label Pop Noire. Disponible en physique et sur toutes les plateformes de streaming.

Le documentaire "Chelsea XY" est disponible sur Showtime. xychelsea.com

Crédits photos : Jehnny Beth & Johnny Hostile par Xavier Arias/Chelsea Manning Showtime