La nomination du nouveau gouvernement dirigé par Donald Tusk signe en Pologne la fin de huit ans de règne du parti Droit et Justice (PiS), ouvertement homophobe. Une bouffée d’oxygène pour la communauté LGBTQI+, dont l’ostracisation s’est aggravée durant cette période.
Les chaises raclent le sol tandis que militants et députés prennent place autour de la table, dans la bonne humeur. "Nous avons mis de côté nos égos pour venir vous parler d’une seule voix aujourd’hui, alors j’espère que les partis de la coalition en feront autant pour tenter de faire avancer les choses", commence Bart Staszewski. Dans cette salle du Sejm, l'Assemblée nationale polonaise, tout le monde fait silence pour écouter le militant queer le plus célèbre du pays rappeler les enjeux de la rencontre. Pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir en 2015 du PiS, le parti Droit et Justice ultranationaliste et réactionnaire, les représentants des associations de défense des droits LGBTQI+ sont conviés au Parlement en tant que partenaires de discussion.
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C'est que le pays commence enfin à tourner la page de ces huit années de "ténèbres", pour reprendre le mot du nouveau Premier ministre, Donald Tusk, qui a prêté serment ce mercredi 13 décembre, à la tête d'une coalition gouvernementale pro-européenne (Coalition Civique, centre-droit ; Troisième Voie, démocrate chrétien ; et gauche). Donald Tusk, à la tête de la Coalition Civique (KO), a notamment promis d’introduire une union civile entre personnes de même sexe dans les cent premiers jours de son mandat. "Évidemment, on sait que ça n’est pas tenable pour vous, et ce n’est pas ce qu’on est venus vous demander aujourd’hui", tempère Julia Maciocha, la responsable de la Pride de Varsovie. Les activistes savent que ce genre de chantier prendra du temps. D'autant plus que la lutte pour l'égalité a pris beaucoup de retard sous les deux derniers mandats du PiS. Selon le classement ILGA Europe, la Pologne est désormais le pays de l’Union européenne où les droits LGBTQI+ sont les plus restreints.
Huit ans d'homophobie d'État
"On n’a aucune protection légale, pas le droit au mariage, pas de loi sur la transition de genre, pas de protection contre l’incitation à la haine, donc on a tout à construire de zéro", résume Maja Heban, de l’association Miłość nie Wyklucza ("L’amour n’exclut pas"). La jeune femme trans au carré noir et lunettes rondes est impatiente de voir les répercussions de cette journée de discussions : "Tout ce qu’on espère, c’est pouvoir passer du mode survie au mode action".
Après huit ans de stigmatisation par le PiS, les sujets liés à la communauté queer sont devenus très sensibles. En 2020, certaines localités du sud et de l’est du pays signent des décrets "protégeant la famille" dans lesquels elles se déclarent "zones libres de l’idéologie LGBT". La Commission européenne réplique alors, par la voix d’Ursula Von der Leyen, que ce genre de zones n’a "pas sa place au sein de l’Union", avant de suspendre le versement de fonds aux localités en question. Une stratégie payante : aujourd’hui, la quasi-totalité des municipalités ont renoncé à ces dispositions. Mais la séquence a cristallisé les tensions entre conservateurs et progressistes polonais.
Pour les militants LGBTQI+, l’élection du nouveau Parlement à majorité libérale ne peut que faire progresser le débat public. "En vérité, nous sommes surtout là pour les adolescents de la communauté, intervient Marta Magott, coordinatrice de la marche des Fiertés à Gdańsk. On sait les effets que le discours du précédent gouvernement a eu sur les jeunes LGBT, surtout à travers la télévision publique."
