interviewHarcèlement scolaire : "Je voudrais que Lucas soit reconnu en tant que victime"

Par Nicolas Scheffer le 14/01/2025
La mère de Lucas, 13 ans, qui s'est suicidé en janvier 2023.

Lucas, 13 ans, s'est suicidé il y a deux ans. Sa mère, Séverine Vermard, publie un livre-portrait de cet adolescent sociable mais harcelé, et a construit sur ce drame sa nouvelle raison de vivre : la lutte contre le harcèlement scolaire.

Sur la ligne du métro parisien qui nous mène à notre entretien, on surprend une conversation : "J’ai vu à la télé cette mère dont le fils s’est suicidé après avoir été harcelé. C’est terrible… Moi, mon fils, il a été harcelé, heureusement, l’école a réagi rapidement." Depuis une semaine, Séverine Vermard, 37 ans, a donné 50 interviews à la télé, à la radio et jusque dans la presse people, pour faire vivre la mémoire de son fils, Lucas, retrouvé pendu dans sa chambre le 7 janvier 2023 à Golbey, dans les Vosges. Il avait 13 ans.

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Deux ans après le drame, Séverine Vermard a fondé une association de lutte contre le harcèlement scolaire, Lunah (pour Liberté, unité, non au harcèlement), et vient de faire paraître un livre, Lucas, symbole malgré lui (éditions HarperCollins). Depuis, elle se bat pour faire reconnaître le harcèlement scolaire qu’a subi son fils. L’Éducation nationale l’a reconnu mais la mère n’a pas accès à l’enquête administrative. Quant à la justice, elle a relaxé en appel les quatre adolescents jugés pour harcèlement homophobe ayant mené au suicide, estimant que le lien n’est pas établi.

De son fils disparu, Séverine Vermard dresse le portrait d’un enfant joyeux et sociable, tendre et tenace. Elle est consciente qu'avant même leur emménagement à Golbey et son arrivée dans un nouveau collège où il a subi un harcèlement, Lucas n’a pas eu la vie qu’il méritait, malgré l’amour palpable de sa mère. Dans l’ascenseur qui nous emmène au 25ᵉ étage d’un hôtel avec vue sur la tour Eiffel, elle apprend que son livre est l’un des plus vendus sur Amazon et que la photo de Lucas est en tête de gondole dans les gares. Sur son visage pincé par la fatigue, un sourire forme une éclaircie : "Lucas est une star. C’est ma star."

  • Est-ce que Lucas aurait aimé voir la tour Eiffel qui se tient devant nous ?

Vivre à Paris, avec la tour Eiffel, Notre-Dame et toutes les belles choses de la capitale, c’était son rêve, il en parlait avec des étoiles dans les yeux. Il rêvait d’un appartement avec des moulures au plafond. Je l’imaginais déjà décrocher au téléphone en me répondant qu’il n’avait pas le temps de me parler car il devait maquiller une star pour la télévision, c'était ce qu'il voulait faire comme métier. Aujourd’hui, j’ai envoyé une photo de la tour à sa sœur, Anna, qui a 6 ans, elle était époustouflée : "C’est si grand !" Lucas aurait eu exactement la même réaction, ils se ressemblent énormément.

  • Comment se portent Damien et Anna, le grand frère et la petite sœur de Lucas ?

Son frère aîné de 17 ans, Damien, traverse une adolescence difficile. Il n’a plus confiance en l’institution scolaire ni en la justice. Il me soutient dans mon combat. Anna est une fille pétillante, fantastique. Lorsqu’elle voit une fleur ou une étoile, elle y lit la présence de Lucas. Ce sont mes deux héros, des guerriers beaucoup plus forts que moi.

  • Qu’en est-il du beau-père de Lucas ?

Cela fait plus d’un an que l’on s’est séparés. Il n’a pas été un soutien dans cette épreuve, alors qu’il a lui-même découvert le corps avec ma fille. C’est quelqu’un de bizarre, qui ne va pas bien si l’attention ne se focalise pas sur lui.

  • Et son père ?

Un père s’occupe de ses enfants : lui, c’est un géniteur qui n’a même pas assisté aux funérailles de son propre fils. Je n’ai aucun contact avec lui, car il m'a bloquée sur tous les réseaux. J’aurais aimé qu’il puisse s’occuper de Lucas, ma porte a toujours été ouverte pour qu’il puisse voir son fils, mais il n’a jamais voulu. Un jour, alors qu’on avait pour projet de se marier, il est allé acheter des cigarettes au Luxembourg, il a vidé notre compte joint et il n’est jamais revenu. J’ai appelé les hôpitaux, les commissariats, les morgues… Il a fini par se marier avec celle qui devait être ma témoin de mariage.

  • Lucas a-t-il souffert de cette absence ?

