Abo

Nos vies queersAssociations LGBTQI+ : entre générations, la fracture militante

Par Marie-Pierre Bourgeois le 30/08/2022
associations lgbt,gay,queer,militantisme,militants,génération,association lgbt,lgbtqi

Avec l’arrivée d’une jeune génération aux modes de lutte différents, de vieux militants se sentent exclus des combats. Dans les associations LGBTQI+, l’heure est au clash.

[Cet article est à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, actuellement en vente]

“J’en ai marre, marre, marre. Marre des jeunes qui pensent tout nous apprendre, marre qu’ils oublient toutes les luttes qu’on a menées alors qu’ils n’étaient même pas nés. Marre de se faire traiter de vieux réacs parce qu’on ne se passionne pas pour tout ce qu’ils croient inventer.” Cette diatribe au vitriol est signée d’une figure du milieu LGBTQI+ lyonnais ayant récemment pris ses distances avec le militantisme. Dans la deuxième ville de France, les deux dernières Prides (celle de 2020 n’a pas eu lieu pour cause de Covid-19) ont laissé un goût amer, et l’ambiance est depuis quelque temps très tendue entre “les vieux pédés, les vieilles gouines”, dixit notre interlocuteur, et des militants plus jeunes qu’il qualifie de “radicaux”. Toutefois, “ce qui se passe là-bas est à l’image du reste du monde militant LGBTQI+”, diagnostique Christine Le Doaré, présidente de SOS homophobie de 1997 à 2003 et dirigeante du Centre LGBT de Paris de 2005 à 2012.

Premier épisode, en juin 2019 : alors que la Marche organisée par la Lesbian et gay pride de Lyon (LGP) démarre sous une pluie battante, de jeunes militants se définissant comme “antiracistes, antifascistes et anticapitalistes” tentent de se placer en tête du cortège, en lieu et place des organisateurs et de plusieurs élus locaux. “Notre idée, c’était de foutre en l’air toutes les habitudes qui font ressembler les Prides à une soirée mousse ou à un concours de tee-shirts mouillés. Si les vieux s’y retrouvent, désolé pour eux. C’est pas ça la lutte, c’est pas ça le militantisme. Nous, on n’a pas envie de se vendre”, décrypte l’un des participants de cette action discutée. Les organisateurs, quant à eux, ont vu les choses autrement. “Un groupe « queer radical » de 30 à 60 personnes a voulu prendre la tête du cortège en nous traitant de fachos. Ils ne voulaient pas avancer, ralentissaient la marche, donc on a décidé de ne pas continuer à défiler. On peut avoir des désaccords, mais ce genre de choses n’est pas acceptable”, explique alors dans la foulée à têtu· Olivier Borel, l’un des organisateurs.

À lire aussi : Que s'est-il passé à la Marche des Fiertés de Lyon ?

Démissions en série

Quelques semaines plus tard, et pour mettre les choses à plat, le Centre LGBTI+ Lyon organise une rencontre. Ce soir-là, dans la salle, les anathèmes fusent. “J’ai milité beaucoup plus et depuis beaucoup plus longtemps que bien des personnes présentes ici ce soir”, lâche alors Raphaël Comby, ancien élu socialiste et membre de la LGP. Réponse d’un jeune homme dans la salle : “Merci papa pour ta condescendance.” “Quand on a des idées, la meilleure solution, pour les porter, c’est de s’impliquer dans les structures existantes. Ça me semble trop facile de ne pas y participer et, le jour de la Marche, de débarquer et de dire : « Voilà ce qu’on réclame, voilà ce qu’il faut faire », déplore Claire Lamberti, présidente de l’association Le jardin des T et du Centre LGBTI+ Lyon, et qui affiche plusieurs décennies de militantisme au compteur.

“Dans les associations, beaucoup de gens se croient irremplaçables et pensent que seule leur façon de faire a toujours permis aux causes d’avancer. Ces personnes essaient de décourager toutes celles et ceux ayant d’autres approches, en particulier les jeunes, qui arrivent avec de l’énergie et beaucoup d’envie”, rétorque Jena Pham-Selle, activiste et créatrice du podcast Nos voix trans. Parmi ces controverses, la question de la présence d’élus en tête des Prides françaises est régulièrement pointée du doigt. “On a des associations qui se sont créées en se disant que, si tout n’était pas parfait dans le monde politique, c’était malgré tout en s’appuyant sur ces réseaux qu’on pouvait faire avancer la question de l’égalité des droits, décrypte Flora Bolter, codirectrice de l’Observatoire LGBT+ de la Fondation Jean-Jaurès et ancienne dirigeante du Centre LGBT de Paris de 2015 à 2018. Et puis il y a toute une frange plus radicale, souvent plus jeune, même si le phénomène n’est pas nouveau, qui juge qu’au nom d’une certaine pureté on ne doit pas faire de compromission avec les élus.”