Un plan d'urgence LGBT+
Depuis 2015 en effet, les médias publics, transformés en organes de propagande gouvernementale, relaient de façon décomplexée les discours homophobes de personnalités influentes. L’archevêque de Varsovie a notamment qualifié en 2019 le mouvement LGBTQI+ de "peste arc-en-ciel". Un discours qui a trouvé écho dans la société, où l'homophobie a progressé de manière inquiétante : cette année, 70% des élèves queers ont subi des violences, dont 30% au sein de leur établissement scolaire.
La réforme des médias et l’interdiction des discours de haine font justement partie du "plan d’urgence pour les personnes LGBTQI+" rédigé par les associations. Bart Staszewski, qui se fait le porte-voix des associations queers, tend aux élus la pancarte cartonnée résumant les points clefs du paquet de mesures proposées. Neutralité des médias, modification du code pénal, création d’un organe de discussion avec l'État, toutes les demandes convergent dans la même direction : la pénalisation de l’homophobie.
Au coin de la table, Maja Heban écoute ses camarades dérouler le plan d’urgence en hochant la tête. "Il faut commencer par des lois qui touchent toute la société, pas seulement la communauté, explique la jeune femme. Cela passe par la création de lois pénalisant les discours de haine, qui touchent aussi les minorités ethniques, raciales ou religieuses. Nous aimerions aussi les étendre aux personnes en situation de handicap ou intersexuées." La stratégie : obtenir une protection juridique minimale pour se sécuriser avant de s’attaquer aux revendications plus sensibles.
Pour l'heure, le code pénal polonais ne fait aucune mention des discours de haine. Seul l’article 13 du Code du travail offre un semblant de protection juridique aux personnes LGBTQI+, pénalisant la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans le cadre professionnel. "Évidemment, on aimerait aller plus loin, avec l’union civile, avec le mariage pour tous, avec la facilitation de la transition de genre, énumère la jeune femme en levant les yeux au ciel, mais on sait que ce sont des thèmes qui rencontreront de la résistance."
Le lobby réac n'a pas désarmé
La première résistance vient des rangs mêmes de la majorité, attelage qui rassemble des partis plus ou moins progressistes. "On sait pouvoir compter sur votre soutien, explique Julia Maciocha aux députés de la Coalition civique, mais s’il vous plaît, pourriez-vous essayer de convaincre le PSL de votre côté ?" Au sein de l'alliance démocrate chrétienne Troisième Voie, le PSL (Parti paysan polonais) est le plus conservateur des mouvements de la coalition. Attaché au modèle familial traditionnel, il a d'ailleurs refusé de rencontrer les associations. Sans son soutien, impossible de faire passer une loi.
Mais l’obstacle majeur reste le président Andrzej Duda, rappelle la politologue Małgorzata Kopka-Piątek. "On sait que le président restera en poste pendant les deux prochaines années. Il est issu du PiS, donc personne ne s’attend à une collaboration facile, au contraire, la cohabitation promet d’être houleuse. Il risque de freiner le Parlement." Et le chef de l'État ne fait pas mystère de son homophobie. À la veille de sa réélection en 2020, il avait martelé que "les LGBTQI+ [n'étaient] pas des personnes, mais une idéologie" qu’il fallait combattre comme le "néo-bolchevisme". Une comparaison lourde de sens dans un pays encore traumatisé par l’expérience communiste.
Or, la majorité libérale du Parlement ne possède pas les 3/5e des voix qui lui permettraient d’invalider un éventuel veto du président. Ce dernier reste donc libre d’entraver le travail des parlementaires, en freinant les mesures jugées trop radicales. Mais ces obstacles institutionnels ne découragent pas les militants LGBTQI+, qui savourent à sa juste mesure la fin du gouvernement PiS, leur première victoire. Pour la première fois en huit ans, ils quittent le Parlement la tête haute, avec la satisfaction d’avoir été entendus et respectés par la sphère politique.
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Crédit photo : Bart Staszewski brandit un drapeau aux couleurs LGBT+ à l'Assemblée lors du discours de politique générale de Donald Tusk – Omar Marques / Getty Images via AFP