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cultureBoy's Love : les séries gays made in Thaïlande à la conquête du monde

Par Léa Baron le 17/11/2023
Les Boy's Love, le nouveau hit en matière de série gay

Les séries Boy's Love (BL) cumulent des millions de vues sur internet. Ces fictions qui véhiculent une image idéale de la communauté gay pourraient bien aussi servir le soft power thaïlandais : leurs acteurs sont adulés par des fans du monde entier, majoritairement… des femmes hétéros.

Mile et Apo ont fait sensation à Paris lors de la dernière Fashion Week. À la sortie du défilé Dior, ces deux acteurs thaïlandais – Phakphum Romsaithong et Nattawin Wattanagitiphat, de leurs vrais noms – étaient attendus par une horde de fans. Leurs surnoms ne vous disent peut-être rien, mais la marque de luxe ne s’y est pas trompée en les choisissant comme nouveaux ambassadeurs : tous deux ont joué les rôles principaux de la série gay thaïlandaise événement de 2022, KinnPorsche. Une histoire d’amour entre un héritier de la mafia thaï et son garde du corps, mélange de romance, thriller, film d’action, ainsi qu'un peu de BDSM qui sort du cadre habituel des histoires de Boy's Love. Les intrigues du genre se déroulent le plus souvent dans le cadre du lycée, de l’université, du sport ou du travail. 

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KinnPorsche devient rapidement un phénomène sur Internet, et ses acteurs des stars, aujourd’hui à l’affiche d’un film historique intitulé Man Suang, sorti fin août en Thaïlande. Ils ont séduit un large public en Asie du Sud-Est, mais pas seulement. Parmi leurs fans, Gabin Fontaine, 28 ans, écrit des critiques de Boy's Love sur le site Cinématraque. Il a découvert le genre il y a un an : "En tant que personne queer, ça fait du bien de voir enfin des séries avec des couples qui vivent simplement leur histoire d’amour, d’avoir une représentation positive." Dans la plupart de ces séries, l’homosexualité n’est en effet pas un sujet, et le coming out souvent vite balayé, voire inexistant. L’intrigue se focalise sur les tumultueuses relations amoureuses des protagonistes, tous gays, jeunes et séduisants, vivant dans un monde idéal. 

Le marché des jeunes femmes

Même si les productions s’améliorent nettement, l'aficionado reconnaît que de nombreux "BL" ressemblent parfois à des "soap", réalisés avec peu de budget, un son inégal et des problèmes de raccord. "Certains sont un peu kitsch mais on continue à les regarder avant tout pour les personnages et leur alchimie." S’il existe des productions taïwanaises, chinoises et coréennes, la Thaïlande s’est clairement imposée en offrant une multitude de séries avec des histoires "plus matures et moins platoniques", salue Sarah, 35 ans. Sur son compte TikTok @Badbarzz et son podcast Dramatology, elle commente avec beaucoup d’humour ces séries "qui lui permettent de mieux comprendre cette communauté"

Sarah est tout à fait représentative du public des Boy's Love. Un genre créé, prisé et diffusé par les femmes depuis ses origines dans le Japon des années 70. Le groupe "Year 24", des autrices de mangas, va profiter de la libéralisation de l’époque pour explorer notamment la politique et la sexualité à travers l’homosexualité dans leurs récits appelés "yaoi". Leur inspiration : le film franco-italien Mort à Venise de Visconti, qui met en scène une histoire d’amour entre deux hommes. Dans les années 90, le genre arrive sous le manteau dans une Thaïlande encore très conservatrice. Dix ans plus tard, cette sous-culture gagne une telle popularité sur internet que des maisons d’édition puis des télévisions s’y intéressent.   

De Love Sick à 2gether

La série Love Sick, adaptée d’un manga comme le sont toujours beaucoup de séries "BL", marque un tournant en 2014. La chaîne thaïlandaise GMMTV, qui la produit à peu de frais, accède ainsi au marché des "jeunes femmes, moteur de l'économie de consommation de la culture populaire dans le pays", explique Thomas Baudinette, maître de conférences en études internationales à l'Université Macquarie en Australie. Il est aussi l’auteur du livre Les médias Boy's Love en Thaïlande (éditions Bloomsbury Publishing), paru en octobre. Aujourd’hui encore, les femmes hétéros comme Sarah représentent, selon l’universitaire, 80% de l’audience pour 20% d’hommes, qui se disent queers pour la plupart.

