Abo

streaming"Blank Narcissus", un hommage au clair de lune à James Bidgood

Par Morgan Crochet le 29/09/2023
"Blank Narcissus", hommage à James Bidgood

[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques ou sur abonnement.] Réalisé en 2022 par le Britannique Peter Strickland, le court-métrage Blank Narcissus est un hommage au film mythique du regretté James Bidgood : Pink Narcissus. À retrouver sur la plateforme de streaming Mubi.

Un soir de pleine lune, un jeune aventurier perdu dans une forêt primaire, s’assied un instant, le temps de retrouver son chemin. Alors qu’il examine sa carte, un sexe masculin surgit de l’arbre contre lequel il est adossé et tente d’attirer son attention. Le jeune homme, tout d’abord, le salue d’un geste. Mais le sexe insiste, jusqu’à ce que l’aventurier l’embrasse, l’avale langoureusement, et que s’échappe de sa bouche, dégoulinant sur la carte, une sève blanchâtre.

À lire aussi : "Je voulais parler d'émotion" : Eddy de Pretto, notre Personnalité de l’année 2023

C’est par cette scène, savamment chorégraphiée sur un air de Léo Delibes écrit pour le ballet Coppélia (l’histoire d’un fabricant d’automates tombé amoureux de sa créature), que commence Blank Narcissus, Passion of the Swamp (2022), du Britannique Peter Strickland. Le court-métrage, homoérotique, se veut un hommage au célèbre Pink Narcissus, monument de la culture gay sorti anonymement en 1971 et précurseur d’un cinéma queer “kitsch” – dont le réalisateur, James Bidgood, mort en 2022, posa les fondements esthétiques dès son travail photographique dans les années 1960.

Dans son film, Strickland multiplie les clins d’œil à son aîné. Comme Bidgood, le personnage de Blank Narcissus, Troy de Ward, installe des vitrines de magasins, dont il se sert ensuite des décors pour créer ceux de ses films, tournés avec des acteurs non professionnels rencontrés par hasard – ici dans les bains de Saint-Mark, dans l’East Village à New York. Tous deux ont également leur acteur fétiche, leur muse : Wade Paradise pour Troy de Ward, Bobby Kendall, un truand à la petite semaine découvert dans la rue, pour le réalisateur de Pink Narcissus.

Pink Narcissus, le chef-d'œuvre de James Bidgood

Lorsqu’il arrive à New York au début des années 1950, à l’âge de 17 ans, James Bidgood travaille comme costumier et décorateur pour des particuliers et des boutiques, ainsi qu’au Club 82, situé dans l’East Side de Manhattan, où il se produit également comme drag queen sous le nom de Terry Howe. De 1957 à 1960, il étudie à la Parsons School of Design, et collabore dans la foulée comme photographe pour des magazines de musculation passablement homoérotiques, parmi lesquels Muscleboy, Adonis et The Young Physique. Mais c’est véritablement dans son travail personnel que le jeune artiste s’investit le plus et notamment dans ses photographies, qu’il réalise à domicile en transformant son appartement du quartier de Hell’s Kitchen en décors kitch et oniriques où se côtoient champs de fleurs en tissu et océans en lamé de soie.

En 1964, il commence à réaliser Pink Narcissus, dont le tournage durera sept ans et occupera une bonne partie de la trentaine de l’artiste. La majorité des scènes sont tournées en 8 mm dans son minuscule appartement-studio de cinéma, où les fantasmes d’un Narcisse homosexuel interprété par Bobby Kendall s’enchaînent les uns aux autres, au gré des rêveries du personnage. Comment qualifier cette scène dans laquelle le jeune homme, habillé en torero, effectue quelques mouvements devant un miroir avant qu’un motard blond ne vienne lui foncer dessus à plusieurs reprises, cherchant à entrer à l’intérieur de lui, tandis qu’un montage parallèle montre les deux hommes s’enculer dans une pissotière ? En guise de sperme, pas de crème aigre, comme en utilise le Tom de Ward de Strickland, mais des perles blanches sur du cuir. James Bidgood est un pionnier, qui invente un style au gré des tableaux qui se succèdent dans son film, où son personnage se caresse sur son lit tout en se rêvant nu, à plat ventre, en plein ébat avec mère Nature, quand il n’est pas esclave romain, ou le sexe caressé par un papillon jusqu’à la jouissance – si forte qu’il doit se protéger des jets de liquide avec la main, dont il conduira les doigts jusqu’à ses lèvres.

Blank,narcissus,pink,james,Bidgood,gay,James Bidgood

Un tournage sur fond de Stonewall

Voici à quoi Bidgood occupe ses journées à une époque où la pornographie gay est encore illégale, et où les descentes de police dans les lieux communautaires, qui entraîneront les émeutes de Stonewall en 1969, sont monnaie courante. C’est donc à ce geste artistique précurseur et courageux que rend hommage Peter Strickland avec Blank Narcissus.

Son procédé est simple : Troy de Ward visionne et commente, en voix off, le film qu’il a tourné cinquante ans auparavant, Blank Narcissus, avec son petit ami de l’époque, Wade Paradise, dans le rôle de l’aventurier perdu. Leur histoire est finissante, d’ailleurs le jeune homme ne parvient plus à bander pour lui, et c’est un sexe au repos que l’acteur-amant masturbe après s’être déshabillé, lentement, laissant au spectateur le temps de découvrir son corps imberbe. Mais là où le réalisateur britannique évoque un amour déliquescent, James Bidgood mettait en scène un jeune homme fantasmant sa vie, l’amour qu’on lui porte, le plaisir qu’il se donne, un Narcisse au miroir brisé incapable de s’aimer, parce que le monde, justement, lui enjoignait de se haïr.

À lire aussi : Court-métrage d'Almodóvar : avant "Strange Way of Life", avez-vous vu "La Voix humaine" ?

Crédit photo : Mubi