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Nos lieuxBars cultes : le Troisième Lieu, portrait d'un souvenir en feu

Par Xavier Héraud le 05/10/2021
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Ses grandes tablées, son ambiance très cantine, sa déco colorée, sa clientèle éclectique : le Troisième Lieu n’aura existé que huit petites années, mais aura marqué son époque. Retour sur l’histoire de ce bar unique en son genre. 

Il est de ces endroits qui provoquent des pensées émues quand on y repense. C'est ce que provoque, souvent, Le Troisième Lieu. Pour tous les bébés queers qui ne l'ont pas connu, Le Troisième Lieu, c’était un peu le Rosa Bonheur avant le Rosa Bonheur. “La guinguette avant la guinguette, dans Paris intra muros et sans terrasse !”, confirme dans un sourire Yauss, son ancienne patronne.  

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Le bar, situé au 62, rue Quincampoix, non loin du Centre Pompidou à Paris, ouvre ses portes en 2004. Il devient rapidement l’un des lieux LGBT les plus intéressants de la capitale.  Ce qui frappe dès qu’on en pousse la porte, c’est tout d’abord la déco. Des couleurs vives, de grandes tablées où tout le monde peut se côtoyer, lesbiennes, gay, hétéros, jeunes et moins jeunes. Au fond, une caravane, où s’installe le DJ. Le sous-sol, dans lequel - selon Yauss - Molière venait jadis répéter, est lui décoré comme un sous-marin.  Mais surtout, il y a du monde. Le bar est souvent bondé, dans une ambiance résolument bon enfant. Car Le Troisième Lieu est avant tout “La cantine des Ginettes armées” —  c’est d’ailleurs son deuxième nom. Dès son ouverture le bar peut en effet compter sur la popularité de ce collectif lesbien spécialisé dans l’événementiel.

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L’histoire des Ginettes –  et donc du Troisième Lieu – commence quelques années plus tôt, en 1996, avec l’ouverture d’un lieu à Malakoff (92), La Galerie Café. “On a commencé à faire des événements à Malakoff. Nova n’arrêtait pas de parler de nous. Du coup ça a pris de l’ampleur”, se souvient Yauss. Les Ginettes lancent alors leur premier tea-dance, Je hais les dimanches (qui aura lieu successivement au Divan du monde, à la Flèche d’or et au Batofar), puis une soirée le samedi, Le bal des Ginettes. Sous le nom de Yoyo de la Tour, Yauss y officie régulièrement derrière les platines.      

Le succès est au rendez-vous. Alors quand Yauss entend dire que les gérants de La Traverse, ce bar tout en longueur de la rue Quincampoix, cherchent un nouveau gérant, elle saute sur l’occasion, afin “de faire tous les jours ce qu’on faisait le samedi et le dimanche”. La Traverse n’est pas un lieu LGBT, mais certaines soirées communautaires y sont parfois organisées. La transition ne sera pas trop rude.

Une extension du Marais

Yauss trouve le nom de l’établissement en regardant une émission sur New York. "Cela disait que de nouveaux lieux s’ouvraient à New York, qui ne seraient ni la maison, ni le bureau, mais the “third place”. Cela m’a plu”, explique-t-elle. Les Ginettes ont une idée très précise de ce qu’elles veulent faire du bar : “Nous voulions un lieu de brassage, de mélange des genres, de mélange des gens, de mélange culturel, musical à tous les niveaux, dit Yauss. Avec les grandes tablées où tout le monde se côtoie, pas de barrière. J’étais pas mal inspirée par la Favela Chic, un côté à la fois pauvre, mais chic.”

Pari réussi : la clientèle des tea-dances suit. Élise, une ancienne cliente, se souvient du moment où elle a découvert le bar : "J’ai découvert le Troisième lieu à 20 ans. Je ne connaissais personne à Paris, et ce bar est devenu ma seconde maison, voire ma première par moments. Cet endroit était magique. La cuisine servait de la nourriture simple et efficace, purée jambon de notre enfance, les salades poulettes, les croques, etc. Je me souviens que pendant le ramadan, la chorba (soupe pour couper le jeûne) était servie gratuitement. On dînait sur des grandes tables qu’on partageait avec d’autres. Quand maintenant on parle d'inclusivité, ce lieu l’était sans qu’on ait encore le mot pour le dire." 

