Pierre Bergé, mort le 8 septembre dernier, fut le patron de TÊTU jusqu'en 2013. Il a donné des millions à la cause LGBT. Enquête avec Act Up, le Sidaction, les Gay Games, Pink TV et celles et ceux qui ont fait TÊTU avant nous...
Cet article est extrait du numéro 216 de TÊTU, disponible exclusivement en version numérique (ici).
« Pierre Bergé a soutenu avec une constance sans faille le magazine TÊTU. Pour lui, il s’agissait de souder une communauté, de parler du sida et de conquérir des droits. C’était un but politique au sens noble du terme », admire Jean-Jacques Augier. Pour l’homme d’affaires, propriétaire du magazine entre 2013 et 2015, « Bergé voulait juste mettre de l’ordre dans ses affaires et il m’a vendu TÊTU ». Les complotistes disent autre chose : pour Bergé, le mensuel aurait d’abord été un organe militant au service des politiques. Une fois la lune de miel du mariage pour tous consommée, plus besoin de se ruiner… Or TÊTU n’était pas le projet de Pierre Bergé, mais celui de Didier Lestrade et Pascal Loubet, par ailleurs fondateurs d’Act Up-Paris. Ils vont le voir après la mort de Gai pied, en 1992 : « Les premiers rendez-vous chez Pierre Bergé, dans ses bureaux de l’avenue Marceau, étaient intimidants, écrivait Didier Lestrade en 2005 dans le numéro 100 de TÊTU. Comme s’il fallait convaincre la communauté qui nous entourait et ceux qui avaient le pouvoir de réaliser les rêves ». Pari gagné. Pierre Bergé va rester directeur de TÊTU pendant dix-huit ans. Son travail quotidien aux côtés de Thomas Doustaly, qu’il nomme rédacteur en chef en 1997, prouve son attachement au média. Son combat enragé contre la Manif pour tous, à coups de tweets incisifs et de déclarations publiques tonitruantes, illustre sa haine des conservatismes. Ses millions d’euros versés à Act Up, au Sidaction, aux Gay Games 2018 ou à la chaîne Pink TV font de lui un véritable mécène de la communauté LGBT. Sans Pierre Bergé, les choses auraient été plus compliquées.
Générosité
« S’il avait voulu un magazine uniquement militant, cela n’aurait nécessité que peu d’argent, calcule Jean-Jacques Augier. Non, Pierre Bergé voulait aussi un beau magazine, qui donne une image positive des gays, créatifs et heureux. Durant la période faste, les shootings avaient lieu aux quatre coins du globe… » Thomas Doustaly a été le témoin privilégié des débats à la rédaction, Pierre Bergé se limitant à livrer des avis parfois sévères : « Je trouve que tu as tort, mais c’est comme ça, me disait-il. Pierre gardait un oeil attentif sur les résultats. Quand ça marchait, il était content ». Le magazine se vend de mieux en mieux, jusqu’à 55 000 exemplaires par mois comparés aux 9 000 des débuts. Peu de gens savent d’ailleurs que TÊTU était financé moitié par Bergé, moitié par Saint Laurent. Le couple a toujours gardé des comptes en banque séparés mais partageait toutes les dépenses.
