magazineDossier : la transphobie nous attaque toustes

Par Tal Madesta le 19/06/2024
Des militants arborent fièrement leurs drapeaux trans et LGBT sur la statue de la place de la République, à Paris.

[Cet article ouvre le dossier consacré à l'histoire trans et aux luttes LGB+T du magazine têtu· de l'été, disponible en kiosques ou sur abonnement] Avec la transphobie, les conservateurs ont trouvé leur nouveau cheval de bataille anti-LGBT, ripolinant les arguments homophobes avec lesquels ils se sont opposés au pacs, au mariage pour tous, et à nos existences mêmes.

Texte : Tal Madesta & Thomas Vampouille

L'homophobie, c’est ringard. Après tout, onze ans après la promulgation de la loi autorisant le mariage pour tous, la France est toujours là, notre civilisation ne s’est pas effondrée et nos familles se portent bien, merci. Depuis, nos pauvres conservateurs cherchaient désespérément de nouvelles cibles pour mener leurs combats d’arrière-garde. "L’homosexualité n’est plus la pierre d’achoppement de la différence et de la complémentarité des sexes, résume David Paternotte, sociologue à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des questions de genre et des résistances qu’elles rencontrent. Il fallait trouver autre chose." Les anti-mariage pour tous se sont donc recyclés pour combattre la “théorie du genre”, l’“idéologie du genre” et le “transgenrisme”, c’est-à-dire les droits des personnes trans et leur existence même, qu’ils nient allègrement.

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En 2004, la géographe irlandaise Kath Browne avait forgé le concept de "genrisme" pour désigner "les lectures hostiles et les réactions face aux corps ambigus en matière de genre". "Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène, note le socio-anthropologue du CNRS Christophe Broqua dans un article paru en mai sur The Conversation. La figure transgenre, qui incarne le passage possible d’un genre à l’autre, est devenue une sorte de bouc émissaire."

Offensive transphobe

La dernière offensive en date des "genristes" sous nos latitudes est un rapport de 340 pages pondu par des sénateurs Les Républicains (LR), qui préconise l’interdiction des traitements médicaux aux mineurs trans. Mais ils étaient passés à l’attaque dès 2014, après la défaite de La Manif pour tous (LMPT), en faisant campagne contre les "ABCD de l’égalité", un programme proposé par la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem pour lutter contre les stéréotypes de genre à l’école. Apparaît alors un mouvement de "Journée de retrait de l’école" autour de Farida Belghoul, un soutien d’Alain Soral qui réussit à unir des réseaux catho-conservateurs de LMPT, l’extrême droite royaliste et des petites associations culturelles musulmanes en répandant des rumeurs farfelues sur des "cours de masturbation" qui seraient donnés aux enfants. Plus c’est gros, plus ça passe : le gouvernement recule, et retire les ABCD.

Mais où vont-ils chercher tout ça ? David Paternotte note la "volonté claire d’internationaliser ce réseau d’acteurs et d’idées", au moyen de colloques transnationaux ou de stratégies partagées. L’axe réactionnaire passe par la Russie de Vladimir Poutine, qui multiplie les lois LGBTphobes depuis 2013 et a interdit les transitions de genre, par la Hongrie de Viktor Orbán, où il est devenu impossible de modifier la mention du genre à l’état civil, et inonde les États-Unis, en particulier depuis la présidence de Donald Trump.

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Obsessions anti-genre

En peu de temps, la transidentité est devenue outre-Atlantique un sujet politique majeur : alors que 19 propositions de loi transphobes avaient été déposées en 2019, on en a compté 600 l’année dernière et déjà plus de 500 depuis le début de l’année 2024. Désormais, la moitié des États du pays interdisent la participation sportive des personnes trans dans leur catégorie de genre en milieu scolaire et restreignent, voire interdisent toute démarche de transition des ados."Une grande partie de la transphobie politique dans le monde est exportée des États-Unis et de groupes chrétiens évangéliques qui diffusent des discours anti-trans, anti-genre et anti-droits depuis de nombreuses années", note Lily Dong Li Rosengard, responsable du département sur l’identité de genre à l’Association internationale des personnes LGBTQI+ (ILGA World). Les conservateurs français y piochent idées et modes d’action : ainsi se sont-ils récemment opposés aux lectures faites par des drag queens aux enfants – bouh, une perruque et du maquillage, c’est la fin de la civilisation. Ce qui leur permet de renouveler leur vieil air du "protégeons les enfants", qui leur a tant servi pour rejeter chacune des avancées des droits LGBTQI+.

La drag queen Darling Millie en pleine lecture d'un conte pour enfants
JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP pour têtu·

Voyant un intérêt électoral à soutenir LMPT et tous ses avatars, la droite française a vite choisi de revêtir à nouveau les habits vieux du conservatisme moral. "La montée de la transphobie coïncide clairement avec celle des populismes, qui prospèrent sur la peur et emmènent le débat là où le vent souffle, s’inquiète Lily Dong Li Rosengard. Si les politiques voient une victoire facile dans l’intégration des argumentaires transphobes, ils ne vont pas hésiter."

