Abo

spectacleDanse : "Tutu", un bon coup de ballet dans les codes du genre

Par Stéphanie Gatignol le 03/07/2023
"Tutu" est un spectacle de danse de Philippe Lafeuille

En travaillant au corps les a priori sur la danse et les stéréotypes de genre grâce à six garçons vraiment balèzes, le spectacle Tutu a déjà conquis 500.000 spectateurs depuis 2014. Décryptage d’un drôle de phénomène qui plaide, dans la joie et l’humour, pour la liberté.   

D’abord, un soupçon de poésie au son d’une boîte à musique… Sur la scène plongée dans le noir, un tutu blanc virevolte dans les airs et ouvre le bal. L’instant d’après, six garçons torse nu mettent le feu aux planches. Vêtus de pantalons de tulle rose joufflus, qu’ils auraient pu emprunter aux hippopo-dames de Fantasia, les voilà qui sautent, basculent, à la fois délicats et patauds, réconciliant le muscle et la grâce, la pesanteur et légèreté. Par cette première démonstration de leur technique de pointes, les Chicos Mambo annoncent aussi la couleur : avec eux, le rire, c’est du sérieux ! 

À lire aussi : Josépha Madoki : "Le waacking n’est pas la petite sœur du voguing, on était là avant"

En 2014, lorsque Tutu débute sa folle aventure, le chorégraphe Philippe Lafeuille fête les vingt ans de sa compagnie. Pour marquer cet anniversaire d’une pierre blanche, il a l’idée d’imaginer un spectacle évoquant le chemin parcouru. Son principe : taquiner gentiment la danse et les a priori qu’elle suscite. Certains, il le sait, trouvent Tchaïkovski un peu casse-noisettes ; le classique leur semble un brin guindé, désuet, et le contemporain un peu perché… Et s’il y a là-dedans une petite part de vrai comme dans toutes les caricatures, il y a aussi pas mal de préjugés à déconstruire. Lui qui défend la danse "dans toutes ses couleurs" va la bousculer avec des parodies bienveillantes. Et qu’elle soit moderne, rythmique, de salon ou latino, pas de jaloux ni d’intouchable, pas même la grande Pina Bausch. "Tout le monde en prend pour son grade, je suis généreux là-dessus, s’amuse celui dont la démarche artistique ne se laisse enfermer dans aucun registre. Je propose de la danse qui fait rire et je veux inviter les gens au mouvement." Y compris dans leur tête.    

Rugbyman en tutu

Car Tutu s’illustre aussi par son habilité à faire valser les codes de genres. La danse, une affaire des filles ? L’ovalie, un pré carré de mecs ? Voire… Après une prestation aérienne, un danseur repart en coulisses en roulant des mécaniques. Un rugbyman-ballerine enchaîne sans transition entrechats et démonstration de haka, le rituel tout en intimidations des All Blacks, le Quinze néo-zélandais. Durant une heure et quart, les six interprètes démontrent que sensibilité et virilité peuvent cohabiter en parfaite harmonie dans un même corps, qu’il n’est pas, entre ces deux notions, de si grand écart, et que la frontière du masculin et du féminin est décidément bien poreuse… Un tableau finit de (con)vaincre par KO ceux qui en douteraient encore. Perchés sur des talons hauts, leurs seules jambes éclairées, les garçons exécutent une marche-tango d’une confondante sensualité… Pour un résultat totalement bluffant ! 

spectacle, ballet, tutu
Crédit photo : Michel Cavalca

Philippe Lafeuille tient à le souligner : "Tutu n’est pas un spectacle sur l’identité et sa recherche". De Méli-Mélo à Car/MEN, sa dernière création en date, ses productions ont toutes en commun de vouloir décoller les étiquettes… dont la multiplication, ces dernières années, le laisse un peu dubitatif. "Elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir préciser si telle personne est cis, trans, pan etc., et je dois avouer que je suis un peu perdu avec ça. Je ne sais pas si elles sont compatibles avec la liberté… Mon travail, lui, véhicule toujours l’idée que nous sommes multiples." Ici, même le tutu, icône du ballet, échappe au carcan auquel il est assigné. Court, long, minimaliste ou exubérant, il se fait tour à tour corolle, collerette, couche-culotte de bébé et même coiffe pour pomponner des hommes à têtes de chou, navet ou potiron dans un numéro très archimboldesque. 

"T’es comme le mec dans Billy la Fiotte ?"

Lancé à Bobino, à Paris, Tutu a rapidement bénéficié d’un bouche-à-oreille très favorable, avant de recevoir le prix du public au Off d’Avignon en 2015. "L’accueil a été très fort et continue à l’être. Avec une pérennité dont je suis le premier surpris, confie le chorégraphe. C’est le spectacle d’une vie. Dont je me demande chaque jour ce que j’y ai mis pour qu’il rencontre un tel succès !" Parmi les pistes qu’il avance, un effet d’aubaine : "Peut-être est-il arrivé à un moment où l’on avait besoin de réjouissances." Ou encore : "Comme il ne requiert pas beaucoup de références, des connaisseurs et des gens qui n’ont rien à voir avec la danse peuvent s’y retrouver." Ajoutons à cela une démarche patte de velours, sans vulgarité ni provocation, qui lui a permis de fédérer le plus grand nombre, sans pour autant se priver de distribuer quelques coups de patte. Après son solo, notre rugbyman-ballerine est pris à parti par un groupe inquisiteur. "Alors, comme ça, t’es danseur ?", "T’es comme le mec dans Billy la Fiotte ?", "Tes parents le savent ?" Mais s’il appelle un chat un chat, le chorégraphe choisit de clore sur une pirouette optimiste. "On peut avoir des invitations ?", "T’es prof de Zumba ?". 

Une danse des canards sur Le Lac des cygnes

Tout l’esprit de Tutu est ici résumé. Il s’agit de faire bouger les lignes par le beau, la joie, l’humour, et la méthode positive a permis quelques victoires. "La maman d’un petit garçon harcelé à l’école parce qu’il faisait de la danse m’a envoyé un message en m’expliquant qu’il avait vu le spectacle et qu’il en était ressorti gonflé à bloc. Elle m’a dit : 'vous l’avez transformé ; maintenant il n’a plus peur de rien'", se félicite Philippe Lafeuille, qui se réjouit d’avoir initié de nouveaux publics. "Des gens qui ont découvert la danse classique avec nous iront peut-être ensuite voir un 'vrai' ballet, se figure-t-il. Et ils riront sans doute en pensant à Tutu." Des accros reviennent, d’ailleurs, plusieurs fois, guettant certains tableaux comme on attend les tubes d’un concert. Parmi les incontournables, cette drôle de danse des canards où des volatiles chamailleurs remuent leur popotin sur la musique du Lac des Cygnes. Sur la cuisse tatouée de l’un d’eux, les plus observateurs apercevront l’image fugace d’un couple d’hommes qui s’embrassent. Tutu, ou l’art de devenir un classique tout en conservant sa liberté de ton. 

Tutu. Jusqu’au 9 juillet au Théâtre Libre à Paris et toujours en tournée.

Crédit photo : Michel Cavalca