Marche des fiertésLoïc Prigent écrit la mode, de Twitter au papier Grasset

Par Adrien Naselli le 11/11/2016
J'adore la mode mais c'est tout ce que je déteste,twitter,Loïc Prigent

Rencontre avec le "Mediapart de la mode" (dixit Karl Lagerfeld) pour discuter de son livre "J'adore la mode, mais c'est tout ce que je déteste", pépiements.

Loïc Prigent est peu prolixe sur son travail mais quand il vous donne rendez-vous au café, ce n'est pas pour pépier. Il a passé une heure à partager ses impressions sur la mode et le monde, oscillant entre un flegme à mettre sur le compte d'une légère timidité et des moments d'emballement où transparaît dans ses yeux clairs sa passion pour le métier de journaliste.
Pour la publication de son premier livre, "J'adore la mode, mais c'est tout ce que je déteste", pépiements, il a écrit une courte préface, syntaxiquement ciselée comme un tweet, mais en plus long. On y trouve l'explication de ce titre antithétique sous forme de déclaration fendant l’air d’une nuit ou d’un matin parisien et prononcée "par un individu invraisemblable" dont on ne saura rien :

La mode est bien trop hostile pour être aimée en entier et on a beau éventuellement vouloir faire partie du club, on se doute bien qu'il faudra faire sacrifice de ses préconceptions de bienséance, décence et éventuellement compte en banque.

De fait, sous ses airs de mec normal pas trop looké (jean-tee-shirt blanc – le less is more s’étant imposé dans un comble de snobisme), Loïc Prigent adore la mode. Elle est son champ d'investigation, comme d'autres décryptent les coulisses du foot ou des bars à vin. Nul mépris dans son recueil de phrases glanées ça et là, bien qu'elles ne reflètent pas toujours les lumières de celui ou celle qui les a prononcées. C'est donc la première fois que Loïc Prigent écrit sur sa pratique hybride du journalisme, dispatchée entre le terrain, un réseau social - Twitter - et l'écriture littéraire. Il aurait préféré publier les tweets bruts, comme ça, sans préface. C'est Charles Dantzig, le directeur de la collection "Le Courage" chez Grasset, qui lui a demandé de la rédiger : "J'aime bien être guidé", confesse ce garçon de 43 ans au curriculum vitae long comme un podium de la Paris Fashion Week.

Du smartphone au papier Grasset

Scroller la timeline Twitter de Loïc Prigent est un divertissement jubilatoire qui peut se révéler un peu fatiguant : alors qu'on jongle d’affirmations en réflexions plus ou moins profondes sur l’état du monde et de la mode, notre cerveau doit inventer tous les 140 signes de nouveaux personnages. De surcroît, ses tweets reposent souvent sur des figures de style sophistiquées et des analogies absurdes; il faut alors lire, relire…
Sa pratique de Twitter relève d'un paradoxe fondamental : alors que ce réseau social est devenu le temple de l'actualité - tellement chaude qu'elle naît bien souvent là -, Loïc Prigent a choisi de s'en extraire en prenant de la hauteur à la manière des moralistes du XVIIe siècle. Seuls points de repères : les moments de l'année, puisque ses sentences sont publiées dans l'ordre chronologique. On reconnaît là un parfum d'hiver, ici un goût d'été...

L’actualité, Loïc Prigent la commente discrètement, par allusion :

Ce que j'ai entendu sur l'agression de Kim Kardashian ne m'a pas semblé drôle. Donc je n'ai rien écrit, alors que les gens en parlaient beaucoup à tort et à travers.

En revanche, il n'a pas hésité à faire écho à l’ignorance du candidat à la primaire de la droite, Jean-François Copé, qui a agacé la France avec son pain au chocolat à 0,15 centimes d'euros.

Au risque d’en décevoir certains, toutes les phrases ne sont pas d’authentiques déclarations ; il en écrit une partie et en corrige certaines, qui seraient incomplètes. Quand on lui demande si ces retouches ne trahissent pas le contrat de lecture, il rétorque :

Il n’y a pas de serment d’Hippocrate en haut de mon profil Twitter, aucune promesse. Cela reste un jeu. Quand je les "invente", c’est que je les ai prononcées. Ou alors qu'il est nécessaire d’enlever ou d’ajouter du contexte.