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Quelques mois avant la naissance du magazine, Pierre Bergé crée Ensemble contre le sida avec Act Up, Aides et les artistes contre le sida menés par Line Renaud. Le 7 avril 1994, ils organisent le premier Sidaction à la télévision, un coup de maître qui regroupe toutes les chaines et oblige le téléspectateur à regarder l’émission. C’est un immense succès : 300 millions de francs sont récoltés. « Il a porté Sidaction à une époque où un homme d’affaires de ce niveau-là ne parle pas du sida », salue Emmanuelle Cosse, présidente d’Act Up-Paris entre 1999 et 2001 puis journaliste à TÊTU pendant cinq ans. Pour Thomas Doustaly, devenu un ami intime, « le Sidaction était l’engagement dont il était le plus fier. Il a laissé travailler les scientifiques et les associations. Lui jouait le rôle de vitrine et de rouage pour les télés ». Ce statut d’ambassadeur ne l’a pas dispensé d’assurer une présence quotidienne, comme en témoigne Florence Thune, nommée directrice générale de Sidaction par Pierre Bergé en mai lors du dernier conseil d’administration auquel il a assisté : « Il a toujours été très impliqué dans les décisions. Son avis avait un poids important, il pouvait trancher sans appel ». A la mort d’Yves Saint Laurent, en 2008, Pierre Bergé crée un fonds de dotation de 10 millions d’euros qui seront versés à Sidaction à raison de 2 millions par an. « Nous l’avions vu souffrant au conseil, se rappelle Florence Thune. Il nous avait dit un jour qu’il serait président à vie de Sidaction. Il est venu jusqu’au bout, il a respecté sa parole ». L’homme donnait volontiers à ceux qui se battent contre le sida. Act Up-Paris a obtenu près d’un million d’euros entre 2005 et 2012. Ce soutien, précise le rapport financier 2007, est effectué à titre personnel par Pierre Bergé et non par le biais d’une fondation. « Je ne peux pas dire que j’aimais Pierre Bergé. Mais j’aimais encore moins ceux qui le détestaient, nuance Philippe Mangeot, président de l’association entre 1997 et 1999 et coscénariste du film 120 Battements par minute. Il faut reconnaître qu’il est le millionnaire qui a le plus donné aux minorités ». « C’est Pierre qui a financé notre première photocopieuse après le décès de Cleews Vellay en 1994, se souvient Emmanuelle Cosse. A l’époque, c’était énorme pour nous, ça valait très cher ! Nos principaux dons venaient de lui, d’agnès b. et de Barbara ».
En 2013, il cesse de donner à l’association et revend TÊTU. Pour autant, Pierre Bergé aura soutenu des initiatives LGBT jusqu’à la fin de sa vie. Il avait accepté d’être le président d’honneur des Gay Games alors que le sport était loin d’être sa tasse de thé. « Pierre Bergé a financé le film de candidature que l’on a présenté à la fédération et qui a été déterminant pour obtenir le droit d’organiser ces jeux », se félicite Manuel Picaud, président de Paris 2018. Le jour de la victoire, Bergé écrit : « Paris a gagné les Gay Games. Je suis fou de joie. Ils étaient si sûrs d’eux ceux qui m’ont demandé d’être président ! Bravo ». Exemple parmi tant d’autres de sa fougue et de sa bienveillance.
Chaussures cirées
Quand on cherche à comprendre le caractère de Pierre Bergé, ceux qui l’ont connu évoquent pourtant en souriant un « persiflage un peu méchant ». Gilles Wullus a été nommé rédacteur en chef après Thomas Doustaly, en 2008 : « Bergé était cash, il ne s’embarrassait pas de précautions, mais c’est quelqu’un avec qui on pouvait discuter même quand il était en colère. Au début, il tenait à valider tout le magazine. Mais il ne m’a refusé qu’une couverture. Pour montrer que c’est lui qui avait le pouvoir ». Cette stature transparaît dans plusieurs récits. Pierre Bergé recevait ceux qui venaient lui présenter des projets dans son bureau de la fondation Bergé – Saint Laurent, au 5 avenue Marceau à Paris, qui hébergea la maison de couture Yves Saint Laurent. « On était tous sur notre 31, se souvient Philippe Mangeot. J’affectais une certaine désinvolture mais on pouvait se voir dans mes chaussures. C’est ce qu’il regardait en premier ! » Une fois dans le bureau, on s’assoit sur une banquette face au bureau surmonté d’un imposant portrait d’Yves Saint Laurent par Andy Warhol. « Chacun devait connaître sa marge de manœuvre, glisse le militant. Moi, j’avais trouvé un meuble sur lequel m’adosser, et qui me permettait de rester à sa hauteur. Comme je venais d’Act Up, il m’octroyait certains droits que d’autres n’avaient pas ! Comme dire du mal de Mitterrand, par exemple… » A partir du moment où ils franchissaient la porte du bureau, les requérants ne repartaient pas bredouille. A l’image de l’écrivain Abdellah Taïa, encore surpris de son chèque à l’ordre du Seuil pour l’édition de 50 000 exemplaires de ses Lettres à un jeune Marocain. Parce qu’il avait de l’argent, « les gens étaient souvent obséquieux avec lui, se souvient Gilles Wullus. Il était saoulé des gens qui n’étaient que dans l’apparence ». D’où son amitié pour celles et ceux qui n’essayaient pas de le ménager. « Il ne cherchait pas à être aimé. Il faisait ce qu’il avait à faire », résume Jean-Jacques Augier.
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Photo de couverture : Charles Platiau /Reuters.