Alors que les mesures anti-Covid se durcissent en France comme au Québec, la chanteuse montréalaise ne se laisse pas aller et signe un retour en force et en (grande) forme. TÊTU lui a parlé.
Personne n'aurait pu anticiper cette année 2020. Certainement pas Cœur de pirate en tout cas, même si ça ne l'a pas empêchée d'être productive. Elle le prouve avec "T'es belle", un nouveau titre bienfaiteur qui germait dans sa tête depuis un petit bout de temps. Avec ce morceau, l'artiste québécoise prolonge sa trajectoire féministe et laisse augurer un prochain album plus incisif, plus frontal. En direct de Montréal, Béatrice Martin – son nom à la ville – a bien voulu parler à TÊTU de ses projets à venir mais s'est également confiée sur son rapport inébranlable avec la communauté LGBT+ et l'importance de l'inclusivité en tant que personne privilégiée. Rencontre (par visio).
Où es-tu à ce moment précis ?
Je suis à Montréal en ce moment, il n'y fait pas très beau d'ailleurs [rires].
C'est la même chose à Paris, je te rassure ! Comment se sont passés ces derniers mois ?
Tous les concerts ont été arrêtés et ça va durer techniquement pendant encore un mois, même si je pense que ça va être plus. Tout a été un peu fou. En plus de ça, il y a eu une vague de dénonciations assez majeure dans le monde du spectacle au Québec. Ça a vraiment fait un énorme ménage. En tout cas, plein de gens ont perdu leur visibilité et leur travail. Ce n'est pas plus mal, d'une certaine façon, mais je me dis que tout ça arrive parce que les gens ont un ras-le-bol collectif de cette année, de tout en général. C'est l'année du grand changement.
Tu es revenue avec "T'es belle", un nouveau single qui sonne comme un doigt d'honneur tout en poésie aux injonctions faites aux femmes. Tu peux m'en dire plus sur ce qui t'a poussée à écrire ce morceau ?
En fait, ce morceau-là, ça fait longtemps que je l'ai écrit. C'est parti d'un truc tout bête. Il y avait pas mal de messieurs qui laissaient des commentaires sous mes photos sur Instagram et qui disaient "t'es plus belle quand tu souris". Au début, c'est énervant. Mais ce que j'ai compris, c'est que la femme, pour être acceptée en société ou aimée, il faut qu'elle ait l'air avenante, qu'elle soit dans la séduction, qu'elle soit prête à tout. Et ça en dit long sur ce qu'on impose à la femme et ça m'a fait de la peine. Dans la chanson, c'est très direct. J'ai déjà écrit des chansons plus imagées, plus poétiques, mais là je me suis dit que pour faire passer un message et pour en rire aussi, il fallait le faire de cette façon-là.
"T'es belle" se situe dans la continuité de "Ne m'appelle pas", ton précédent single, qui sont tous les deux dans une perspective d'émancipation. Dirais-tu qu'il y a un tournant en train de s'opérer dans ta musique ?
En fait, mon dernier album était déjà très, très féministe parce qu'il parle de beaucoup de choses même si ce sont des choses très lourdes. J'y parle de sexisme intégré, d'abus sexuels. C'était tout en images, très camouflé. Là, je ne sais pas s'il y a un vrai tournant qui se fait. C'est juste que je m'exprime différemment en chanson, quand je raconte certaines histoires. Le prochain album, s'il sort un jour, va être plus dans cette optique-là et dans un ton un petit peu plus colérique, on va dire [rires].
As-tu l'impression de ne pas avoir été suffisamment comprise quand tu étais plus imagée ?
Oui, je pense que les gens ne m'ont pas tout à fait comprise. Puis, j'y parlais de sujets un peu difficiles comme le viol conjugal. Les gens n'aiment pas avoir la tête dans ces sujets-là. Mais ça me fait du bien, parce qu'écrire ce genre de chansons est une thérapie.
Pour "T'es belle", tu passes pour la première fois derrière la caméra en réalisant le clip. C'était une volonté de reprendre le contrôle ?
Au début, le clip était censé juste représenter ma fille Romy. J'allais la filmer chez moi et faire un truc vraiment tout "mignon", parce qu'on était en confinement "total". Puis finalement, quand on a pu reprendre les tournages, on n'avait toujours pas de réal'. Je me suis dit "pourquoi pas ? Ce sont mes idées après tout". Et honnêtement, je suis très contente de l'avoir fait parce que ça m'a permis d'essayer quelque chose de différent et j'y ai pris beaucoup de plaisir. C'est vraiment ma vision. Je n'avais personne pour me dire quoi faire, c'était génial [rires]. Puis, il n'y a que des amis dedans avec des caméos très cool.
