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reportageLectures de contes par des drag queens : des paillettes dans les médiathèques

Par Thomas Pouilly le 28/03/2023
La drag queen Darling Millie en pleine lecture d'un conte pour enfants

[Reportage à lire dans le têtu· du printemps actuellement chez vos marchands de journaux] Imitant l’extrême droite américaine, les réacs français ont trouvé leur nouvelle obsession : la lecture de contes par des drag queens, en activité périscolaire dans des médiathèques municipales où les parents accompagnent leurs bambins. Bah oui, c’est bien connu, il n’y a rien de plus dangereux pour les enfants que des princesses, du maquillage, des déguisements et des histoires !

Photographie Jean-François Monier/AFP pour têtu·

En janvier, dans la bibliothèque municipale de Lamballe-Armor, en Bretagne, plus de 70 enfants (et beaucoup de leurs parents) ont écouté, presque sagement, trois drag queens et un drag king leur lire La Pire des princesses, d’Anna Kemp. “Ces séances sont géniales, s’enthousiasme Aurélie, 38 ans, venue avec sa fille de 8 ans, Zoé. Les drag queens sont incroyables, elles font voyager. Les enfants adorent se mettre dans la peau de personnages. D’ailleurs, dès qu’ils ont un moment de libre, ils se déguisent eux aussi !”

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Ces lectures, appelées “drag story hour” (“l’heure des contes drags”), sont apparues à San Francisco en 2015, sous l’impulsion de l’autrice et militante féministe queer américaine Michelle Tea. Jugeant les événements pour enfants de sa librairie de quartier trop hétéronormés pour son fils, elle proposa à des drag queens de venir lire des contes. En plus de promouvoir la lecture et de stimuler l’imagination, ces activités entraient en résonance avec le vécu des familles queers comme la sienne. Des ateliers de maquillage ou d’autres activités manuelles venaient alors parfois compléter les séances.

Extrême droite en embuscade

L’initiative a plu et s’est répandue : aujourd’hui, l’organisation de Michelle Tea recense des événements dans une trentaine de lieux, essentiellement aux États-Unis, mais également en Allemagne, au Danemark, en Suède ou au Japon. En France, on en compte actuellement au moins six, réguliers ou occasionnels, organisés par différents collectifs : à Bordeaux et à Paris, mais aussi par les Dragones à Lyon, Divine and the queens à Nantes, Shanna Banana et Brandy Snap à Toulouse, etc. Pour la lecture de Lamballe-Armor, c’est la compagnie rennaise Broadway French qui a fait le déplacement.

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Bibouneta Foufoune

Tout est réuni pour un après-midi rempli de rires d’enfants. Mais c’était compter sans les réacs. Une pétition lancée par La Manif pour tous et des partis d’extrême droite (VIA, la voie du peuple et Reconquête) a été signée par 10.000 personnes, et l’opposition municipale, menée par Les Républicains, a dénoncé l’événement : “Les adultes font ce qu’ils veulent, mais ce spectacle s’adresse à des enfants âgés de 3 ans et plus, à un âge où ils construisent leur personnalité.”

“Les enfants ont passé un bon moment et les parents nous on demandé quand serait la prochaine. Il n’y avait jamais eu autant de monde dans cette bibliothèque.”

Darling Millie, manageuse de Broadway French

Somme toute, d’après Darling Millie, manageuse de la compagnie, la lecture s’est “bien passée” : “Les enfants ont passé un bon moment et les parents nous on demandé quand serait la prochaine. Il n’y avait jamais eu autant de monde dans cette bibliothèque.” Mais à l’extérieur, la situation était bien différente. “Toute l’équipe était sur le qui-vive, un service de sécurité et la gendarmerie ont été mobilisés, se souvient la drag queen. Le maire et l’adjoint à la culture n’ont pas hésité à s’interposer face à des journalistes d’extrême droite qui tentaient de s’infiltrer dans la bibliothèque. Tout ça pour un événement finalement anodin…”

Déferlement de haine LGBTphobe

Son nouveau dada LGBTphobe, l’extrême droite est allée le chercher outre-Atlantique, aux États-Unis, où les “drag story hour” cristallisent la haine des Républicains pro-Trump. En 2022, l’association américaine anti-LGBTphobies Glaad recensait au moins 124 attaques contre des événements comportant des drag queens. “On retrouve les mêmes argumentaires que lors des débats sur les mineurs transgenres ou les enfants des couples de même sexe : l’enfant est perçu comme pur, et sa sensibilisation aux questions LGBTQI+ comme une interférence à son 'développement normal', comme une influence néfaste, du lobbying”, décrypte Arnaud Alessandrin, sociologue du genre et des LGBTphobies.

