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interviewFrançois Ruffin : "L'extrême droite fusionne avec l'extrême argent"

Par Nicolas Scheffer le 18/03/2025
Le député de la Somme François Ruffin est en interview dans le magazine têtu·.

[L'interview de François Ruffin est à lire dans le magazine têtu· du printemps, qui sort ce mercredi 19 mars] D'ici à 2027, vous devriez le retrouver en une du Nouvel Obs derrière le titre : "Et si c'était lui ?" Émancipé de la figure tutélaire de Mélenchon, le député de la Somme François Ruffin plaide, face à la "nuit noire" réactionnaire, pour une gauche réunie et qui ne choisisse plus entre le social et le sociétal.

Interview Nicolas Scheffer et Thomas Vampouille
Photographie Frankie & Nikki pour têtu·

Son compagnonnage avec La France insoumise (LFI) a fait long feu. Après la dissolution de l'été 2024, François Ruffin a été réélu député de la Somme, au second tour des législatives anticipées, avec 3.000 voix d'avance seulement sur le Rassemblement national (RN). Un cheveu d'écart dont il rend responsable la ligne choisie dans cette campagne par Jean-Luc Mélenchon, qu'il accuse de ne plus s'adresser qu'aux classes populaires racisées : après l'abandon des classes moyennes par le Parti socialiste (PS), la gauche radicale aurait donc renoncé à sortir la classe ouvrière blanche de la tentation de l'extrême droite. François Ruffin revendique pour sa part de s'adresser à "la France des bourgs" comme à "la France des tours".

Sorti du Centre de formation des journalistes (CFJ), ancien reporter à France Inter dans l'émission Là-bas si j'y suis et fondateur du bimestriel Fakir en 1999, le député élu depuis 2017 s'était fait connaître du grand public l'année précédente avec son film Merci patron !, un documentaire satirique dénonçant la délocalisation d'un sous-traitant de LVMH et les pratiques du propriétaire du groupe de luxe, Bernard Arnault. Partisan de la lutte sociale, toute la lutte sociale, rien que la lutte sociale, François Ruffin l'oppose même aux progrès sociétaux quand, interrogé en juin 2023 par Franceinfo sur la facilitation du changement de genre à l'état civil par la gauche espagnole, il déclare : "Pour moi, le cœur du sujet c'est le travail, le partage de la richesse, la démocratie. (...) On a une société qui est profondément fracturée en France. (…) Dans ce cadre-là, on ne devra pas faire tout ce qui nous passe par la tête." Aussitôt épinglé par têtu·, il se reprend vite sur les réseaux sociaux : "Sur ce sujet, comme sur pas mal d'autres, en toute humilité, je dois progresser. En commençant (…) par des rencontres avec les premiers concernés, les premières concernées."

Deux ans plus tard, nous retrouvons donc François Ruffin pour faire le point sur ces rencontres et ce qu'il en a tiré. À 49 ans, le député sait que son nom est de plus en plus cité dans les rangs de la gauche, qui, en vue de la prochaine élection présidentielle, cherche encore qui pourra réconcilier les courants dits "irréconciliables". Ne cachant pas son inquiétude devant "la nuit noire qui avance", avec la progression du camp réactionnaire qui s'autorise même des saluts nazis, il souhaite que soit en mesure de s'y opposer "une gauche réunie, quelles que soient les chapelles". Lui vient justement d'écrire une lettre ouverte à ses "chères et chers camarades socialistes", appelant de ses vœux "un grand PS vraiment de gauche". Et quand on lui demande s'il compte peser sur le congrès du parti prévu pour la fin de l'année, il nous répond : "On va peut-être essayer de construire un troisième pôle…"

Quand, devant les caméras du monde entier, un Elon Musk fait le salut nazi, qu'est-ce que ça signifie ? Que cette oligarchie se sent tout permis, sans limite. Que ses membres ont accumulé la toute-puissance économique, médiatique, numérique, mais aussi directement politique : les milliardaires ont pris le pouvoir. Avez-vous lu le discours du président argentin, Javier Milei, au forum de Davos ? Il revient de l'investiture de Trump et l'on ressent sa démesure, son hubris. Ce sont des surhommes – au sens nietzschéen – d'un Occident blanc qui peut dominer le reste du monde, des ultra-riches qui peuvent écraser les citoyens ordinaires : "L'idée de justice sociale est aberrante", dit-il. Ce sont des hommes, des mâles, supérieurs aux femmes bien sûr, pour qui le féminicide n'existe pas, et qui méprisent aussi et surtout les homos et les trans. C'est une guerre contre l'État, contre la démocratie, contre l'humanisme, un retour à avant la Révolution française, qu'ils détestent. Bref, voilà le vent froid qui souffle vers nous, la nuit noire qui s'avance. Et nous devons maintenir allumés l'esprit des Lumières. Comme disait Albert Camus, il ne s'agit plus de refaire le monde, mais d'empêcher qu'ils ne le défassent.