Lucas voulait être en contact avec son père, ce que je ne pouvais que comprendre puisque moi aussi, j'ai été privée de mon père lorsque j’étais jeune. Quelques mois avant de passer à l’acte, il lui avait écrit une lettre mais n’a jamais reçu de réponse. Je l’avais mis en garde que ça risquait d'arriver, mais Lucas avait besoin de comprendre pourquoi il avait été abandonné. Je l’encourageais, même si j’étais blessée que mon fils porte de l’intérêt à quelqu’un qui faisait le fantôme. S’ils s’étaient rencontrés, ce géniteur aurait peut-être détruit Lucas par son indifférence. 

"Je savais que quand Lucas était avec son chéri, avec ses amis, il se sentait en sécurité."

  • Dans votre livre, vous écrivez que le professeur principal de votre fils a apporté une attention immédiate à son harcèlement, en envoyant un mail aux parents d'élèves. Lucas s’entendait bien avec ses professeurs ?

Quand on est adolescent, évidemment, il y a des professeurs que l’on aime plus que d’autres. Il aimait bien le français, les maths, les sciences, le dessin, le chant… Mais Lucas ne parlait pas de son harcèlement avec ses professeurs qui avaient déjà été alertés. Lorsqu’on lui demandait si ça allait, il disait que "oui" parce qu’il savait que ça ne servait à rien de dire autre chose. Je pense qu’il était lassé de demander une aide qui aurait dû être automatique.

  • Vous exprimez des regrets de l’avoir privé de danse car il était rentré tard de l’école la veille de son suicide…

C’est nécessaire de poser des règles, mais je me dis que si je ne l’avais pas privé de hip-hop, on n’en serait pas là. Si j’avais pu prévoir, je serais restée à la maison, me serais attachée à mon fils et je ne l’aurais pas lâché. Parfois, Lucas cachait tellement bien son mal-être… C’est compliqué de déceler le mal-être d’un enfant qui simule aller bien. Le manque de signes peut être un signe.

  • Lucas adorait la chanteuse Adèle…

C’est SA chanteuse, il en était monomaniaque, il aurait pu être sa groupie. Mais il avait très peu d’accès à internet depuis son harcèlement et le fait qu’il avait perdu son téléphone à l’été 2022. Et puis, il avait plein d’activités en dehors : ses copains, les balades, ses devoirs…

  • Il avait donc beaucoup d’amis ?

Quand Lucas est arrivé dans son nouveau collège, ça a tout de suite fonctionné. Il a trouvé une petite bande de gamins très respectueux et qui lui ressemblaient malgré le mélange de leurs personnalités. Il était invité à tous les anniversaires, il allait faire Halloween… Il avait aussi un chéri, avec qui il avait construit une cabane dans la forêt pour s’isoler, être dans une bulle. Je savais que quand il était avec ses amis, il se sentait en sécurité.

  • Pendant longtemps, vous avez tenu les journalistes à l'écart. Aujourd’hui, êtes-vous contente du soutien médiatique reçu ?

Lors des funérailles de Lucas, il y a eu un emballement contre ma volonté : je venais de perdre mon enfant, tout était sens dessus dessous, et les journalistes me harcelaient. J’ai été suivie, on a sonné chez moi en passant le sas d’entrée de l’immeuble, censé être sécurisé par un badge. J’ai reçu une protection rapprochée ! Mais un journaliste de Vosges Matin m’a réconciliée avec la profession, il est devenu un ami. Avec mon avocate, Catherine Faivre, on a conçu l’idée de ce livre pour mettre en avant Lucas. C’est une thérapie pour moi, et un combat pour les élèves harcelés.

"On n'est pas là pour pointer du doigt les harceleurs, mais pour les éduquer."

  • Vous avez reçu le soutien de personnalités politiques ?

Après la décision de la Cour d’appel, j’ai reçu un appel à 22h de Gabriel Attal [il était alors ministre de l’Éducation, ndlr] qui m’a dit qu’il était dégoûté. Il m’a apporté son soutien mais, en parallèle, il enterrait l’enquête administrative que [son prédécesseur] Pap Ndiaye avait pourtant promise. Un an après le suicide de Lucas, alors qu'il était devenu Premier ministre, j’ai appris qu’il était en déplacement dans une agence France Travail d’Épinal, à deux pas de chez moi. J’ai fait du forcing auprès de ses conseillers pour le rencontrer pendant quinze minutes. Il m’a promis que l’enquête administrative allait enfin être ouverte. Elle est maintenant terminée, mais je n’ai même pas accès à ce rapport. Il devrait être versé au dossier judiciaire en vue du pourvoi en cassation qui sera examiné cet été.

  • Qu’espérez-vous de ce pourvoi en cassation ?

Je souhaite que la justice tranche que le harcèlement a bien eu lieu, comme l’indique d’ailleurs l’enquête administrative. On n’est pas là pour pointer du doigt les harceleurs, mais pour les éduquer. Il n’y a évidemment pas de certificat médical qui puisse prouver le lien avec son suicide, mais je voudrais que mon fils soit reconnu en tant que victime de harcèlement.

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Crédit photo : Stéphane de Sakutin / AFP

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