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Léo Roméo King

En mars 2019, la bibliothèque Louise-Michel, dans le 20e arrondissement de Paris, avait reçu des centaines de messages LGBTphobes sur Twitter à l’approche d’une séance de lecture de contes pour enfants par des drags. Un déferlement en ligne initié par les sites de la fachosphère Fdesouche et Boulevard Voltaire. “Ce harcèlement a mis un frein pendant quelque temps aux initiatives de ce genre”, note Enza Fragola, drag queen à l’origine depuis 2020 de séances de lecture à Paris avec le collectif Maison chéri·e.

"On a choisi ensemble les textes qui ont été lus. L’équipe de la bibliothèque a fait une première sélection dans le fonds jeunesse, puis la compagnie a fait ses choix.”

Anne-Laure Madec, directrice de la bibliothèque municipale de Lamballe-Armor.

Beaucoup de lieux nous disent qu’ils adoreraient accueillir des lectures drags, mais qu’ils craignent de faire courir des risques aux artistes et à leur structure, explique Darling Millie. Je veux bien que les drag queens aillent porter un message d’inclusivité et d’acceptation de soi, mais pas au détriment de leur sécurité physique et mentale.” La bibliothèque de Lamballe-Armor, de son côté, ne regrette pas du tout d’avoir accueilli l’événement. “C’était une commande de notre part, donc ce fut un véritable échange. On a, par exemple, choisi ensemble les textes qui ont été lus ; l’équipe de la bibliothèque a fait une première sélection dans le fonds jeunesse, puis la compagnie a fait ses choix”, détaille Anne-Laure Madec, directrice de la bibliothèque municipale de Lamballe-Armor.

Du côté de l’équipe, la motivation était claire : “J’avais lu des retours d’expérience intéressants dans la presse professionnelle des bibliothèques. Cette initiative s’inscrivait dans trois mois d’animations municipales, avec le projet Émancipé·es. Il y a notamment eu une exposition sur le roman graphique Peau d’homme d’Hubert et Zanzim, qui illustre, à sa manière, une réflexion autour du genre. Je trouvais intéressant de poursuivre ce questionnement, engagé avec le public, en lui donnant corps grâce aux drags, complète-t-elle. On ne comptait pas en faire un événement récurrent, mais puisque nous avons eu beaucoup de retours positifs ça répond, a priori, aux attentes du public.”

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Darling Millie

Princesse à moustache aux bras poilus

Certes, une partie de l’assistance est composée de familles LGBTQI+ qui désirent faire connaître cette culture à leurs enfants”, constate Enza Fragola. Néanmoins, ces lectures ont plutôt tendance à attirer les locaux et les habitants des quartiers concernés. Ainsi, le profil du public varie selon l’endroit, mais aussi la structure qui accueille la lecture (bibliothèque, centre culturel, crèche, librairie, ou bien festival).

“Avant 6 ans, si je leur dis que je suis une princesse à moustache, je suis une princesse à moustache, ils ne remettent pas en cause mon personnage."

Enza Fragola, drag queen du collectif Maison chéri·e

Les enfants, accompagnés de leurs parents puisqu’il s’agit de temps extrascolaire, participent activement aux animations. “Avant 6 ans, si je leur dis que je suis une princesse à moustache, je suis une princesse à moustache, observe Enza Fragola. Ils ne remettent pas en cause mon personnage, ils l’acceptent ; ça existe, puisque j’en suis la preuve vivante. Je suis comme un personnage de dessin animé. Quand ils sont plus âgés, ils commencent à poser des questions, car ils se rendent compte que j’ai du poil aux bras et une voix un peu grave.”

