destinationVirée queer à Chicago

Par Tessa Lanney le 14/02/2023
Chicago

[Reportage à retrouver dans le magazine têtu·, en kiosques ou sur abonnement] Si vous aimez l'architecture et l'art contemporain, vous adorerez Chicago. Notre Carry Gouineshaw a traversé l’Atlantique pour découvrir la grande ville du Midwest, située sur les Grands Lacs des États-Unis. Entre l’admiration de la ligne d’horizon et quelques expositions, elle aura bien le temps pour un date

Oubliez Emily in Paris. La naïveté fleur bleue et l’enthousiasme de carte postale, très peu pour moi. La ville d’origine de l’héroïne du carton de Netflix, Chicago, me branche beaucoup plus. Entre Boystown, bars queers et drag shows, je l’imagine bien plus fun. Après une rupture et une coupe mulet, l’épisode “Tessa in Chicago” s’annonce plus gouin que jamais.

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Huit heures de vol, un somme devant le dernier Scream, bagages, contrôle de sécurité – “oui, mes cheveux font 20 cm de moins que sur la photo”. En attendant le taxi devant l’aéroport, je me concocte une nouvelle bio Tinder, rien de mieux pour découvrir les lieux queers, absents des guides touristiques. On fait défiler les profils, et on s’endort dans une chambre pleine de miroirs et à l’ambiance tamisée de l’hôtel EMC2. Un match, Tonya, un peu plus tard dans la nuit. Dois-je interpréter le fait qu’elle s’appelle comme le personnage de The L World que je déteste le plus comme un avertissement ? “Local queer leftist” (“gauchiste queer du coin”), recherche des dates mignons et de nouvelles amies, travailleuse sociale auprès de personnes séropos. On aime. Le courant passe, elle adore sa ville et s’offusque à l’idée que je puisse passer à côté de ses trésors cachés. Des cheveux bruns qui mettent en valeur sa peau claire, de grands yeux en amande, un sourire à tomber : rendez-vous est donné pour le soir même.

Skyline et lac Michigan

Pendant la journée, un guide aux allures de boyscout avec un tee-shirt “Bobby’s Bike Hike Chicago” me fait découvrir sur un vélo prénommé Mark les coins les plus touristiques. L’architecture est fascinante, éclectique : on a de l’art déco, du classique, du néoclassique, du modernisme. Le clinquant et les dorures cohabitent harmonieusement avec le minimalisme et ses façades dépouillées. Depuis Streeterville, le quartier animé du centre, nous filons jusqu’à celui, historique, de Gold Coast, où les maisons victoriennes s’érigent sur fond de gratte-ciels. À ce propos, le long du lac Michigan, on admire ensuite l’une des plus belles skylines des États-Unis. Marchés en plein air, pique-niques improvisés, musiciens : tout pousse à la flânerie au Lincoln Park. On s’arrête sur la plage de North Avenue manger un morceau au restaurant Shore Club Chicago, l’un des nombreux spots qui bordent le lac.

Mais hey ! il est déjà 15 h ! et ça fait six heures que je n’ai pas donné de nouvelles à mon date – en langage lesbien international, un ghosting (un “lapin”, si vous préférez) en bonne et due forme. Pourquoi n’ai-je pas pris l’option itinérance dans mon forfait téléphonique ? L’espoir renaît sous la forme d’une pluie violette : l’exposition Prince: The Immersive Experience propose sofa, moto, studio, tables de mixage, costumes flamboyants ayant appartenu au chanteur... et du wifi. Je file changer mon short en lycra pour un pantalon crème plus flatteur. Juste le temps de goûter les fameuses deep dish pizza au Giordano’s avant d’aller retrouver ma “local queer”. La deep dish, c’est cinq bons centimètres de sauce tomate bien garnie qui tiennent en équilibre par la seule force de la pensée. Ce qui devait arriver arriva : je pars retrouver Tonya avec une tache rougeoyante au niveau de la cuisse.

La jeune femme attend, nonchalamment appuyée contre la devanture du restaurant adjacent à mon hôtel. Elle m’accueille avec un grand sourire, et mes craintes s’envolent instantanément. Elle veut m’emmener dans un bar LGBTQI+ peu connu, le Second Story. Je profite du trajet à pied pour lui raconter mes pérégrinations de la journée. Elle m’assure que le programme qu’elle m’a prévu sera bien moins touristique ; d’ailleurs, on s’éloigne vraiment du quartier gay de Lakeview pour aller vers la Michigan Avenue. Un clin d’œil, et elle désigne l’entrée d’un immeuble tout à fait banal. On entre, un escalier étroit, et on se retrouve devant la porte d’un appartement duquel s’échappe un air de musique pop. Mon accompagnatrice toque, un jeune homme au crâne rasé, débardeur moulant et minishort, nous ouvre et vérifie scrupuleusement nos cartes d’identité. Ok, les nombreux drapeaux et néons arc-en-ciel, ainsi que la clientèle, ne mentent pas : nous sommes au bon endroit.