Si les Ginettes est un collectif lesbien, le lieu, comme les tea-dances, est ouvert à tou.te.s, ce qui ne va pas toujours de soi pour certaines clientes. “J’avais des groupes de nanas qui venaient, ou des nanas d’un certain âge, et qui nous demandaient “pourquoi il y a des garçons, se rappelle la patronne du bar. On n’avait pas ouvert un lieu pour les lesbiennes ou pour les gays. Mais un lieu pour tout le monde. Ça a marché, l’alchimie a bien pris.” Élise confirme : “La clientèle était variée, des jeunes lesbiennes qui prenaient le RER pour venir de banlieue se mêlaient aux célébrités de Canal +, aux mannequins de la Fashion week, aux touristes toujours un peu perdus et aux gays qui venaient dîner/danser avant d’aller dans le Marais.”

Avec en face la librairie LGBT Blue Book (qui ferme ses portes en 2008), la boutique de disques My electro kitchen, et le restaurant Ozo à quelques numéros de là, ce petit bout de la rue Quincampoix devient même pendant quelques années une extension du Marais.   Quand on le lui fait remarquer, Yauss nous livre une petite anecdote : “Je me souviens d’une fois où après un vernissage à Blue Book, j’ai vu débarquer, depuis la Caravane où je mixais Roselyne Bachelot, accompagnée de deux collaborateurs, à travers un nuage de fumée —  on avait encore le droit de fumer à l’intérieur à l’époque —, le bar était bondé, personne ne s’est occupé d’elle. Elle a regardé à droite, puis à gauche, et elle est repartie. C’est un peu mon souvenir shame on me.”  

Fin de l’aventure

Alors qu’il fonctionnait toujours bien, le Troisième Lieu ferme ses portes en 2012. Yauss ne préfère pas s’attarder sur la fin de l’aventure. La fermeture d’un établissement est rarement un moment agréable et celle du Troisième Lieu ne fait pas exception. À l’époque, on parle de contrôles fiscaux, contestés, qui auront finalement raison de l’entreprise.  

Le coup est dur pour les Ginettes, mais aussi pour les fidèles comme Elise : “Quand le Troisième Lieu a fermé c’est la première fois que je me suis dit que Paris c’était fini pour moi (j’habite maintenant à San Francisco où j’ai trouvé mon dream bar numéro 2), dit-elle. Ce lieu était tout ce que j’aime, toutes les couleurs, tous les niveaux sociaux, tous les âges. On sort dans les bars pour rencontrer d’autres nous-mêmes, des alter egos, surtout dans la vingtaine, on sculpte notre personnalité en fonction des autres humains avec qui on interagit et le Troisième lieu a forgé ma personnalité. »

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Yauss préfère se rappeler des bons moments comme ces quelques fêtes de la musique d’anthologie, avec les fêtards qui envahissent toute la rue. “Le maire de l’arrondissement disait au commissariat 'vous préviendrez les gens du Troisième Lieu que cette année on n’acceptera que les concerts de chambre'.” Ou ces moments où d’un regard, elle faisait signe à la barmaid qu’elle pouvait mettre le feu au bar —  littéralement. Effet garanti sur les client·es.  

Après la fermeture du Troisième Lieu, Les Ginettes n’ont pas désarmé et ont continué diverses activités, notamment la terrasse éphémère La vie est belle sur les quais de Seine en 2015, jusqu’à ce que le Covid y mette un terme. Si l’épidémie nous a appris une chose, c’est bien justement l’importance d’un lieu qui n’est ni la maison, ni le travail. Le Troisième Lieu n’existe plus, mais son esprit demeure.

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