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Des réactions enthousiastes

On n’est pas du tout dans la performance artistique parfois provocante comme celles des drag queens des clubs, souligne Tata Foxie, du collectif Paillettes. Ce qu’on fait, c’est accompagner nos récits, commenter les histoires qu’on raconte.” Les enfants interagissent aussi beaucoup entre eux, s’interrogent et se répondent les uns les autres. “Le spectacle n’est pas réservé aux plus jeunes. Les gens adorent qu’on leur raconte des histoires, quel que soit leur âge, assure-t-elle. Il y a des adultes qui viennent sans enfant !”

"En réalité, tous les jours, lorsqu’on s’habille, on se drag. Ceux qui n’ont toujours pas compris que le drag n’est qu’une outrance de notre drag du quotidien, dommage pour eux…”

Renée, spectatrice et mère de famille

J’ai trouvé ça super, les contes sont chouettes, les conteuses fabuleuses, l’imaginaire foisonnant. Ce n’est pas simplement un spectacle militant, il y a du jeu, de l’amusement, quelque chose de beau et de profond. C’est exactement ce que j’ai envie d’offrir à mes enfants, réagit Renée, 38 ans, venue avec son fils Ulysse, 7 ans. J’adore RuPaul. Il dit souvent : 'Tu es né·e nu·e et le reste n’est que drag.' En réalité, tous les jours, lorsqu’on s’habille, on se drag. Ceux qui n’ont toujours pas compris que le drag n’est qu’une outrance de notre drag du quotidien, dommage pour eux…”

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Aurélie a déjà assisté à trois séances de lecture : “J’étais déjà assez sensibilisée puisque j’ai moi-même fait du burlesque à un moment. C’est un univers que j’aime beaucoup, un univers de fun, sans limites, sans jugement, dont le maître-mot est le lâcher-prise. Je sentais aussi que mon enfant, qui est assez excentrique dans sa manière de s’habiller, commençait à se poser des questions telles que : « Est-ce que les autres vont me trouver ridicule ? » Lire des livres qui remettent un peu en question le genre et les injonctions sociales permet de porter un message d’acceptation de soi, du regard de l’autre et du respect d’autrui”, poursuit-elle.

“S’il y a une gêne, elle vient des adultes. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, en tout cas, ma fille a hâte d’y retourner !"

Aurélie, mère de famille

Pour toutes ces raisons, les deux mères ne comprennent pas les critiques de l’extrême droite. “S’il y a une gêne, elle vient des adultes, considère Renée. C’est finalement plus impressionnant pour eux que pour les enfants de voir ces physiques auxquels nous n’avons pas l’habitude d’être confrontés. Les enfants, eux, s’adaptent facilement.” “Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, en tout cas, ma fille a hâte d’y retourner ! ajoute Aurélie. Quand on y est allées, ma fille connaissait au moins la moitié des livres proposés par les drags parce qu’on les avait déjà à la maison. Je n’ai rien contre La Belle au bois dormant mais bon, c’est bien d’avoir autre chose". Toutes les drag queens saluent d’ailleurs la curiosité et la coopération du milieu littéraire, des libraires et des bibliothécaires, qui enrichissent ces lectures de leur expérience.

Les drags à l’Ehpad

Derrière nos envies, nos conneries et notre talent, il y a aussi, en amont, toute une littérature jeunesse sur laquelle nous pouvons nous appuyer, avec des ouvrages qui, s’ils s’inspirent de la grammaire des contes traditionnels et hétéronormés, y insufflent des imaginaires pluriels, plus ouverts, détaille Maria Mollarda. Nous ne serions pas les mêmes drag queens si l’on ne pouvait lire que les contes de Grimm, par exemple.”

Et pourquoi pas, après avoir lu des histoires aux enfants, tenir compagnie aux personnes âgées dans les Ehpad et autres structures destinées aux personnes en situation de perte d’autonomie ? “C’est en projet, on réfléchit à la forme que ça pourrait prendre. On espère qu’on va trouver des partenaires”, répond Tata Foxie. “Il n’y a pas d’âge pour avoir droit à la joie des drag queens !” conclut Maria Mollarda. Il était une fois…

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