Quand une troupe brésilienne s’empare de la fameuse pièce Tom à la ferme de l’auteur québécois Michel Marc Bouchard, cela donne Tom na fazenda, un uppercut théâtral intense qui résonne avec la situation actuelle au Brésil. Une immense réussite à voir en mars à Paris, avant une grande tournée en France la saison prochaine.
Écrite en 2009 par l'auteur québécois Michel Marc Bouchard, la pièce Tom à la ferme a déjà tout du classique du théâtre LGBTQI+. Popularisée par le réalisateur Xavier Dolan, qui l'a adaptée au cinéma en 2013, cette histoire d’un jeune homme rendant visite à la famille de son compagnon décédé est souvent mise en scène (notamment par de jeunes troupes), tant ce qu’elle charrie – le deuil, le mensonge, l’homophobie – raconte un bout de notre (in)humanité contemporaine. Qui, si l’on en croit les retours parvenus de l’autre côté de l’Atlantique, a explosé au visage du public brésilien dans la version créée en 2017 à Rio de Janeiro.
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"Le plus beau cadeau qu’on peut faire à un auteur, c’est de lui faire oublier qu’il a écrit la pièce qu’on lui présente. L’adaptation brésilienne de Tom à la ferme est la meilleure production de cette pièce" assure Michel Marc Bouchard, cité par l’équipe artistique. Et c’est exactement ça, le metteur en scène Rodrigo Portella et le comédien et traducteur Armando Babaioff (Tom au plateau) ayant conçu un de ces spectacles qui fera date – salué au Brésil et au Québec, où il a gagné de nombreux prix, ce fut également l'un des succès du off du Festival d’Avignon l'été dernier.
De la campagne québécoise à l'universalité
Si Tom à la ferme est initialement un drame familial installé dans la campagne québécoise, les deux artistes à l’origine de l’adaptation en ont fait un brûlot contre une "société brésilienne patriarcale et violemment homophobe". Avec intelligence, ils se sont emparés de cette tragédie de poche pour la confronter à leur monde, musiques brésiliennes comprises. "Tom na fazenda va au-delà d’une simple performance artistique, c’est un geste politique dans le contexte brésilien actuel, dans le pays qui tue le plus d’homosexuels au monde. Quand un texte écrit à Montréal en 2011 devient un discours universel. Quand la ferme n’est pas qu’une ferme", écrit Armando Babaioff en note d’intention. Après la première parisienne, devant un public debout, il a répété des mots similaires dans un discours empli d’émotion. Ou quand faire du théâtre semble une question de survie.
Un plateau nu, recouvert d’une bâche pleine de poussière. C’est dans cette représentation minimaliste d'une ferme perdue au fin fond de la campagne qu’apparaît Tom. Arrivant tout droit de la ville, il souhaite rencontrer la mère de celui qu’il aimait et qui vient de mourir. Sauf que cette mère inconnue n’est pas au courant de l’homosexualité de son fils, et Francis, le frère bourru du défunt, est bien décidé à ce qu’elle ne l'apprenne jamais et reste persuadée que son cadet était en couple avec la fille qu’il lui a montrée en photo. Commence alors pour Tom une série de mensonges forcés et de sévices homophobes infligés par Francis…
Tom à la ferme de Francis, son bourreau
En deux heures captivantes façon thriller, Tom, caricature de l’urbain courtois ultraconnecté, passe par tous les états mentaux et physiques au contact de Francis. Et devient malgré lui le déclencheur d’une homophobie étouffée, mais bien présente. La mise en scène de Rodrigo Portella se concentre pleinement sur les corps de ses deux interprètes, littéralement englués dans la boue de cette ferme comme ils le sont dans leurs mensonges. En ressortent des images aussi difficiles que magnétiques, telle cette scène glaçante où Tom est plongé par son bourreau (Gustavo Rodrigues, massif, inquiétant et parfois cruellement avenant) dans la fosse aux cadavres des vaches. On est au théâtre, rien n’est réel (jusqu’aux interprètes visibles sur le côté du plateau lorsqu’ils ne jouent pas), et pourtant tout semble l’être…
Aux côtés de ces deux bêtes humaines (le prédateur et la victime sacrificielle réclamant des caresses), il y a la mère du mort qui tente désespérément de savoir qui était son fils, pourquoi il ne n’appelait presque plus depuis son départ à la ville, ce qu’il lui cachait… Un rôle pas simple, plus en retenue, auquel la comédienne Soraya Ravenle confère une ambiguïté remarquable, notamment dans les dernières scènes où la tension est à son comble. Et où un dernier personnage, inattendu, fera voler en éclats ce trio malsain…
Loin du Québec, loin du film de Xavier Dolan, ce Tom na fazenda en portugais brésilien surtitré en français va au bout de son projet, quitte à parfois en faire légèrement trop dans la recherche de l’image parfaite qui fera mouche. Mais qu’importe, la proposition est totale ; il se passe réellement quelque chose sur scène ; ces artistes ont un point de vue ; ils nous livrent frontalement leurs émotions, leur rage, leurs tripes… Ceci est leur corps, et il est toujours en danger en 2023 dans ce monde brutalement homophobe, que ce soit au Brésil ou ailleurs.
>> Tom na fazenda, jusqu’au 1er avril au Théâtre Paris-Villette. En tournée en France (Metz, Annecy, Pau, Toulon, Marseille, Cherbourg, Toulouse, Rennes, Narbonne, Montpellier, banlieue parisienne…) de janvier à mai 2024.
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Crédits photos : Victor Pollak