Si l’écriture égalitaire facilite la tâche de dégenrer le français à l’écrit, le faire à l’oral relève d’une certaine épreuve. En particulier pour les personnes situées sur le spectre de la non-binarité, dont le genre n’est ni féminin, ni masculin. Iels nous racontent...
Cet article utilise de l'écriture égalitaire, en accord avec les identités de genre des personnes mentionnées.
Lorsque que l’on écrit, il peut être assez simple de dégenrer nos propos en français. Du moins, lorsque l’on a quelques codes de l’écriture dite « inclusive » en poche, et que l’on ne se trouve pas malencontreusement être un dinosaure terrorisé par les points médians. Mais là où la ponctuation nous permet de rendre un adjectif neutre, pour un pluriel mixte ou pour désigner une personne non-binaire (dont l’identité de genre n’est ni homme, ni femme, ndlr), à l’oral… il ne nous reste plus que les mots et expressions épicènes. C’est déjà ça, certes, mais ce n’est vraiment pas évident, surtout pour les NB, ou en enby (abréviation de non-binaire).
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Comment se sentir exister ou même vivre lorsque notre propre langue ne nous permet pas réellement de nous raconter ? C’est une question à laquelle je tente de répondre à tâtons depuis quelques années, après avoir fait mon coming-out genderfluid et entamé ma transition hormonale. À l’écrit, je me genre exclusivement au neutre : je vais par exemple dire que je suis « suivi·e par une soignante solidaire des luttes trans et non-binaires » ou que « j’espère être bientôt vacciné·e », et là, à l’oral, il n’y pas de différence dans la prononciation. En revanche, si je veux dire que « je suis content·e »… c’est plus compliqué. Pour pallier cette petite difficulté technique, je vais soit essayer d’étouffer la dernière syllabe dans ma barbiche naissante (mais la nuance n’est intelligible que pour moi), soit choisir une terminaison masculine ou féminine puis me genrer à l’opposé rapidement après, soit faire un inventaire rapide des synonymes dont je peux prononcer un néo-suffixe épicène comme par exemple « heureuxe ». Et mes adelphes, comment font-iels ? Je suis allé·e leur demander.
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Alterner accords et pronoms
Pour Flo, jeune chargé·e de com non-binaire d’une association de lutte contre le VIH/sida, l’alternance des genres est une manière de dégenrer le français à l’oral. « Dans la conversation, j’essaie de me genrer un coup au masculin, un coup au féminin. Parfois uniquement l’un, ou l’autre », explique-t-iel. « J’attends des autres qu’ils se fient à ma manière de me genrer dans la discussion ». D’expérience : cette attente est parfois très longue, les personnes peu informées sur le sujet ont tendance à ne pas opter pour le mimétisme de rigueur lorsque des personnes alternent masculin et féminin. Ni quand une personne utilise un accord qui ne semble pas correspondre au genre qui lui a été assigné à la naissance, d’ailleurs.
Autre manière de procéder, assez proche : choisir un pronom et des accords qui ne correspondent pas. C’est le cas de Luna Jo, étudiant genderfluid de 20 ans à Paris, qui privilégie des accords masculins tout en gardant le pronom elle. « Je suis bi national américain-français et en anglais, j’utilise principalement le neutre “they/them”, et ça me pose réellement problème qu’il n’y ait pas cette option là en français », explique-t-elle. « Je n’arrive pas à utiliser le néo-pronom “iel” car j’y sens beaucoup trop “il”. Du coup j’ai choisi le masculin comme neutre de mon pronom féminin, en attendant de trouver une solution qui me plaise plus, par exemple un autre néo-pronom ».
Reformuler sans genrer
Du côté de Véro, lillois·e agenre de 25 ans (mais qui « tient à la dénomination de tatoueuse, car le milieu du tatouage est encore trop masculin » ), s’exprimer de manière plus neutre en matière de genre passe par une réadaptation de son vocabulaire. « Avec le tattoo, je rencontre de nombreuses personnes trans, non-binaires ou en questionnement sur leur identité de genre. J’ai donc pris l’habitude de ne tout simplement pas genrer les gens, aussi longtemps que nécessaire », explique-t-iel. « À l'oral, je ne vais dire pas “t'es beau” ou “t’es belle” mais “t'es magnifique”, par exemple. Et j’emploie toujours le terme “personne” pour éviter d’avoir à genrer mon propos. » C’est justement cette démarche, et l’alternance des accords féminins et masculins que Véro pratique également, appliquée à sa propre personne qui l’a aidé·e, au fil du temps, à mieux comprendre son (absence de) genre.