Justement, tu t'es entourée de plusieurs drag-queens comme Olly Mary ou Kiara qu'on a vue dans Canada's Drag Race. C'est un clip qui met en avant la féminité, or la figure de la drag-queen est assez controversée car certains répètent que c'est tout de même un homme sous le personnage. Comment défends-tu ce choix ?
En fait, la chanson "T'es belle" parle beaucoup de comment on doit être perçue en tant que femme. Quand t'es drag-queen, techniquement, tu reprends tous les codes, toutes les mimiques de la femme. Et je trouvais ça tellement marquant d'avoir un peu cette représentation. Avec RuPaul's Drag Race, c'est devenu très populaire. C'est de plus en plus accepté culturellement, même si c'est controversé encore d'une certaine façon. Mais je pense que les drag-queens sont entitled à cette forme de féminisme. Parce que c'est un hommage à la femme, c'est un hommage à tout ce qu'elle représente. Je trouve ça fascinant, c'est de l'art à part entière.
Tu revisites plusieurs œuvres d'art à ta manière dans ce clip. L'art t'inspire beaucoup dans ta musique ?
J'aime beaucoup l'art visuel, j'avais notamment étudié l'histoire de l'art. Je trouve qu'il y a beaucoup de choses à apprendre à travers l'art. Je voulais transmettre un message aussi et je me suis dit que la meilleure façon de le faire, c'était de le faire à travers les choses qui m'ont éduquée moi-même. À chaque fois, ce sont des iconographies qui sont très connues comme La Naissance de Vénus ou la Vierge Marie. J'ai eu une éducation catholique, et ça m'a marquée. Au Québec, on a été très catho pendant longtemps, jusqu'à la fin des années 70. Il y a des églises partout, c'est un truc de malade [rires].
Et donc de voir la Vierge Marie incarnée par une femme noire, c'est une manière de montrer au Québec qu'on a encore du chemin à faire sur les inégalités raciales. Cette semaine, une femme autochtone est morte à l'hôpital de Joliette, à côté de Montréal. Elle se filmait alors que les infirmières lui disaient des trucs incroyablement racistes. On se dit souvent qu'on est meilleurs au Québec, qu'il n'y a pas de problèmes chez nous alors qu'il y en a des tonnes.
Il y a une invitée de choix dans ton clip, c'est ta fille Romy. La chanson dans laquelle elle apparaît véhicule des valeurs clairement féministes. Ce sont des valeurs que tu lui inculques déjà ? Comment appréhendes-tu son éducation ?
Je me suis rendu compte qu'il y avait l'éducation que je lui donnais et celle qu'elle recevait à l'école. Ce qu'elle entend de ses amis, c'est différent de ce que je lui apprends. Souvent, elle revient à la maison avec des préjugés et je dois lui dire concrètement ce qui se dit et ce qui ne se dit pas. Par exemple, on regarde beaucoup Modern Family, c'est notre série préférée. Par moments, elle me disait "ah mais Cameron, c'est la femme". C'est ancré dans les préjugés qu'ils apprennent et qu'ils entendent, mais je ne pense pas qu'elle dise cela avec une mauvaise intention. En parallèle, je lui répète souvent que Maman aime tout le monde, qu'elle n'aime pas juste les hommes, elle aime aussi les femmes. Les enfants sont purs, c'est l'éducation qui fait qu'ils peuvent devenir oui ou non de bonnes personnes.
Dans l'ensemble, ton clip fait la part belle à la diversité. Est-ce que ce sont des aspects auxquels tu fais davantage attention dans tes projets ? Vois-tu un éveil, une évolution sur ces questions-là de ton côté ?
Je me suis rendu compte qu'il y avait un manque de diversité assez flagrant au Québec. Avec mon privilège, je peux juste être une bonne alliée et poser des actions concrètes. Parce que c'est une chose d'être activiste sur Internet, il faut aussi agir en conséquence. Pour moi, d'inclure de la diversité dans mes projets, c'est hyper important et j'essaie de le faire le plus possible. Je ressens une certaine responsabilité, c'est sûr.
Tu as fait ton coming out queer en 2016. Dirais-tu que ça a eu des conséquences sur ta carrière musicale, sur ta réputation ?
J'ai eu beaucoup de commentaires extrêmement négatifs. Là encore, on pourrait appliquer un certain sexisme parce que j'étais une femme qui sortait avec une femme trans. Une femme trans qui ne "passait" pas nécessairement. Si j'avais été un homme, les gens m'auraient peut-être davantage célébrée. Les gens ne comprenaient pas. J'ai des personnes qui ont remis en cause ma santé mentale, ma capacité d'être un bonne mère… C'était chaud. Je me demandais si les gens allaient rester et continuer à m'écouter. Et en fait, je me suis rendue compte qu'il y avait du négatif mais aussi énormément de positif, parce que depuis, mes concerts et ma musique sont devenus une sorte de safe space. Et ça fait du bien.