  • Les institutions européennes sont-elles la bonne échelle pour lutter contre cette internationale réactionnaire qui gagne du terrain y compris au sein de l'UE ?

La Cour de justice de l'Union européenne peut être un garde-fou sur les droits humains. Mais je dis attention au "juridisme étroit", comme il existe un "économisme étroit" : remettre notre salut entre les mains d'institutions lointaines, supranationales, non élues, échappant à la souveraineté populaire… Il faut surtout cimenter ces droits par le bas. Un exemple : l'IVG dans la Constitution, chez nous, c'est une conquête des associations, et qui donne un point d'appui, un horizon, aux féministes alentour. Cette avancée du droit, obtenue par une lutte, par une coalition, est rendue possible parce qu'elle s'ancre sur une évidence, en France, désormais : pas touche à l'IVG. Il faut cette assise, sans quoi les "arrêts" tombant d'en haut, détachés de la société, seront sans effet.

"Qu'on facilite la vie de des personnes qui souhaitent changer de genre !"

  • En 2023, vous aviez opposé les sujets sociétaux, comme l'autodétermination de genre, aux sujets sociaux, avant de regretter vos propos… Vous aviez alors promis de travailler sur ces questions, qu'avez-vous fait ?

Sur la transidentité, déjà, j'ai agi en reporter : par un retour au terrain. Car, avouons-le avec franchise, c'est un sujet que je méconnaissais. Je me suis rendu à la fondation Le Refuge [co-actionnaire de têtu·, ndlr], où une jeune femme trans m'a raconté son parcours : les insultes, les coups, la tentation du suicide, la rue, mais aussi ses désirs, son émancipation… J'ai également visité le service de l'hôpital d'Amiens membre du réseau Transidentités. J'étais d'ailleurs accompagné d'un ancien député de droite, médecin de profession, plutôt sceptique sur la question, et qui en est ressorti changé. Après ces échanges, le changement de genre ne pouvait plus apparaître comme un caprice, comme une lubie, mais au contraire comme un besoin profond, souvent douloureux, une décision mûrement réfléchie. Or le combat humaniste, celui de la gauche et même au-delà, c'est de lever tous les obstacles possibles au bonheur, que ce soit le porte-monnaie, les barrières de classe, les discriminations raciales ou l'assignation de genre. Après, si je suis franc, j'apprends toujours, et je me perds encore souvent dans le vocabulaire.

Oui, d'ailleurs, après ces rencontres, je ne vois pas pourquoi on encombre les tribunaux avec ça. Qu'on facilite la vie de tout le monde, des personnes qui souhaitent changer de genre, et celle aussi des magistrats ! Et même, on peut s'interroger : qu'apportent les cases masculin/féminin dans nombre de procédures, y compris administratives ? Est-ce une nécessité, ou bien un héritage d'un temps où les femmes n'avaient pas les mêmes droits, et devaient obtenir l'autorisation du mari pour ouvrir un compte en banque ?

Je vois un fait majeur dans la France du XXe siècle : Dieu est mort. Ce n'est pas rien ! Les églises se sont vidées, avec des conséquences sur la famille. Car on se mariait à l'église, c'est-à-dire devant Dieu, et le père, finalement, y faisait la loi, avec l'Autorité, comme un délégué de Dieu dans le foyer. Avec une domination sur la femme, sur les enfants, avec la loi du silence, avec des coups parfois, avec des névroses et du malheur… Pas seulement, mais souvent, c'était ça aussi, le "bon vieux temps" ! Au monothéisme correspondait la mono-famille. À la sécularisation répondent aujourd'hui des familles plurielles. J'en suis un exemple, puisque la mienne a été traversée par ces changements en une génération : mes parents se sont unis devant le maire et le curé, tandis que j'ai eu mes enfants sans pacs ni rien, avec leur mère nous nous sommes séparés, leur beau-père s'en occupe, leurs grands-­parents aussi, bref une famille souple, plus nébuleuse. Les deux tiers des naissances se font désormais hors mariage, un quart des familles sont monoparentales, une sur dix est recomposée…

