éditoCritiques de l'interview de Dussopt dans têtu· : "Ces gens-là" ne devraient pas se mêler de politique ?

Par Thomas Vampouille le 03/04/2023
Sandrine Rousseau sur BFM TV

Depuis notre interview d'Olivier Dussopt sur la réforme des retraites, des critiques fusent à l'encontre du journal. C'est le jeu politico-médiatique, mais elles ont pris ce week-end une tournure particulière puisque le principal média LGBTQI+ francophone s'est vu assimiler, par une partie de la "gauche" ainsi que par des médias généralistes, à Pif Gadget (qui a publié un entretien avec Emmanuel Macron) et Playboy (auquel a répondu Marlène Schiappa), révélant ce qui sous-tend cet énième haro contre têtu·…

La politique serait une affaire trop sérieuse pour être traitée par têtu·. Tout au long de ce premier week-end d'avril, de nombreuses voix se sont amusées dans le débat public à dresser un parallèle entre l'interview accordée par Emmanuel Macron au journal pour enfants Pif Gadget, celle annoncée de Marlène Schiappa dans le magazine de charme Playboy, et celle, la semaine dernière, d'Olivier Dussopt à têtu· sur la réforme des retraites.

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"Dussopt dans 'Têtu', Macron dans 'Pif', Schiappa dans 'Playboy', on nous prépare à Darmanin dans 'ELLE'", a d'abord raillé vendredi Charline Vanhoenacker, de France Inter. "On est en plein dans une crise sociale, il y a un sujet sur le maintien de l'ordre, il y a des personnes qui sont entre la vie et la mort et en fait moi j'ai surtout l'impression d'un écran de fumée", a réagi samedi sur BFMTV Sandrine Rousseau à la question posée par la chaîne en ces termes : "Playboy, Pif Gadget, Têtu : erreurs de com'?" Et la députée EELV d'enfoncer le clou : "Vraiment nous méritons mieux que Pif Gadget, Playboy et têtu"

Si l'écologiste a ensuite tenté par un tweet de désamorcer la pique, et présenté en privé ses excuses à la rédaction (acceptées), le député de La France insoumise (LFI) Bastien Lachaud a remis dix balles dans la machine : "Macron dans Pif Gadget, Dussopt dans Têtu, Schiappa dans Playboy. Ça sent le bon vieux plan com grossier pour nourrir des polémiques stériles, allumer des contrefeux, pour que l'on parle de tout sauf de la réforme des retraites. Ils nous prennent vraiment pour des idiots."

Un argumentaire que l'on a pu retrouver sur le site réactionnaire Boulevard Voltaire"C’est déjà un sujet lorsqu'on donne une interview à un magazine qui affiche clairement ses couleurs arc-en-ciel" – ou chez RMC sur le plateau des Grandes Gueules : "Pif Gadget, Têtu, Playboy : ce gouvernement vous fait-il honte ?". "Avec Pif, Têtu et Playboy, plus de doute possible : la France décline…", s'est alarmée l'inénarrable Christine Boutin sur Twitter avec un emoji versant une larme.

Dussopt, retraites et coming out

Revenons d'abord sur cette question, légitime, d'une tentative de diversion, et passons-la à l'épreuve des faits. Quand têtu· sollicite Olivier Dussopt, c'est évidemment en tant que ministre du Travail, pour discuter de la réforme des retraites, et non en tant que ministre gay. Car, battons d'emblée en brèche une idée reçue : têtu· n'a pas vocation, en tant que média LGBTQI+, à n'interviewer que les personnalités de la communauté, et si la représentation queer en politique nous préoccupe évidemment, elle ne définit ni ne résume notre traitement du sujet. Nous avons notamment vocation à demander des comptes aux membres du gouvernement, comme nous l'avons fait récemment avec Pap Ndiaye, ministre de l'Éducation, ou l'été dernier avec Elisabeth Borne, Première ministre : interviews garanties sans coming out. 

Alors pourquoi têtu· se mêlerait-il de la réforme des retraites ? Eh bien tout simplement parce qu'elle concerne aussi les personnes LGBTQI+, dans des conditions d'ailleurs souvent spécifiques, comme le développe la tribune du collectif Les inverti·e·s, l'un des premiers contenus que nous avons consacrés à cette réforme, le 17 janvier. La veille, nous avions aussi publié l'interview de Marine Tondelier, que nous avions rencontrée pour sa prise de fonction à la tête d'EELV et bien sûr questionnée, actualité oblige, sur la mobilisation contre la réforme des retraites. Afin de compléter notre traitement, nous avons encore publié, le 20 janvier, un autre entretien exigeant et sans concession avec Ambroise Méjean, président des Jeunes avec Macron, favorable à la réforme du gouvernement. Bref, nous avons fait notre travail journalistique.