La chaîne renouvelle l’expérience en 2016 avec SOTUS, une autre histoire d’amour étudiante, signant son premier gros succès. Dès lors, elle devient une "machine à BL", comme l'appelle Thomas Baudinette, avec huit à dix séries produites par an. La diffusion en 2020 de 2gether, portée par un charmant duo, va largement participer à populariser le genre hors de la Thaïlande en période de covid. Selon GMMTV, les fans viennent principalement du Japon, des Philippines, d’Indonésie et d’Amérique latine. Sur le compte YouTube de la chaîne, les séries cumulent des millions de vues. Les fans s’occupent même de les sous-titrer et d'en faire la promo dans le reste du monde, via des extraits postés sur les réseaux sociaux ou les plateformes illégales.

Le cirque du Boy's Love

La popularité des "BL" doit aussi beaucoup à leur système de production basé sur la création de communautés de fans/consommatrices autour des acteurs. Quand les couples formés à l’écran acquièrent une grande notoriété, ils deviennent des produits marketing. Ils font alors de la publicité pour tout, des cosmétiques aux lave-linge. Ils tournent ensemble dans plusieurs séries afin de capitaliser sur leur aura auprès du public. Leur starification est exploitée lors de multiples "fan meeting" où leurs admiratrices payent jusqu’à plusieurs centaines d’euros pour obtenir d’eux des "fan benefits", soit des goodies ou des interactions avec les acteurs comme leur taper dans les mains. 

"C’est tout un show", nous explique Anaïs Cardot, 27 ans, qui a organisé ce type d’événement à Paris en juin dernier avec sa toute nouvelle société, Annasia Studio Events. Elle a fait venir les acteurs vedettes Mos et Bank, de la série Big Dragon. Prix des billets d’entrée : de 55 à 250 euros en fonction des prestations. Un autre duo, Net et James de la série Bed friends, est venu ce 19 novembre. "Ce ne sont pas seulement des séances de photos ou de signatures. Les acteurs proposent souvent un concert, dansent, participent à des jeux…", détaille-t-elle. Hors écran, tout est fait pour jouer sur l’ambiguïté d’une vraie romance entre eux. Le fameux "fan service".

"Ces BL peuvent contribuer à favoriser une meilleure acceptation de la communauté LGBTQI+, et atteindre les générations plus âgées."

Ces séries sont sans conteste des succès commerciaux. Mais leur popularité croissante bénéficie-t-elle à la communauté gay ? Love in the air ou Cutie Pie finissent en plaidoyer pour le mariage, Not me est considérée comme la plus engagée, mais rares sont les propos réellement politiques. "C’est un peu un rêve éveillé où tout le monde est beau, jeune, n’a pas de problème de sida", concède Midnight Poonkasetwattana, directeur exécutif de l’association Apcom qui vise à améliorer la santé et les droits des homosexuels en Thaïlande et dans la région. "Évidemment, cela permet de toucher un plus large public et renforce l’image d’une Thaïlande tolérante. Certes, nous n'avons pas de lois sévères contre les LGBTQI+, mais nous subissons toujours des discriminations. Nous voulons des lois qui nous protègent et les mêmes droits." Apcom soutient notamment l’obtention d'un partenariat civil comme à Taïwan, premier pays d'Asie à l' avoir légalisé, en 2019.

Pour JoJo Tichakorn Phukhaotong, l’un des des réalisateurs de la nouvelle série Only Friends de GMMTV, "ces BL ne changeront pas nécessairement la donne mais elles peuvent contribuer à favoriser une meilleure acceptation de la communauté LGBTQI+, et atteindre les générations plus âgées qui ne sont peut-être pas aussi ouvertes ou informées sur ces questions". Et puis, signale-t-il, "il y a des gens qui vivent des romances comparables à celles que nous relatons ou s'identifient." First Kanaphan Puitrakul, acteur d’Only Friends, a l’espoir que "le soft power des BL puisse contribuer à sensibiliser les gens pour qu'ils perçoivent l’homosexualité comme 'normale'." 

À l’avenir, les séries Girl's Love, qui existent déjà, devraient aussi se développer. Pour asseoir une popularité mondiale, Thomas Baudinette pense que les récits devront aborder les questions sociétales. À l’image des "Kdrama" comme Squid Game qui ont permis à la Corée d’exporter ses rom-coms traditionnelles. Le gouvernement thaïlandais y voit un outil de soft power intéressant, et a déjà consulté l’universitaire australien à plusieurs reprises. Le "vent thaïlandais" l’emportera-t-il sur "l'hallyu", la vague coréenne  ? Thomas Baudinette en est certain : "La Thaïlande sera la prochaine Corée du Sud".

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Crédit photo : Only Friends