Nuit chaude à Chicago

22h30, et déjà le lieu est bondé. On se fraye un passage jusqu’au bar et on finit par trouver deux tabourets en retrait qui n’attendent que nous. Difficile de s’entendre, alors on se rapproche, nos regards se croisent, nos jambes se touchent, on se recule à peine. Elle me parle de sa vie, de son quotidien, des événements de prévention qu’elle organise, de la vie queer. Chicago a surtout une grosse réputation criminelle depuis Al Capone, mais la commu y est très active, flamboyante et festive. Une heure plus tard, elle décide de m’emmener au Sparrow, un bar beaucoup plus intimiste, dans le style speakeasy des années 1920. J’opte pour le cocktail El Diablo pour pimenter la soirée, elle pour un mélange plus fruité. Je lui fais aussi ma meilleure démonstration du stéréotype de l’Américaine en ponctuant chacune de mes phrases avec “AMAZING”. Elle rit. Heureusement, Tonya ne correspond pas à cette image extatique. De son côté, elle affirme que les Françaises sont classes, élégantes, et qu’elle sont aussi les reines du mélodrame. Comment ? l’ex- pression “dramagouine” n’existe pas en anglais ? Elle trouve l’accent français adorable. La légende serait donc vraie ?

Aucune de nous n’a envie que cette soirée s’arrête là. On se convainc que le meilleur moyen de découvrir une nouvelle ville est de se perdre dans ses rues en pleine nuit. Les maisons sont décorées aux couleurs du drapeau aux 50 étoiles en prévision de la fête nationale, qui aura lieu deux jours plus tard, le 4 juillet. On parle manifestation pour le droit à l’avortement, démocratie américaine, failles du système électoral, etc. Devant une forêt de mini-drapeaux, on ne résiste pas à en voler un avant de se mettre à courir, très fières de notre larcin, jusqu’à une rue déserte. Quoi ? Si ça me dit un pique-nique nocturne au bord du lac ? Sauf qu’après minuit, impossible d’acheter la moindre bouteille de vin. On fera sans.

La plage est interdite d’accès la nuit, et on doit emprunter pour la rejoindre un tunnel sombre et super angoissant. C’est donc ici que je vais mourir, au milieu des effluves de pisse ? Quelques secondes plus tard, je suis toujours en vie, sur un ponton, à l’abri des regards indiscrets. Les silences se font plus longs, elle s’approche, me demande si elle peut m’embrasser. C’est trop chou, et tellement sexy. J’appréhende. La dernière Américaine à m’avoir approchée a essayé d’atteindre mon âme et mon œsophage avec sa langue. Mais Tonya, le french kiss, elle maîtrise. On se chauffe. Trop ? En tout cas, les regards des serveurs du bar d’en face semblent dire : “Get a room!” Bonne idée. À l’hôtel, on finit par trouver cette bouteille de vin tant attendue. En bonne Française, je me mets en quête d’un tire-bouchon devant le regard amusé de ma complice, qui dévisse simplement le goulot de la bouteille. Effarement, consternation, stupéfaction.

Art contemporain et bar gay

La seule chose qui pouvait me sortir des draps le lendemain matin : Forothermore, une rétrospective sur Nick Cave au Musée d’art contemporain. On entre dans son univers par la Spinner Forest, des milliers de toupies cinétiques suspendues au plafond. Activiste, noir, homosexuel, c’est un artiste protéiforme dont les engagements et les œuvres sont très fortement liés. Forothermore se veut ainsi une ode aux minorités, à ceux qui avancent dans la vie en incarnant cet “autre”, en marge, qu’on ne tarde d’ailleurs pas à retrouver avec Tonya à la Hollywood Beach. Ici, la communauté est bien décidée à profiter de ses vacances, sous le soleil, au milieu de glacières et de parasols multicolores. Ma “local queen” a tout prévu pour une après-midi de farniente, mais absolument rien pour la pluie qui commence à tomber. Comme il fait chaud, on se jette à l’eau. Sauf que le lac Michigan, c’est pas la Méditerranée. Tonya est une incomparable compagne de nage, mais nous sommes frigorifiées ; le pur instinct de survie nous mène à son appartement, dans le nord de la ville. Comme dans une comédie à l’eau de rose, on se partage alors nos artistes préférées : Lala &ce, Suzane et Pomme rencontrent Cate Le Bon, Waxahatchee ou encore Angel Olsen.

Dès le lendemain, la veille de mon retour en France, grande virée à Lakeview, alias Boystown, situé au nord de Halsted street, entre Belmont avenue et Grace street, destination gay incontournable. Ici aussi les drapeaux sont partout, sur les murs, les devantures, les passages piétons... mais, cette fois, ils sont aux couleurs de l’arc-en- ciel. Tonya m’emmène dans un bar sportif queer, le Bobby’s Love. À Chicago, la commu est suffisamment forte pour qu’un lieu associant un écran géant, des fanions d’équipes de football américain et des paillettes puisse prospérer. Il est déjà tard, mais à quoi bon dormir la veille d’un départ ? En plus, les Chicagouines organisent une compétition de drag-kings au Berlin Night Club : un savant mélange d’humour, de souplesse et de beauferie. On adore.

Un king prononce un discours solennel, rappelant que si la fête nationale célèbre l’indépendance des États-Unis, ce n’est qu’un siècle plus tard que l’esclavage fut aboli, qu’il fallut attendre un siècle de plus pour que la ségrégation soit interdite, et qu’aujourd’hui encore les discriminations raciales sont criantes. Une minute de silence suit. Le moment des adieux avec Tonya est repoussé au maximum ; demain n’existe pas. Le matin, je quitte la chambre en premier, non sans quelques larmes que j’essuie d’un trait de manche sur le chemin du retour. Dans l’avion, je lance Mamma Mia, puisque seul Abba peut apaiser les cœurs. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais toute bonne série a droit à sa deuxième saison. Celle de Tonya in Paris sortira à la rentrée. Qui a dit fleur bleue ?

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Crédit photo : Benjamin R. via Unsplash

Ce reportage a reçu le prix "New Look on the USA 2023" de l'office du tourisme des USA en France.