Gabe, co-fondateur non-binaire de Représentrans, utilise aussi le mot “personne” pour désigner le plus grand nombre. « Du coup, je mets tout au féminin car ce n’est pas le genre de la personne, mais le genre du mot personne, qui est féminin. Et si je dis “les gens”, je vais accorder au masculin pluriel », précise-t-iel. Pour Andy, artiste transmasculin et non-binaire âgé de 30 ans, il s’agit aussi d’éviter ou de contourner certains mots. « Je vais dire “j’aime cette personne” ou “je suis tombé.e en amour” plutôt que “amoureux” ou “amoureuse” ou choisir des adjectifs qui sonnent pareil au masculin ou féminin », raconte-t-il. « Parfois, je choisis d’utiliser des expressions ou acronymes non-genrés comme “BG”, ou carrément des expressions neutres en anglais ».
Logiques néologismes
N’en déplaise aux académicien·ne·s qui voudraient conserver la langue française dans du formol, il existe également la possibilité de créer des néologismes tout à fait prononçables et cohérents. Pour éviter de dire “celles et ceux”, par exemple, on peut dire “celleux” ou encore “auditeurices” au lieu de “auditeurs et auditrices” : ainsi, le pluriel est mixte et on n’oublie pas les personnes non-binaires ! « J’accorde à l'inclusif seulement quand je parle d'un groupe dont le genre n’est pas déterminé », explique Gabe. « D'où l’annuaire d'acteurices trans de Représentrans, car les acteurices recensé·e·s ont des genres différent ».
Dans la même lignée que les néo-pronoms neutres, les contractions des possessifs “sa” et “son” ,“ma” et “mon” ainsi que “ta” et “ton” deviennent naturellement “saon”, “maon” et “taon”. Idem pour “la” et “le”, qui devient “lae”. Une fois que cette logique est comprise, il devient assez simple de dégenrer des mots du quotidien.
S’adapter à ses interlocuteurices
Andrès, personne transmasculine de 28 ans, raconte utiliser le masculin la majeure partie du temps, sauf pour quelques mots. « Par exemple, je suis “l'enfant” de mes parents, je suis mal à l'aise avec le mot “fils” ». Il explique également que son vocabulaire varie en fonction d’avec qui il se trouve. Auprès de personnes queer, il utilise des expressions neutres comme “adelphe” et des néo-pronoms, mais ses tournures de phrases ne seront pas les mêmes face à des personnes cisgenres (dont l’identité de genre concorde avec celle assignée à la naissance soit les personnes non-trans, ndlr).
Pourquoi ce changement de ton ? Parce que les personnes cis ne font pas toujours beaucoup d’efforts, rapportent les interwiewé·e·s. Par exemple lorsqu’une personne non-binaire dit utiliser “il” ou “elle” et un néo-pronom, les personnes cisgenres vont systématiquement utiliser “il” ou “elle” — l’exemple le plus flagrant récemment étant le traitement médiatique du coming out d’Elliot Page. Si certain·e·s sont épuisé·e·s de devoir faire de la pédagogie à tout bout de champ lexical et se ménagent en changeant de discours face à elleux, d’autres, comme Flo, préfèrent les mettre au défi de s’améliorer. « J’ai décidé d’appliquer une position “discriminante” envers les cis », explique lae militant·e en riant. « Je demande aux cis de me genrer en majorité au masculin, pour ne pas qu’iels se reposent sur le confort que ça peut leur procurer de se référer à mon apparence pour me genrer au féminin ». Face à des personnes trans ou non-binaires, iel se dit beaucoup plus permissifve : « J’ai plus confiance pour ne pas être lu·e comme meuf, du coup je vais moins mal le vivre d’être genré·e une fois de temps en temps au féminin par un·e adelphe ».
D’une discipline olympique à une simple gymnastique
Si se genrer soi-même au neutre à l’oral ressemble parfois à une course d’obstacles pour les personnes non-binaires francophones, rendre ses propos moins genrés sur autrui est finalement assez simple. Encore faut-il que les non-initié·e·s trouvent l’envie de s’y mettre, ce qui est sans doute difficile dans ce climat hostile au principe même de l’écriture égalitaire dans les ministères… Heureusement, on peut compter sur les concerné·e·s pour ne pas lâcher le morceau. « Je pense que c’est important de mettre de l'inclusif dans les oreilles des gens mais aussi plus de féminin, pour diversifier les genre », précise Gabe. « Je cherche pas à neutraliser le genre mais à le diversifier dans les yeux et les oreilles ».
L’idée de s'atteler collectivement à cette nouvelle routine est indéniablement un peu effrayante, mais Flo se veut optimiste : « Certes c’est parfois un peu compliqué de prendre de nouveaux réflexes de langage moins genrés, mais avec de la bonne volonté et en s’habituant, ce n’est vraiment pas aussi terrible que ce que la plupart des personnes cis le prétendent », assure-t-iel. « C’est juste de l’écoute et de la remise en question, quelques petits efforts pour dégenrer sa manière de parler ».