C’est la recette Trump : on met de l’huile sur le feu sur un sujet clivant et on s’assure ainsi une base électorale, certes minoritaire mais radicalisée, solide, indéfectible. La transphobie est doublement avantageuse pour le lobby réac international : les connaissances de la population générale sur les questions trans sont parcellaires, et l’émergence d’une prise en compte de la transidentité dès l’adolescence permet d’agiter facilement la muleta éprouvée de l’enfance en danger. Dans les médias généralistes, les journalistes n’en savent guère plus, tombant facilement dans le panneau des fables et syllogismes affûtés pour susciter l’inquiétude. L’effet de nouveauté fonctionne aussi à plein, et nombre de titres pas forcément réactionnaires s’entichent de figures comme Dora Moutot et Marguerite Stern, autrices du pamphlet transphobe Transmania, sorti en avril, qui leur apportent la même diversion que Frigide Barjot en 2012, devenue égérie de La Manif pour tous par la grâce de l’ennui des chaînes d’info avides de contradiction et de polémiques. Pour Maud Royer, présidente de l’association Toutes des femmes, les médias tiennent sans aucun doute "une place majeure dans la construction de ces polémiques". Elle cite l’exemple de L’Express, du Figaro ou de Marianne, qui ont publié une dizaine de tribunes anti-trans en quelques mois.

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À rebours de l'histoire et de la société

Pour autant, les Français ne paraissent pas particulièrement sensibles aux arguments de cette frange : selon un sondage Ipsos de 2024, 60% considèrent que les personnes transgenres sont très discriminées (20% pensent le contraire) et 49% pensent que les traitements médicaux dans les parcours de transition des mineurs doivent être autorisés (31% sont contre) – avec l’accord des parents. Les transphobes sont minoritaires en France, mais très actifs et unis. "La 'question trans' permet aux acteurs de s’articuler entre eux, quand il y a dix ans c’était surtout La Manif pour tous et les réseaux catholiques qui s’organisaient contre les homosexuels, détaille David Paternotte. Ils peuvent ainsi viser une base d’adhésion idéologique plus large." L’assiette électorale offerte facilite le travail d’influence auprès des parlementaires et membres du gouvernement.

Un acteur majeur du lobbying anti-trans, l’Observatoire de la petite sirène (OPS), a ainsi eu les faveurs des sénateurs Les Républicains : comme le relèvent nos confrères de Mediapart, "l’essentiel du travail, dont la sélection des personnes auditionnées et la rédaction du document final, a été délégué à deux 'expertes' extérieures au Sénat, Céline Masson (psychologue) et Caroline Eliacheff (pédopsychiatre)", toutes deux directrices de l’OPS. Qui s’étonnera d’apprendre que la seconde s’opposait déjà au pacs il y a vingt-cinq ans ? "En France, la psychanalyse réactionnaire a une place spéciale dans le débat public, et produit un discours essentialiste sur la complémentarité homme-femme qui convient très bien aux catholiques", souligne Maud Royer.

Cette guerre idéologique réussit même à atteindre une partie de la communauté gay, qui ne voit plus le rapport entre la cause trans et la lutte contre l’homophobie. Certains revendiquent carrément de revenir à une cause LGB "sans le T". Ils négligent, nous le savons d’expérience, que lorsqu’une des lettres de l’anagramme est ciblée, toutes trinquent. Les chiffres de SOS homophobie et du ministère de l’Intérieur attestent en effet que chaque vague de discours anti-G (2013), anti-L (2019) ou anti-T s’accompagne d’une éruption générale de la violence anti-LGBT, comme c’est à nouveau le cas depuis 2023 sur fond de montée des discours transphobes.

La commu, unie, ne sera jamais vaincue

Pourtant la croisade anti-trans, on devrait s’en douter en y croisant les mêmes têtes qu’il y a dix ou vingt-cinq ans, n’est qu’une réactualisation de la rhétorique homophobe du XXe siècle. "Les discours sont entièrement recyclés : on mobilisait le fait que les homosexuels étaient des pervers, un danger pour les enfants, une menace pour la famille et la société… c’est le même socle argumentaire qu’on constate aujourd’hui contre les personnes trans", développe Lily Dong Li Rosengard.

Car in fine, l’offensive anti-trans est une offensive globale anti-queer, c’est-à-dire contre quiconque remet en cause les normes du genre, et dans le même mouvement contre la liberté à disposer de son propre corps. Aux États-Unis, la carte des États qui ciblent les personnes queers se superpose presque parfaitement à celle de ceux qui remettent en cause le droit à l’avortement depuis que la Cour suprême l’a rendu possible. Là encore, un attelage ancien : dans l’Allemagne nazie, l’instrument des persécutions contre les homosexuels fut l’Office central du Reich pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement, créé en 1936 par Heinrich Himmler. Un souvenir qui appelle à l’unité des luttes LGBTQI+ et féministes.

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Crédit photo : Victoria Valdivia, Hans Lucas via AFP