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Dans le cas d'Olivier Dussopt se posait néanmoins une question particulière : sachant que le ministre était gay, mais qu'il n'en avait encore jamais parlé publiquement, pouvait-on l'interviewer sur les retraites sans parler de ce sujet ? La réponse, de notre côté et sans concertation avec l'équipe du ministre, était bien sûr non. De ce fait, si Olivier Dussopt acceptait de répondre à la question, l'interview serait donc son coming out médiatique, et nous savions que les médias généralistes risqueraient de n'en retenir que ça, faisant de têtu· l'outil d'une diversion en pleine discussion parlementaire autour du texte porté par le ministre. C'est donc conscients de cet écueil que nous avons choisi de ne réaliser cette interview que le jeudi 23 mars, soit après que la réforme eut terminé la première partie de son parcours au Parlement et qu'elle soit passée des mains du ministre à celles du Conseil constitutionnel.

Diversion, dites-vous toujours ? Regardons l'interview. Son titre même met les pieds dans le plat de la polémique : "Nous aurons peut-être à réutiliser le 49.3". Après un texte introductif contextualisant l'entretien – "La main sur le cœur, le ministre promet qu'il ne s'agit pas d'une stratégie de diversion. Tant mieux, car nous avions de nombreuses questions à lui poser sur la réforme des retraites et l'utilisation de l'article 49.3" –, l'article déroule 17 questions dont 12 concernent la réforme des retraites et la méthode choisie par le couple exécutif pour son adoption, relayant les critiques qui lui sont adressées. Deux autres abordent ensuite le timing de cette interview : "Nous ne sommes pas n’importe quel journal politique. Pourquoi nous recevoir aujourd'hui ? N'est-ce pas plutôt une tentative de diversion politique ?" Pour un journal accusé de dérouler la communication du gouvernement voire d'embrasser une éventuelle tentative de diversion, on a vu plus adroit…

têtu· restera un média politique

Finalement, bien que l'entretien porte donc essentiellement sur la réforme des retraites, les personnes qui critiquent l'interview sans même l'avoir lue – et des confrères généralistes – n'en retiennent que le coming out officialisé à la treizième question, créant eux-mêmes la diversion qu'ils dénoncent dans le même temps. D'autres ne se sont pas laissé divertir, comme le Syndicat CGT des Cheminots de Paris, qui sur Facebook a utilisé l'interview et son titre pour continuer de mobiliser contre le gouvernement. Deux jours plus tard, Elisabeth Borne tentait d'éteindre ce nouveau début d'incendie sur l'article contesté de la Constitution, promettant qu'elle ne l'utiliserait plus en dehors des lois de finances.

Quant à la question de savoir si, anticipant les critiques, têtu· n'aurait pas dû tout simplement s'abstenir de réaliser cette interview, elle n'est pas non plus sans paradoxes. Un média LGBTQI+ aurait dû renoncer à rencontrer un ministre parce qu'il risquait d'évoquer… son homosexualité ?! Et au nom de quel postulat ? Ceux qui nous ont vertement tancés pensent-ils que les électeurs gays seraient assez manipulables pour changer d'avis sur la réforme des retraites au simple prétexte qu'elle a été portée par un ministre gay ? Qui, ici, les prend pour des idiots ?

Mais est-ce vraiment, au fond, la critique faite à têtu· ? D'expérience, depuis deux ans que j'y travaille, je sais que chaque interview politique nous est reprochée, pour une raison ou pour une autre. Quand nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon, nous avions viré mélenchonistes, reproche répété quand nous avons publié la tribune anti-réforme Dussopt des Inverti·e·s. Cette critique est alternativement renouvelée selon à qui nous posons nos questions, faisant tour à tour de têtu· un média gauchiste, puis pro-gouvernement, et ainsi de suite.

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En réalité, les piques condescendantes de Sandrine Rousseau, de Bastien Lachaud et de BFMTV/RMC ont eu le mérite de faire tomber le masque de ce qui est vraiment reproché à têtu· : de se mêler de politique. Comme si "ces gens-là", pour reprendre le fameux mot de Caroline Cayeux, devaient s'en tenir éloignés, et se contenter justement de traiter… les coming out politiques, quand il y en a. Hors cela, têtu· n'aurait rien à dire, rien à demander, et devrait rester à sa place, silencieuse, les mains dans le dos, à regarder ses petits pieds de LGBT pendant que les vrais médias, les sérieux, les hétéros, s'occupent de la politique.

Or je vous le dis sans ambages : têtu· continuera de se mêler de politique, et d'interroger les personnalités de la gauche comme du centre ou de la droite, avec la rigueur et l'honnêteté qui doivent guider l'exercice journalistique. Et à ceux qui prétendent défendre la cause LGBTQI+ mais tombent sans cesse sur têtu· à bras raccourcis, nous disons avec Katy Perry : choose your battles, babes…

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Crédit photo : capture d'écran BFMTV