"On a eu un gros sentiment d’ingratitude."

Autre pierre d’achoppement : les modalités d’organisation des Marches. “C’est sûr que, quand on doit envoyer un ordre du jour une semaine avant une assemblée générale, avec des attributions très précises pour chacun des bénévoles, ça peut sembler un peu daté, reconnaît Flora Bolter. Les jeunes n’ont plus envie de faire dix ans de bénévolat pour pouvoir espérer un jour grimper dans la hiérarchie d’une association. Quand on monte une manif sur Discord en quelques jours, c’est tout de même un autre monde.”

À Lyon, ces tensions ont laissé des traces. Quelques mois après la réunion au Centre LGBTI+ Lyon, le bureau de la LGP a démissionné, et des militants “nouvelle génération” ont pris la relève. “Lors de ces discussions, on a eu un gros sentiment d’ingratitude, soupire, ému, l’un des anciens membres. On n’a pas tout fait bien, c’est vrai. Mais le Centre LGBTI+ n’a que quelques années d’existence. On apprend sur le tas, en faisant. C’est dur de voir aussi peu de bienveillance. On a l’impression qu’on n’est pas dans le même camp que les plus jeunes, alors qu’on lutte tous pour l’égalité des droits.” Elena (le prénom a été modifié), qui a participé au cortège de tête radical, assume pleinement ces critiques : “On a l’impression, en les écoutant, qu’on voulait faire de la peine aux vieux. Ce n’est vraiment pas le sujet. L’idée, c’est de repartir sur tout à fait autre chose, de déconstruire la façon dont on milite en faisant table rase, revendique la jeune femme. Vous connaissez la phrase de la poétesse et militante Audre Lorde : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître. » Donc, à un moment, on assume de mettre un peu les gens à la porte.” 

Second épisode du bras de fer lyonnais, juin 2021. Sous l’impulsion du tout nouveau Collectif des fiertés en lutte, qui remplace désormais la LGP, la Marche se scinde en différents cortèges “non mixtes” : les queers racisés, les “handis” (personnes en situation de handicap), les lesbiennes, les “trans NB inter” (personnes transgenres, non-binaires et intersexuées), etc. Si cette configuration est en usage dans d’autres manifestations LGBTQI+, comme lors des deux dernières Marches lesbiennes à Paris, elle n’est pas évidente pour tout le monde. “Je ne me reconnais plus dans les nouveaux combats que sont l’intersectionnalité, la convergence des luttes des minorités contre la société, (…), la non-mixité choisie, (…) la suppression du genre”, écrit Philippe Dubreuil, le directeur du Forum gay et lesbien de Lyon, dans un long post Facebook pour annoncer sa démission, en février, après des années d’engagement.

À lire aussi : Les associations LGBTQI+ dans la tourmente

Radicalité et rigidité

Se dessinerait alors une fracture tant philosophique que générationnelle. “Il y a des sujets idéologiques qui divisent à l’intérieur de notre mouvement, y compris parmi les plus jeunes, pense Christine Le Doaré. Même si c’est vrai qu’au sein de chaque génération il y a des revendications particulières, selon moi on insiste trop sur ce clivage.” Mais les militants plus âgés peinent parfois à appréhender ces questions nouvelles. “Ils n’ont pas forcément été au contact des idées apparues récemment dans le débat public, analyse Christine Lemoine, 67 ans, fondatrice de la librairie Violette and Co, à Paris. Par exemple, Trouble dans le genre de Judith Butler n’a été traduit en français qu’en 2005. Pour des gens de mon âge, ça reste relativement éloigné du moment de leur construction intellectuelle. Mais on ne peut pas rester figé·es dans notre jeunesse.”

Mis à part les oppositions sur la façon de militer, la montée en puissance de nouvelles problématiques au sein des questions LGBTQI+, avec leurs codes spécifiques, produit aussi des incompréhensions, voire des malentendus. Anne (prénom modifié), militante lilloise d’une cinquantaine d’années, se souvient : “Un soir, je me retrouve dans un bar à discuter de la PMA avec tout un groupe. Et là j’entame la conversation avec quelqu’un que j’avais croisé quelques années plus tôt. Elle avait transitionné entre-temps, et je ne le savais pas. Je l’ai appelée par le prénom qu’elle n’utilise plus, elle en a été assez choquée et était à deux doigts de me dire que j’étais transphobe ! Je n’ai pas vraiment compris. Je l’avais blessée, et j’en étais sincèrement désolée, mais on ne peut pas reprocher aux gens de ne pas deviner ce qu’on ne leur dit pas, ni porter si facilement des accusations aussi graves”, explique la quinquagénaire. “J’entends de temps en temps ce genre d’histoires. S’ils veulent qu’on les genre autrement, les gens doivent le dire, reconnaît la militante Jena Pham-Selle. Mais il ne faut pas en faire tout un plat non plus quand on vous reprend. Se sentir blessées dès qu’on les remet en cause, c’est la fragilité des personnes dominantes. Mais il ne faut pas non plus qu’elles se posent en victimes, d’autant qu’elles ont souvent, par l’ancienneté, une place acquise dans le monde LGBTQI+.”