C'est accepté, très largement accepté. Jamais sur un parking d'usine je n'ai entendu un syndicaliste, un ouvrier, protester contre le mariage pour tous. Et les cars de La Manif pour tous, à Amiens, partaient des beaux quartiers. De même, récemment, je faisais une distribution de tracts devant l'usine Valeo : "Bonjour monsieur…" Le camarade cégétiste m'a repris : "C'est une dame maintenant. Elle a changé de genre, elle l'a expliqué à sa famille, à ses collègues, c'est très bien compris…" Je ne dis pas que tout est rose, mais il y a vingt ans c'était impensable ! Le courage de ces personnes – parce qu'il faut toujours du courage – et en face l'évolution progressive des mentalités… j'ignore si c'est une révolution, ou le fil continu de l'humanisme : le combat pour être soi, la personne humaine qui se libère des servitudes.

  • Et pourtant la droite continue de prétendre incarner la famille, en y opposant notamment les sujets LGBTQI+…

Quand la droite défend "la valeur travail", c'est pour mieux l'écraser. Avec "la famille", c'est pour mieux la réduire, la rétrécir, l'interdire à certains. Pour une immense majorité des Français, et pour moi d'ailleurs, la famille, c'est un lieu essentiel, d'affection, de tendresse, un refuge quand il fait froid dehors. C'est le lieu de la solidarité, par les services qu'on se rend, par une générosité sans compter. La gauche doit la défendre, ou plutôt les défendre, toutes ces familles plurielles qui se réinventent… Car si les gays et les lesbiennes veulent se marier, avoir des enfants, c'est la preuve qu'eux et elles aussi aiment la famille et veulent en fonder une !

  • Quelle vision la gauche peut-elle faire valoir sur la famille ?

Il y a un fossé, aujourd'hui, entre le désir d'enfants (2,3 par femme, en moyenne) et la fécondité réelle (1,6). C'est un souci pour le pays, la natalité, mais surtout pour les gens : j'entends des couples qui renoncent, ou qui repoussent leur projet parental à cause du logement, du revenu, du boulot… Et ce n'est pas une injonction du président au "réarmement démographique" qui les fera procréer ! Non, ce sont des obstacles matériels que nous devons lever, par des crèches, des aides familiales, des emplois stables, etc. Il y a autre chose qui me préoccupe aussi… Après-guerre, la sécurité sociale nous a prémunis contre trois risques : la maladie, l'accident et la vieillesse. Mais il y en a un quatrième, désormais, un risque familial fréquent : la séparation. C'est un moment de fragilité psychologique, où les revenus sont divisés par deux, avec un deuxième loyer à payer, etc. On voit alors des hommes, des femmes surtout, chuter et entraîner leurs enfants dans la pauvreté. La société devrait accompagner cette cassure, l'amortir. Avec un service public des cœurs brisés ?

La GPA divise les féministes, les militants, et même la communauté LGBTQI+. D'une façon générale, il nous faut davantage de conventions citoyennes, c'est un outil démocratique qui aide à faire mûrir, à faire accoucher la société quand des questions éthiques la traversent en profondeur, comme la GPA. En toute honnêteté, si j'étais un des citoyens de cette convention, mon point d'entrée serait défavorable, avec une crainte évidente de la marchandisation du corps des femmes. Je voudrais que l'on avance sur un autre chemin : une adoption facilitée, simplifiée, avec de la pluriparentalité. Les parcours des jeunes à l'aide sociale à l'enfance (ASE) sont aujourd'hui scandaleux, ils sont broyés, brisés par des allers-retours entre foyers, assistantes familiales, parents biologiques, etc.

"Il faut englober les droits des minorités dans un élan général de progrès."

  • Comment faire aboutir de nouveaux progrès pour les droits LGBTQI+ sans recréer un avatar de La Manif pour tous ?

