Dans le magazine têtu· du printemps, Guillaume Perilhou, auteur de Ils vont tuer vos fils, a pris la plume pour rendre hommage au jeune Lucas, 13 ans, jeune collégien ouvertement gay qui s'est suicidé le 7 janvier 2023 dans les Vosges.
“Mon fils n’est plus là parce qu’ils ont été méchants avec lui.” C’est quand le cœur est à nu que les larmes n’ont plus honte. Face aux journalistes, les sanglots sur ses joues dessinent l’impuissance et le remords, le regret de n’avoir pu le sauver, ni elle ni personne. On lui demande la sentence qu’elle imagine pour ceux qui harcelaient Lucas, 13 ans, collégien des Vosges au seul visage. Elle répond qu’elle ne veut pas prendre des gamins à partie, qu’un enfant reste un enfant, répète cinq fois qu’un enfant reste un enfant, mais que Lucas avait 13 ans et s’est pendu. On n’est pas malheureux d’une mère qui nous aime, mais d’un monde qui nous refuse.
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Lucas avait 13 ans et, dans son journal, écrit qu’il voulait mourir. Dans son dernier livre (Vivre vite, Flammarion), Brigitte Giraud (autrice aussi il y a quatre ans de Jour de courage, un roman qui nous rappelait à la figure de Magnus Hirschfeld, l’un des premiers défenseurs des homosexuels) cherche quant à elle ce qui se serait passé si. Si tout ce qui est arrivé avant la mort de Claude, son mari, n’avait pas eu lieu. À notre tour, spontanément, on se demande. Si Lucas, dans son journal, avait écrit les moqueries, les insultes, Tarlouze-Pédé-Enculé il y a quelques semaines ou des années, à Golbey, Épinal ou ailleurs, les avanies hurlées à l’autre bout d’une cour, les allures singées d’un bras cassé, les mauvaises blagues répétées et les coups dissimulés, les murmures entendus qui creusent la poitrine comme une cuiller perce la glace, chuchotements des nuits vomies à l’aube.
On se demande si Lucas parlait du corps qui change trop vite ou pas assez, des garçons qui lui plaisaient, de celui ou ceux qui faisaient naître chez lui l’inconnu sentiment du désir, s’il écrivait leurs prénoms ou les inventait, ces garçons qui n’existaient que dans ses rêves, s’il pensait un jour se marier comme sa mère son père son grand-père avant lui ou pensait au jour où il se marierait, au costume qu’il porterait comme on rêve de sa robe de mariée, ces rêves qu’on met dans le crâne des gosses encore bébés, s’il en voulait des gosses plus tard ou bien jamais (comment en avoir quand il faut déjà soi-même apprendre à nager ?), peut-être trouvait-il étrange que certains y pensent, présagent l’avenir lointain, peut-être était-il même certain de ne pas en vouloir comme on peut se dire à cet âge-là qu’on aimera ses amis pour la vie, eux et rien qu’eux, naïf et certain.
Peut-être dans ce cahier pouvait-on les entendre ces amis qu’il avait qui le soutenaient le faisaient rire, peut-être pouvait-on y trouver des lettres glissées ou ses dessins (on a su qu’il dessinait, “pour rendre le monde plus beau et coloré”), croquis des poètes qui s’ennuient dans les marges, silhouettes appliquées ou bâclées, peut-être pouvait-on lire en anglais recopiées des paroles d’Adele (on a su qu’il l’adorait, Adele, qu’il l’écoutait en boucle) ou celles sur lesquelles il se défoulait, lui et ceux de son groupe, celles et ceux qui ont dansé le dimanche de la marche blanche sur la chanson d’Eddy de Pretto, Tu seras viril mon kid, je n’veux voir aucune once féminine / Ni des airs, ni des gestes qui veulent dire. Voilà peut-être ce qu’on peut lire dans ce journal ou rien de tout cela, la pluie et le beau temps d’un quotidien minoré, l’écriture par intuition, celle qui nous fait dire qu’elle peut être une compagne, l’écriture, exigeante et fidèle qu’on ne sait encore dompter, peut-être ne notait-il rien d’important de peur qu’on le trouve, ce journal, qu’on y puise l’infamie, le désordre, la peur que la bravoure inspire. Peut-être aussi le regrettait-il, ce cran qu’il avait affiché, un courage qui n’en était pas un pour lui, celui de dire qui il était et dont il ne pouvait plus se départir, peut-être se trouvait-il imprudent de l’avoir un jour crié d’un geste, d’une parole de liberté toujours enviée.
C’est qu’il avait des rêves, des rêves et de l’ambition. On dit l’ambition en pensant à de grandes choses, des choses éclatantes, la vie trépidante et en lumière, mais peut-être Lucas serait-il plutôt resté dans le coin, devenu coiffeur (on a su qu’il en avait l’envie) il aurait été embauché dans le salon de son enfance, celui où quand il était petit il allait se faire couper les cheveux et parlait à tout le monde, on imagine encore, où il parlait aux coiffeuses et aux clientes, petites vieilles attendries sous les casques des mises en plis, un gamin qui parlait de tout et de rien c’était vivant, peut-être aurait-il même ouvert son propre salon ou se serait-il demandé une fois grand pourquoi, un jour enfant, il avait voulu devenir coiffeur. Peut-être se serait-il à son tour vu changer, on n’est parfois jamais ce qu’on imaginait mais autre chose, simplement soi, pas toujours à la hauteur de ses rêves passés mais à sa place, celle qui nous convient ou que l’on cherche par les chemins, de toute façon on fait ce qu’on peut, de toute façon jamais assez, on fait au mieux. On ne fait pas parler les morts, on ne peut que vivre avec eux, imaginer ce qu’aurait été l’existence d’un homme parmi les autres s’ils n’avaient eu raison de lui. On se demande ce qui se serait passé si Lucas était né ailleurs, dans une autre ville une autre année, s’il avait connu une autre école. On se demande si sa mère ou son père avaient dû déménager, pour un travail ou un parent vieillissant, pour se rapprocher, aider et profiter. S’il n’avait jamais rien dévoilé.
On écrit pour prolonger la vie des disparus, écrire ou “l’aveu que la vie ne suffit pas” pour Pessoa, écrire comme Sisyphe pousse sa pierre, mais jusqu’à quand ? Écrire pour soi et contre soi, son aveu de faiblesse, apostrophe à ceux qui n’ont pas pu, nous, fatalistes ou fatigués, l’école qui aurait dû, qui selon la mère n’en a pas fait assez pour le protéger, le collège Louis-Armand – un résistant “qui incarnait le progrès”, écrit l’Académie française qui l’accueillit – d’un garçon au regard de martyre, mais martyre jusqu’à quand ? Écrire pour que le suicide d’un enfant ait un sens, qu’on ait l’illusion d’un sens, qu’on trompe la mort en la rendant utile, une mort pour un bien, pour que les traits de Lucas ne s’effacent pas trop vite sous les sables de l’oubli, un drame en chasse un autre, on écrit pour ne jamais dire que c’est ainsi, pour que les autruches se relèvent de la terre où leur tête est enfouie, pour les professeurs qui ne dorment plus, pour les accusés marqués à vie par la culpabilité ou le déni. On écrit pour que les vers d’Éluard couronnent Lucas : “Comprenne qui voudra / Moi mon remords ce fut (...) La victime raisonnable / À la robe déchirée / Au regard d’enfant perdue / Découronnée défigurée / Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés.” ·
>> Guillaume Perilhou est l’auteur de Ils vont tuer vos fils, premier roman paru aux Éditions de l’Observatoire.
Illustration : Julian Storaï pour têtu·