Avant de fasciner le monde avec son rôle d'avocat dans le film événement Anatomie d'une chute, de Justine Triet, l'acteur Swann Arlaud a interprété le dernier compagnon de Marguerite Duras, un garçon homosexuel, dans Vous ne désirez que moi, de Claire Simon.
"L'amour ne peut exister sans la destruction de quelqu'un." Le dernier film de fiction de Claire Simon, Vous ne désirez que moi (2021), met en scène dans le texte l'entretien que Yann Lemée, dit Yann Andréa, accorda à la journaliste Michèle Manceaux. Il est alors depuis deux ans le compagnon de Marguerite Duras, papesse du nouveau roman qu'il a rencontrée à Trouville en 1980, après des années de correspondance épistolaire. Pour incarner le trentenaire, la réalisatrice a choisi Swann Arlaud – César 2024 du meilleur acteur dans un second rôle pour Anatomie d'une chute, de Justine Triet –, qu'elle met face à Emmanuelle Devos, actuellement à l'affiche de Boléro, d'Anne Fontaine.
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Swann Arlaud excelle dans l'incarnation de cet "homme enclin à l'errance moderne", pour reprendre les mots de Duras, autour duquel se construit un film aux mouvements de caméra discrets, suspendu au témoignage du personnage. Son calme apparent tranche avec la violence des propos tenus, tandis qu'il s'applique à répondre aux questions de la journaliste dans le salon de la maison de Neauphle-le-Château, dans les Yvelines, où il vit avec la romancière. Le regard fuyant, le corps recroquevillé, il livre un témoignage monocorde à la fois littéraire et brutal.
"C'est elle qui m'a abordé. Elle a été amoureuse de moi presqu'immédiatement", relate le personnage de Yann Andréa dans le film. Le jeune homme est fasciné par l'autrice depuis une dizaine d'années. Étudiant à Caen, il abandonne ses études de philosophie pour ne lire qu'elle, qu'il rencontre pour la première fois lors d'une projection de son film India Song. Ce jour-là, il se fait dédicacer son roman Détruire, dit-elle. Et c'est bel et bien de destruction qu'il s'agit lors de cet été 1980 où le jeune homme, homosexuel, débarque chez elle, à Trouville, en Normandie, dans l'ancien hôtel des Roches noires où elle lui propose d'occuper la chambre de son fils. "Je suis arrivé innocemment et vierge", dit-il. Et d'ajouter : "J'ai eu peur, (…) j'allais être emporté par elle complètement (…), je ne voulais pas rentrer dans le réel qu'elle me proposait de la passion."
L'empire de Marguerite
Quarante ans avant le mouvement #MeTooGarçon, le personnage décrit une relation d'emprise. Avec lui, l'écrivaine joue "un rôle d'homme". Elle domine, ordonne, ne supporte pas qu'il voie d'autres personnes, choisit ses vêtements, son parfum, ce qu'il doit manger. "Elle aurait pu me demander n'importe quoi", confie-t-il au personnage interprété par Emmanuelle Devos, qui le pousse à tout dire, à entrer dans les détails. Mais s'il considère ce premier mois aux côtés de l'autrice comme merveilleux, c'est que sa servitude, volontaire – il dit résister quotidiennement, mais sans succès –, donne un sens à sa vie. Duras partage avec lui sa vision du monde, des gens, lui fait taper ses textes et l'intègre à son œuvre. Elle lui dédie son roman L'Été 80 publié l'année suivante, et reprend dans son roman Yann Andréa Steiner, publié en 1992, quelques-unes des lettres qu'il lui a écrites avant de la rencontrer.
"Vous n'êtes pas pédé, vous êtes un mec."
"Je veux vous décréer pour vous recréer", lui aurait asséné Duras, et le jeune homme accepte. Parce qu'il est un errant, comme le dit l'autrice dans une interview vidéo, un jeune homo qui n'a aucune confiance en lui, pétri de haine de soi et qui considère, comme elle, l'homosexualité comme la mort absolue, du moins pour lui-même. "Le vrai désir, c'est le sien", dit-il, abandonnant toute velléité sur lui-même. D'ailleurs, elle ne cesse de lui répéter "vous n'êtes pas pédé, vous êtes un mec"."Elle n'a immédiatement pas supporté que j'aie un désir homosexuel, confie le personnage, qui fume cigarette sur cigarette, avec concentration. Elle n'avait aucune prise dessus, elle ne pouvait pas le supporter (...) ce qu'elle me demande, c'est de céder sur tous mes désirs."
Au moment de l'entretien, Marguerite Duras vient de publier La Maladie de la mort, qui évoque l'homosexualité. En mars 1981, dans Le Livre dit, elle décrit l'homosexualité comme une façon de "non-vivre, une façon d'appauvrissement", une "relation masturbatoire", "réduite", "misérable". Yann est présent lors de ces entretiens. Et ces mots lui sont adressés.
Duras, ogresse amoureuse
Alors que le film avance, on assiste au récit d'une annihilation. Yann Andréa évoque sa tentative de suicide, alors qu'il tente de quitter l'écrivaine, ne parvenant pas à devenir ce qu'elle lui demande d'être. Mais la vie sans elle est plus difficile que son quotidien à ses côtés. Il dit se sentir comme un vieil homme, tandis que Duras paraît jeune, elle qu'il compare à une fille de 15 ans. "Ce n'est jamais assez. Le mot clé c'est «encore», «encore»", dit-il, avant d'ajouter qu'il se trouve bien, également, dans cette situation. Pour preuve, le film se déroule en 1982, et Yann, qui signe son premier roman, M.D, en 1983, aux Éditions de Minuit, restera son compagnon jusqu'à la mort de l'autrice, en 1996.
Enfermé à Neauphle-le-Château dans la fiction que l'écrivaine fait passer pour du réel, capturé par les bandes de Michèle Manceaux qui n'en fera rien, persuadé de ne pas exister et conforté en ce sens, Yann finira sous la même pierre de granit que l'autrice, au cimetière du Montparnasse à Paris, en 2014. Les entretiens réalisés et enregistrés par la journaliste, qui donnent la matière première du film, ont fait l'objet d'une publication posthume en 2016, Je voudrais parler de Duras, aux éditions Fayard. Ils avaient été retranscrits après la mort de Yann par sa sœur, Pascale Lemée.
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Crédit photo : Dulac Distribution