D'abord, nous devons récolter les avancées mûres dans la société. On ne va pas attendre trois ans pour garantir l'éducation à la sexualité ! Ensuite, embarquer les gens en organisant des conventions citoyennes sur les droits nouveaux. Que ça vienne de la société elle-même et ne soit pas imposé "d'en haut". Sinon, ça fera du CNews toute la journée, avec un retour de bâton. Enfin, il nous faut conjuguer les progrès sociétaux avec des progrès sociaux et économiques. Durant le quinquennat de François Hollande, sur le parking des Goodyear, je discutais avec des syndicalistes venus de Florange qui me disaient : "Nous, on n'a pas de problème avec le mariage pour tous, ça nous va très bien, mais qu'est-ce qu'il y a pour le travail ?" Pendant qu'on progressait sur les droits LGBTQI+, on régressait sur le droit du travail ! Même si on juge cette remarque déplacée, il faut partir de ce ressenti populaire, qui dépasse de loin les seules questions LGBTQI+ : "Quoi pour moi et pour mes enfants ?" On ne sortira de cette opposition qu'en avançant sur nos deux jambes : il faut englober les droits des minorités dans un élan général de progrès.

  • Comme têtu· a pu le constater dans un sondage commandé en 2022, de plus en plus d'homosexuels votent à l'extrême droite, considérant que la gauche fait l'autruche sur la question de l'insécurité. Vous qui revendiquez n'avoir pas de "pudeur" sur ce sujet, que leur répondez-vous ?

Je réponds d'abord que le vote pour l'extrême droite va contre leurs intérêts. À l'Assemblée, les élus du RN se tiennent à peu près. Mais à Bruxelles, au Parlement européen, chez Jordan Bardella et ses amis, le vernis craque. Ils votent contre la moindre protection accordée aux personnes LGBTQI+, et en particulier aux personnes trans. Enfin, si vous me connaissez, vous savez que je ne néglige pas la sécurité. La police échoue dans la lutte contre le narcotrafic, contre les viols, contre la délinquance financière, contre les agressions de rue. Non pas parce que les policiers seraient incompétents, mais parce qu'ils ne sont plus dirigés, parce qu'on leur demande du chiffre, du contrôle d'identité, de la barrette de shit.

  • Un autre reproche qu'on lit souvent, c'est celui d'une complaisance de la gauche, en particulier de LFI, vis-à-vis d'un islam encore très sexiste et conservateur sur les questions LGBTQI+ ; comment embarquer aussi ce que vous appelez "la France des tours" dans une société plus inclusive ?

Rappeler d'abord que l'homophobie traverse tous les milieux. Qu'on parle d'insultes, d'humiliations, d'agressions, jusqu'aux guets-apens via des applis, on la retrouve malheureusement partout. Maintenant, aucune complaisance : oui, il y a une obsession des religieux quant au corps des femmes et à l'homosexualité. Et notamment des courants les plus conservateurs de l'islam, des évangélistes dans le protestantisme et des intégristes chez les catholiques. Les lois de la République s'appliquent : la liberté de croyance ne justifie nulle intolérance, injure ou violence.

  • Vous qui avez dénoncé la campagne communautariste de Mélenchon en 2024, considérez-vous toujours la laïcité comme un pilier des valeurs de la gauche ?

Bien sûr ! En rappelant toujours que la loi de 1905 est une loi de liberté – de conscience, de croyance et de culte – et de séparation des Églises et de l'État. La laïcité fait de nous des citoyens égaux en droit, qu'importe notre croyance. C'est un trésor à défendre, à préserver. À étendre, même : pour la neutralité religieuse, politique mais aussi marchande à l'école, contre l'emprise des marques.

  • Vous avez récemment, dans une lettre, tendu la main à vos "camarades socialistes", après avoir coupé le cordon avec La France insoumise ; allez-vous vous investir au PS en prévision de son congrès de juin ?

Moi qui ai lancé, il y a près de dix ans, "Plus jamais PS !", eh bien il est de retour, et au centre du jeu. Il s'est écrémé, les opportunistes et les droitiers sont partis chez Macron. Nous avons besoin d'un PS bien arrimé à gauche, qui ne renoue pas avec ses vieux démons.

  • Vous comptez réconcilier le PS et LFI ?

Je ne crois pas aux deux gauches irréconciliables. Elles l'étaient, oui, en 2017 à la fin du quinquennat Hollande. Mais depuis 2022, avec la Nupes puis le Nouveau Front populaire (NFP), les grandes orientations sont partagées. Et puis, qu'on regarde la situation, sa gravité : Trump, Musk, Milei, Le Pen, la nuit noire qui avance… et nous, qui rejouons le match Hollande-Mélenchon, vieux de trente ans ! Comme je l'ai fait le soir de la dissolution, le 9 juin 2024, en prononçant "front populaire" et en disant aux partis "soyez unis, arrêtez vos conneries", il faudra rouvrir un chemin d'espérance entre l'extrême droite et l'extrême argent, qui sont d'ailleurs en train de fusionner.

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