Quel rapport entretiens-tu avec la communauté LGBT+ ? T'es-tu sentie directement acceptée par cette communauté après ton coming out ?
En fait, j'ai toujours dit sur les réseaux sociaux que mes goûts étaient un peu partout, on va dire. J'avais l'impression d'être transparente là-dessus. Donc faire partie de cette communauté, ça faisait partie de qui j'étais. Quand j'ai fait mon coming out, c'est devenu un petit peu plus public. Je me suis vraiment sentie accueillie donc j'ai trouvé ça quand même cool.
Tu as commencé ta carrière dans la musique très jeune, à 19 ans. As-tu remarqué une évolution dans la façon dont tu étais traitée ou considérée ?
Au début de ma carrière, j'étais hypersexualisée. C'était vraiment bizarre. Les gens faisaient beaucoup de commentaires sur mon physique et ne parlaient pas des chansons. Le seul truc que j'ai fait tout au long de ma carrière, c'est que je me suis juste écoutée moi-même et j'ai fait ce que je voulais. Ça m'a coûté cher par moments, mais je ne regrette pas du tout. Je ne me suis jamais laissée marcher sur les pieds. Mon évolution, je l'ai faite sous les yeux de mon public.
Quelle vision te fais-tu justement de ton public ? Tu as beaucoup de fans qui te suivent depuis le début ?
J'ai commencé à une époque où beaucoup d'enfants m'écoutaient. Ces enfants-là, aujourd'hui, sont dans la vingtaine. Je suis contente parce que pour la plupart, ceux avec qui j'ai parlé dans la vie sont incroyables, ouverts d'esprit, géniaux. Je me dis que c'est cool car je véhicule des bons trucs [rires]. Puis, ils me le rendent aussi. Je me sens vachement inspirée par eux. C'est beau de grandir avec le public, en fait.
Sur Twitter, dans ta bio de présentation, tu te décris comme "la fille que t'écoutais quand t'étais enfant mais qui est toujours là". As-tu l'impression d'être souvent rattachée à tes premiers tubes ?
Au Québec, ma carrière a continué de façon graduelle, dans le sens où on ne me parle presque jamais de "Comme des enfants". Mon premier album n'y est pas passé inaperçu bien sûr, mais c'est pas comme en France où il a été un énorme succès, et où, par la suite, une série d'évènements ont fait qu'on m'a un peu oubliée. C'est de la faute à personne, je le vis très bien. Mais j'ai été un peu mise de côté par les gens avec qui je travaillais. C'est normal, il y a toujours un nouvel artiste ou une nouvelle tendance musicale qui est plus cool. J'ai eu un enfant aussi, j'ai dû prendre un petit peu de recul. Ce sont des choses qui m'ont pénalisée mais aujourd'hui, je pense que j'essaie à travers les blagues et à travers un autre univers de récupérer des nouvelles personnes, ou des anciens, qui n'écouteraient plus ma musique.
En parlant de Twitter, tu es très présente sur ce réseau social, en tout cas plus que d'autres artistes musicaux. D'où te vient ton amour pour ce réseau social ?
En fait, les blagues sur Twitter, ça a commencé vraiment bêtement. J'étais en tournée. C'est un peu long, t'es souvent tout seul. C'était vraiment chaud parfois, je fixais un mur pendant des heures [rires]. Un jour, avec mon assistant, on s'est dit qu'on allait faire des vidéos, des trucs un peu marrants. Et ça a vraiment bien pris. En plus, ça me permettait de garder une certaine forme de santé mentale parce que je pouvais converser avec les gens, j'avais un vrai retour et je me sentais moins seule. Je suis contente que les gens voient que je peux être drôle et que je ne fais pas que pleurer dans un coin en chantant des chansons tristes.
Beaucoup perçoivent Twitter comme un endroit où il y a beaucoup de haine. Tu ne trouves pas ça anxiogène ?
Je me dis que ça sert à ça d'avoir des comptes Twitter qui viennent un peu "nettoyer" les timelines avec des trucs marrants. Ça fait du bien. J'essaie de ne pas trop me focaliser sur le négatif.
Après un single, on s'attend généralement à un album. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui est en préparation de ton côté ?
Si ça se trouve, on va avoir un vaccin et je vais pouvoir venir au mois de mars comme prévu. Ce serait génial, mais pour le moment, je compte sans doute sortir un autre single, puis l'album arrivera avec la nouvelle année.
Est-il déjà prêt ?
Il est peut-être prêt [rires].
Crédit photo : Caraz