[Retrouvez dans le magazine têtu· de l'automne notre dossier spécial éducation] Les toilettes scolaires mixtes sont souvent proposées pour faciliter la vie des jeunes trans. Mais en réalité, sortir ces espaces d'une partition binaire profiterait à toustes les élèves, filles comme garçons.
"Que ce soit à l'école élémentaire ou au collège, 80% des enfants, des adolescents et des adolescentes se retiennent d'aller aux toilettes et 50% se refusent à y aller." Ce sont des chiffres effarants que rapporte Édith Maruéjouls, géographe spécialisée dans les questions de genre et de mixité. Ce constat pose un problème inaperçu de santé publique puisque se retenir, c'est s'exposer à un risque accru d'infections urinaires et de troubles intestinaux, chez les filles comme chez les garçons.
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Évidemment, le sujet n'est pas qu'une question de confort : "Les toilettes sont le premier lieu de harcèlement en milieu scolaire", signale la géographe. En première ligne : les enfants qui ne correspondent pas aux normes de genre, mais aussi les gros, les petits, les personnes en situation de handicap, bref toutes les jeunes personnes qui subissent potentiellement un harcèlement scolaire. Si la question de l'évitement des toilettes scolaires est souvent envisagée sous l'angle de leur manque de propreté et d’intimité, il faut donc aussi penser le sentiment d'insécurité qui y règne.
De l'insécurité dans les toilettes scolaires
Regards, moqueries, insultes, agressions… Selon les données citées par Édith Maruéjouls dans son livre Faire je(u) égal – Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants, paru aux éditions Double Ponctuation, une fille sur deux et un garçon sur trois ne se sentent pas en sécurité dans les toilettes scolaires, et beaucoup y ont déjà subi des violences. À l'abri du regard des adultes, c'est le lieu de l'impunité par excellence dans les établissements.
Aujourd'hui, les toilettes scolaires sont en grande majorité non-mixtes, et les violences s'y déroulent entre élèves du même genre. Les insultes et agressions sont alors un moyen d'entretenir une conformité aux stéréotypes de genre, que ce soit par les concours de taille de bite chez les garçons ou les moqueries sur le corps des autres pour les filles. La séparation genrée des corps participe donc potentiellement au sexisme, voire aux violences afférentes exercées par les garçons sur les filles en dehors des toilettes.
Dans l'urinoir, le virilisme
Pour les petits garçons, l'injonction à la masculinité commence très tôt. "Dès la maternelle ou la première année d'élémentaire, l'école introduit cette partition genrée dans les toilettes en apprenant aux garçons à utiliser les urinoirs, développe Lucette Colin, psychologue et maître de conférences en sciences de l'éducation, co-autrice de Les "Petits Coins" à l’école – Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires, paru aux éditions Éres. D'emblée, on dit aux enfants qu'il y a des choses réservées aux garçons." Une symbolique qui participe à construire des stéréotypes virilistes. Destiné à limiter l'attente aux toilettes, cet urinoir dit aussi en substance : "Un homme, ça urine debout et devant les autres, sans droit à une quelconque intimité." Édith Maruéjouls y voit "le reflet d’une société qui ne conçoit pas que les garçons puissent être pudiques". Des garçons qui ne devraient pas, non plus, faire preuve de coquetterie puisque nombre des toilettes qui leur sont réservées n'ont pas de miroir, contrairement à celles des filles qui sont ainsi assignées à prendre soin de leur apparence.
"J'ai constaté une immense solitude des garçons par rapport au corps. Les toilettes sont un espace où règne la loi du masculinisme."
Si les toilettes scolaires peuvent être pour les filles un lieu de partage de l'intime, ce n'est pas le cas pour les garçons. "Lors de mes travaux, j'ai constaté une immense solitude des garçons par rapport au corps, explique Lucette Colin. Cette solitude m'a presque inquiétée. Les toilettes sont un espace où règne la loi du masculinisme, des grands groupes avec des leaders, des mouvements de foule, du chahut, des dégradations, etc." Dans cette perpétuation des normes de genre, il n'y a aucune place pour les garçons qui ne se soumettraient pas à cette injonction à la virilité. "Je pense que ce sont ceux qui demandent à aller aux toilettes pendant les cours lorsqu'ils ne peuvent plus éviter d'y aller", expose la psychologue.
Chez les filles, en tout cas certaines, les toilettes représentent souvent un lieu de discussion, de partage, de confidences à l'écart de la meute masculine… Mais pas forcément pour de bonnes raisons. En effet, si elles investissent cet espace, c'est souvent que la cour de la récréation demeure un espace masculin que les garçons accaparent, par exemple avec des jeux de balle, laissant là encore de côté ceux que cela n'intéresse pas. Conçues comme un espace de repli du féminin, les toilettes sont aussi le lieu où les jeunes qui ont leurs règles vont changer leur protection. "Cela alimente le fantasme que les règles, c’est dangereux, signale Édith Maruéjouls. Voir les règles, c'est aussi comprendre les pubertés, grandir ensemble. Ce n'est pas une situation de danger, c'est une situation de compréhension."
Les toilettes mixtes en pratique
Forte de ces analyses, la géographe prône la mixité des toilettes scolaires. La première mesure à prendre serait de transformer les toilettes "garçons/filles" en deux blocs identiques (et donc mixtes), sans urinoirs. Au lieu d'une ségrégation genrée, on peut alors préférer une séparation par classe d'âge, par exemple au collège : les 6ᵉ et les 5ᵉ dans un bloc, les 4ᵉ et les 3ᵉ dans l'autre. Édith Maruéjouls préconise en outre de prévoir des ouvertures visuelles du local vers l'extérieur (porte vitrée, hublot, etc.), de manière à limiter le sentiment d'impunité et de réduire l'insécurité : on voit et on est vu. La géographe préconise en revanche de bien fermer les cabines individuelles, en haut et en bas : "Garantir l’intimité est primordial pour lutter contre le harcèlement." Enfin, placer les lavabos à l'extérieur des blocs peut permettre d'éviter que les enfants traînent à l'intérieur. Il faut encore penser à disposer des poubelles fermées dans chaque cabine pour que les jeunes qui ont leurs règles puissent y jeter leur protection usagée sans avoir à sortir avec de la cabine.
Les toilettes, ajoute Édith Maruéjouls peuvent aussi être un espace où sont dispensés des messages d’éducation et de prévention sur le harcèlement, les violences, les relations garçons/filles, avec des textes comme "je respecte l’autre", "je frappe avant d’entrer", "je ne regarde pas au-dessus ou en-dessous", "je nettoie après mon passage", etc.
Si l'idée de dégenrer les toilettes pour progresser contre les préjugés sexistes et les violences peut paraître contre-intuitive, la géographe remarque que "la mixité aux toilettes est bien souvent un problème dans la tête des adultes plus que dans celle des enfants". D'ailleurs, les collèges de Gironde ont suivi les recommandations d'Édith Maruéjouls, et les retours sont extrêmement positifs tant du côté des élèves que du corps enseignant, qui témoignent d'une absence d'incident et d'une levée du tabou sur les règles. Alors bien sûr, dégenrer les toilettes n'est pas la solution miracle à tous les problèmes de violences et de sexisme, mais c'est un bon début !
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