[Ce reportage est à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, en kiosques ou sur abonnement] Notre chroniqueuse Tessa l'exploragouine voulait nous parler de Taïwan, de ses forêts, de ses littoraux, du fait que ce soit le premier pays d'Asie où les homos ont eu droit au mariage. Mais elle avait faim…
Après douze heures d’avion, j’atterris à Taïwan, épuisée et affamée. Alors même si c’est le 14 février, entre un buffet à volonté et pécho de la zouz, mon choix est fait (mieux vaut un bon coup de fourchette plutôt qu’un mauvais coup de ciseaux). Porc pékinois aux fèves, poulet Kung Pao au piment et au poivre de Sichuan, bao au porc caramélisé, nouilles en soupe ou sautées, c’est ça qu’on veut. Au diable yeux de biche et bouche en cœur, la mienne ne s’ornera que de friture et de sauce soja. À côté de moi, deux adolescents en plein date de la Saint-Valentin – même sweat-shirt ourson, même jogging gris, mêmes baskets blanches – se tiennent la main. Kitsch à souhait, ils ne semblent prêter aucune attention aux dizaines de personnes qui circulent de plat en plat avec avidité.
Posons le décor : Taïwan est un joyau de culture et regorge de temples aux couleurs chatoyantes baignés d’encens. Avec ses villes, ses montagnes et ses 1.566 km de côtes, l’île est un exemple d’agilité, d’équilibre et de complémentarité. Mais c’est aussi – et surtout ? – une oasis pour les gourmets. Si l’odeur persistante du tofu puant – c’est son nom, mais vous pouvez lui préférer “tofu fermenté” – qui imprègne les rues de Taipei, la capitale, peut incommoder les nez les plus sensibles, ne passez pas pour autant à côté : comme le maroilles – ce fromage réputé du Nord de la France –, il est au goût doux, plus que ses effluves le laissent supposer. Pour le reste, les innombrables échoppes de street-food du centre historique sauront mettre tout le monde d’accord. Testez par exemple le bawan, une espèce de gros ravioli caoutchouteux farci à la viande, et qui fond sous la langue. En admirant les vieux immeubles à l’occidentale de la rue Dihua (appelée rue Centrale), profitez-en pour goûter le savoureux wheel cake : rond, moelleux et friable, entre la crêpe et la gaufre, fourré avec une pâte sucrée (haricots rouges, taro, sésame, matcha...). Sans oublier les friandises au thé, dont la carapace de sucre croquant cristallisé révèle un intérieur plus gélatineux infusé d’un subtil thé Oolong.
Bubble tea et quartier gay
En bonne lesbienne qui se respecte, je ne pouvais évidemment pas fouler la patrie du bubble tea sans y goûter. Cette boisson à base de thé et de perles de tapioca, qui fait fureur en France, est née à Taïwan dans les années 1980. Alors cette fois, pas de perles du Japon, de gelée, de sucre roux ou de panna cotta : je choisis le classique, sans fioritures, de chez 50 Lan, à Tainan. Cette grande ville côtière du sud de l’île, où le soleil tape infiniment plus que dans la capitale, est par ailleurs très agréable à parcourir ; entre deux motos asiatiques à admirer, quelques chats à caresser dans la rue, je m’arrête pour admirer les magnifiques et anciens magasins tout en bois. Je bave encore un peu devant les gaufres et les tartes au citron toutes mignonnes de South Pasture, un coffee shop queer – mais vraiment je ne peux plus rien avaler. Pour les gourmands d’un autre genre, Tainan dispose également d’un sauna gay, le Green House Sauna. Et si je me laissais tenter par une petite bière ou un gros cocktail au litchi ? Après tout, le Simple Plan – impossible de le louper avec ses banderoles arc-en-ciel – ne ferme qu’à 2h du matin.
Si Taipei donne l’impression d’être entièrement friendly, un quartier est tout de même estampillé LGBTQI+, Ximending. Là-bas, mon dévolu se jette sur le café Dalida, pour son nom, d’une part, et pour sa terrasse, sans l’ombre d’un doute la plus animée. À peine installée, je porte mon attention sur deux jeunes femmes attablées côte à côte, et laisse traîner une oreille – comme si je comprenais quoi que ce soit au chinois. La petite vingtaine, elles sirotent leur verre tranquillement, le regard langoureux et les joues rougissantes : tout indique un premier rendez-vous. Pas du tout. “Oh, on n’est pas ensemble, on est hétéro”, me répond l’une d’elles en balbutiant avec un sourire poli – ses cheveux roux tranchent avec sa tenue noire et son bombers violet. Après quelques secondes d’hésitation, l’autre, dont le bob recouvre une partie du visage, avance : “En fait, je suis bi.” Une annonce qui provoque une vague d’enthousiasme et de surprise chez sa comparse. Toutes deux sont étudiantes et se sont rencontrées dans un cours commun il y a quelques mois. Elles commencent tout juste à se fréquenter et n’avaient jamais abordé la question.
Taïwan, refuge LGBT en Asie
Je me sens vite coupable d’avoir ainsi mis les pieds dans le plat, mais Alvin, 50 ans, propriétaire de ces lieux, me rassure d’un haussement d’épaules : “Le coming out, c’est une question de génération. J’ai attendu le décès de mes parents pour faire le mien. Avant ça, j’essayais de me cacher au maximum. J’avais peur de ce qu’ils pourraient dire ou penser.” Selon lui, les jeunes le vivent beaucoup mieux aujourd’hui. “Au café Dalida, on organise régulièrement des drag shows, m’explique-t-il en pointant du menton l’une des nombreuses affiches qui ornent les murs. Une jeune drag queen de 16 ans vient souvent performer. Sa mère lui a même signé une autorisation.”
Le patron, qui fut l’un des premiers acteurs de l’évolution du quartier, l’a vu changer au fil des ans. “Avant, tous les lieux LGBTQI+ étaient en sous-sol, à l’abri des regards. Quand on a ouvert en 2006, on était le premier bar qui donnait sur la rue. Mais maintenant, tout le monde peut nous voir, on ne se cache plus”, dit-il fièrement, avant d’expliquer que plus personne ne se met à hurler “pédés” en passant devant l’établissement, comme c’était le cas au début. Pour Alvin, ce revirement est dû non pas à l’indéniable qualité de ses expressos martinis mais à la légalisation du mariage des couples homos, le 24 mai 2019, qui a fait de Taïwan le premier pays d’Asie à l’autoriser. Pour parachever ce statut unique, les couples LGBTQI+ ont obtenu le droit d’adopter mi-mai. Ici, il n’est pas anormal de croiser des couples de même sexe se tenant par la main dans la rue, “en particulier dans les quartiers de l’est de la ville”, précise-t-il. Taïwan fait d’ailleurs office de refuge pour “de nombreux clients venant de toute l’Asie pour y être enfin eux-mêmes”. Pour info, les jeunes Taïwanais s’appropriant beaucoup de codes de laK-pop, la pop coréenne, et ses canons de beauté masculine – que les Occidentaux jugent efféminés –, votre gaydar va donc être mis à rude épreuve. D’ailleurs je me trompe à chaque fois, ce qui amuse beaucoup Alvin. Ce n’est pas grave, je vais me rattraper sur ma découverte coupable : les curly à la fraise.
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Crédit photo : Clement Souchet via Unsplash