Pour comprendre le fossé qui semble se creuser entre ces différentes générations de militants, l’experte en politiques publiques Flora Bolter insiste sur la construction sociale des personnes LGBTQI+ plus âgées. “À une époque, on accusait les lesbiennes d’être des garçons manqués, et les gays d’être des femmes. Tout un mouvement s’est construit là-dessus, qui disait « non, je suis une femme », « non, je suis un homme ». C’est super qu’on ait aujourd’hui dépassé ces injonctions à la masculinité et à la féminité, mais il reste des gens qui voient la question des nouveaux pronoms, ou celle de la non-binarité, comme une remise en cause de leur vécu, et ce pour des raisons parfois traumatiques”, retrace la militante quadragénaire qui a participé à sa première Marche à Bordeaux en 1996. Et d’appeler à plus de bienveillance : “On oublie parfois que des évolutions très rapides ont eu lieu dans le monde LGBTQI+, ce qui peut provoquer une grande rigidité.”

Réinventer le monde

Parmi ces évolutions, on observe la volonté de revenir à des Marches plus politiques, à l’instar des Prides dites “radicales”, souvent portées par des militants relativement jeunes. Pensée pour “repolitiser les luttes”, la première Pride de nuit est lancée en 2015, à Paris. Les associations organisatrices, parmi lesquelles Act Up-Paris et OUTrans, dénoncent à l’époque la Marche organisée par ­l’Inter-LGBT, décrite comme un défilé “aux couleurs du pinkwashing grignoté par le capitalisme”. Lors des éditions précédentes, des chars d’entreprises avaient déjà fait l’objet de critiques, comme celui d’Air France – dont le personnel est régulièrement accusé de ne pas s’opposer aux évacuations aériennes de personnes sans papiers – ou celui de Mastercard, cible capitaliste par excellence. Toutefois, leur présence permet aussi de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’association organisatrice tout en assurant, par exemple, une bonne sono, des chars de grande taille et des dispositifs parfois coûteux comme la traduction en langue des signes des discours prononcés à la fin de la Marche. “Les leçons de morale des gamins de 20 ans, ça va deux minutes… souffle, amer, un ancien membre du service d’ordre de l’Inter-LGBT. Franchement, on a survécu au sida, aux manifs contre le pacs qui voulaient nous envoyer au bûcher, alors nous dire qu’on n’est pas politiques parce qu’on a envie de faire la fête une journée dans l’année avec un peu d’argent, franchement, c’est pitoyable. Même avec une ambiance festive, on peut faire avancer des choses !”

À lire aussi : Pride radicale et liberté de la presse : des explications s'imposent

“C’est vrai que certaines militantes plus âgées se disent parfois que « la jeune génération veut réinventer le monde, alors qu’on l’a fait bien avant elle », décrypte Christine Lemoine. “On peut aussi reconnaître que les générations précédentes n’ont pas toujours été parfaites. Par exemple, le pacs a été très utile à un moment donné, mais c’est à cause de lui qu’on a été l’un des derniers pays d’Europe à accorder le mariage pour tous”, assure Jena Pham-Selle. En réalité, la France a été le 7e pays de l’Union européenne à l’adopter, dix ans après la Belgique ; aujourd’hui, il n’est permis que dans 13 États sur 27.

"Faire un pont entre les générations et éviter ce sentiment d’effacement."

Derrière la déprime des ancien·nes, d’aucuns lisent aussi une aigreur liée à la condition militante, dont les nombreuses heures de travail ne seront jamais rémunérées, et ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur. “Ce qui donne de l’amertume aux militants les plus anciens, c’est aussi le sentiment d’avoir beaucoup lutté sans que personne ne le sache vraiment, comme si tout avait été oublié, abonde la militante et autrice Alice Coffin, aujourd’hui élue à la mairie de Paris. Et c’est pour ça que la question de la transmission, et donc d’un centre des archives LGBTQI+, est aussi importante. Cela permettrait de faire un pont entre les générations et d’éviter ce sentiment d’effacement, qui nourrit beaucoup de rancœur.” Ces derniers mois, les initiatives en ce sens se sont multipliées. Les rangs des Archives recherches et cultures lesbiennes, lancées en 1983, comptent désormais de nouveaux visages, plus jeunes. Violette and Co, dont les gérantes ont pris leur retraite au début de l’année, est en cours de reprise sous forme de coopérative. De quoi faire dire à Suzette Robichon, l’une des figures du militantisme lesbien, qu’à 74 ans elle a “tout sauf le blues”.

À lire aussi : De Lyon à la Vendée, dur pour les LGBTQI+ de militer dans des bastions de la Manif pour tous