L'envers de la mode et le monde à l'envers

Le compte Twitter de Loïc Prigent serait-il devenu le journal mondain dans lequel on cherche à reconnaître qui a dit quoi derrière tel snobisme ou telle fantaisie ? Pas tellement, selon le principal intéressé :

On n’est plus à la cour de Versailles, il y a trop de monde dans la mode. Les seuls tweets qui peuvent être identifiés ce sont les "L’inspiration, c’est…"

"L’inspiration, c’est…", il faut travailler dans la mode pour comprendre. Il s’agit d’une sorte de moodboard, un carnet de bord qui tente de croquer les sources icono-socio-culturelles d’une collection. Le cocktail est détonant, poétique, souvent ridicule :

En lisant Prigent, on se dit que la bienveillance n'existe pas dans ce milieu, et que tout le monde peut se faire virer à tout moment. "Mais je préfère un milieu qui manipule par la gentillesse que par la méchanceté, ajoute le journaliste. C’est un milieu mielleux. La phrase qui me fait le plus peur incarne tous les caprices d’un monde qui cherche à créer des auras de pouvoir. C’est de la torture créative. Les Droits de l’Homme sont un peu bafoués :

«Il faut que tu rendes les dessins des cinquante foulards pour mardi.
– Ah bon, c'est quoi le brief ?
– J’ai pas le droit de te le dire.»"

Par-delà les défilés et les avis abracadabrantesques des créatures du Milieu, on lit de nombreuses réflexions assez profondes sur l’amour 4G.0 et la solitude contemporaine qu’elle induit :

J'aime le côté assumé, flamboyant et perché de leur solitude. Ils ont un rapport libéral et lycéen attardé à l’amour. Les meilleures phrases, c’est celles qui vous font de la peine, puis vous font rire, puis vous refont de la peine. Ou l’inverse.

« Je ris tout le temps, moi, dans la vie »

Est-ce que les gens de la mode et leurs codes inversés finissent par lasser Loïc Prigent ?

A la fin des périodes de défilés, je suis comme les autres : besoin d’être au calme. Mais je n’ai pas non plus des crises d’urticaire. Je ne m’inflige pas des doses trop importantes. Les gens qui font le marathon New-York/ Milan/ Londres/ Paris… C’est une souffrance. Je pense qu’il y a 90 personnes sur la planète qui se tapent toutes les Fashion Week. J’ai entendu quelqu’un dire à une femme enceinte : "Mais tu vas louper septembre". Ils organisent leur vie autour de ça.

Cette faune fantasque, Loïc Prigent en fait de toute façon intrinsèquement partie; en tant que journaliste mais aussi en tant que figure devenue le miroir indispensable. Ce qui ne l'empêche pas de regarder partout :

Je ris tout le temps, moi, dans la vie. En vous rejoignant, j'ai vu un mec très viril, journaliste à L'Equipe, qui demandait à un serveur : "Bonjour, je voudrais une salade de soleil mais sans melon". Il ne s’est pas rendu compte que c’était drôle.

Dans les coulisses des défilés, en compagnie de sa comparse Mademoiselle Agnès, il doit parfois se retenir de rire :

J'ai déjà eu des petits soucis, quand j'étais en immersion. Un jour, avec Mademoiselle Agnès, on a vu un "défilé chorégraphié". Il faut être bien droit dans ses bottes pour ne pas rigoler... On a pris un fou rire qui nous terrassait, c'était horrible parce qu'on était tout devant, sous l'œil des caméras. J’ai vécu ce moment comme un hoquet qui aurait duré vingt ans.

Il y a vingt ans justement, Loïc Prigent quitte la Bretagne pour Paris. Il créé avec son ami d'enfance Gildas Loaëc un fanzine "qui dure cinq ou six numéros" consacré à la musique électro : Têtu. "Gildas voulait exprimer l’idée que c’était une musique cérébrale. A cette époque, la musique électro était pestiférée." Des journalistes cherchent à créer un magazine gay en 1994 et pensent l’appeler Pride. Mais le nom appartient au comité organisateur de la Gay Pride... Loïc Prigent dit alors à Pierre Bergé : "Tu peux prendre Têtu, si tu veux". Quand on vous dit qu’il ne parle pas pour ne rien dire.
 

  • «J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste», pépiements de Loïc Prigent a paru aux éditions Grasset en septembre dernier
  • Catherine Deneuve a lu une partie de ses tweets pour Arte
  • Il coréalise avec Mademoiselle Agnès des documentaires sur Canal+
  • Loïc Prigent a rejoint l’équipe de Léa Salamé pour sa nouvelle émission, Stupéfiant !, sur France 2

Pour en savoir plus :

[contact-form-7 404 "Non trouvé"]
 
Crédit photo couverture : Twitter/ Facebook Loïc Prigent